On commence à parler de crise de la dette à partir du mois d'août 1982, date à laquelle un gros débiteur, en l'occurrence le Mexique, décida d'un moratoire sur les paiements dus au titre de sa dette extérieure. Dès l'année 1983, les pays en voie de développement, pris globalement, deviennent des exportateurs nets de capitaux. La nouvelle situation à laquelle ils doivent faire face est loin de constituer l'aboutissement d'un "cycle normal d'endettement" au terme duquel un débiteur est censé, sans mettre en cause son potentiel de croissance, dégager les excédents nécessaires au transfert. La hausse des taux d'intérêt et des coûts d'intermédiation, la détérioration de leurs termes de l'échange et l'appréciation du dollar américain sont autant d'éléments dont les effets conjugués ont conduit les pays en voie de développement à un renversement brutal du signe des transferts nets.
L'année 1979, date de mise en oeuvre de la nouvelle politique américaine, semble être celle de la rupture dans les grandeurs relatives de la dette. Les trois tableaux ci-après permettent de faire les commentaires suivants :
la masse des intérêts dus au titre de la dette double une première fois entre 1977 et 1979 et une seconde fois entre cette dernière date et 1982. Elle passe au total de 12,7 milliards de dollars à plus de 50,3 milliards, soit à 4 fois plus en l'espace de cinq années seulement. Plus significatif est le rapport des intérêts aux exportations qui, après avoir été remarquablement stable de 1970 à 1977, passe d'un peu plus de 3 % pour la période indiquée à 5 % en 1979 pour terminer à 8 % entre 1982 et 1983. En l'espace de cinq années seulement, les pays en voie de développement doivent réserver une proportion de leurs exportations deux fois plus grande pour régler les seuls intérêts. Ce ratio est particulièrement important puisqu'il traduit le coût réel qu'ils doivent subir sur leur dette. La même tendance est remarquable quand on compare les intérêts au PNB. De 1 % en 1977, ce ratio passe à 1,4 en 1979 et à 1,9 % en 1982, soit à près du double par rapport à son niveau initial ;
1970 1971 |
1973 | 1974 | 1975 | 1977 | 1979 | 1980 | 1981 | 1982 | 1983 | |
Paiements d'intérêts en milliards de dollars |
3,2 | 5 | 6,9 | 8,8 | 12,7 | 25,5 | 35,2 | 43,2 | 50,3 | 48,1 |
Paiements d'intérêts en % des exportations |
4 | 3 | 3 | 3 | 4 | 5 | 5 | 6 | 8 | 8 |
Paiements d'intérêts en % du PNB |
0,7 | 0,8 | 0,8 | 0,9 | 1 | 1,4 | 1,6 | 1,8 | 1,9 | 1,6 |
Source : OCDE, Rapport sur l'endettement des pays en voie de développement |
1972 1973 |
1974 1976 |
1977 1978 |
1979 | 1980 | 1981 | 1982 | 1983 | |
Dette à taux fixe | 4,4 | 4,9 | 5,5 | 5,8 | 6 | 6 | 6,3 | 6,7 |
Dette à taux flottant | 8,3 | 9,9 | 8,4 | 12,3 | 15,5 | 17,4 | 17,1 | 12,7 |
Dette totale | 5 | 6 | 6,3 | 7,7 | 9 | 9,7 | 10 | 8,7 |
Source : OCDE, Rapport sur l'endettement des pays en voie de développement, 1983. |
1978 | 1979 | 1980 | 1981 | 1982 | 1983 | |
Volume des exportations | 7 | 9 | 8 | 9 | 3 | 4 |
Volume des importations | 5 | 10 | 5 | 6 | -5 | -1 |
Valeur des exportations | 8 | 18 | 17 | -4 | -7 | -3 |
Valeur des importations | 14 | 19 | 23 | 0 | -5 | -4 |
Source : OCDE, Rapport sur l'endettement des pays e voie de développement, 1983. |
la charge réelle de la dette est encore plus importante si l'on tient compte des termes de l'échange. La hausse des taux nominaux s'est accompagnée d'une baisse des recettes d'exportation, due elle-même à une dégradation de la valeur unitaire des exportations. Le tableau n° 8 montre que jusqu'à 1980 la variation du volume restait moins importante que celle de la valeur. Au-delà de cette date, les recettes d'exportation baissent et ce, malgré l'effort continu sur les volumes. La réduction des moyens de paiement entraîne celle des importations en volume et en valeur. Il est à remarquer que la différence entre taux de croissance de la valeur et du volume des exportations est plus forte que la même différence concernant les importations. Ce qui indique une nette dégradation des termes de l'échange des pays en voie de développement. A partir de 1983, ces derniers vont subir le fardeau secondaire du transfert. Cette situation paradoxale est le résultat de la concurrence qu'ils se livrent sur l'offre d'exportation, de la montée du protectionnisme et du caractère récessif qui déprime la demande d'importation des pays industriels.
Pour gérer sa dette, afin de la maintenir à un niveau soutenable, un pays débiteur doit anticiper correctement l'évolution des taux d'intérêt nominaux, de ses termes de l'échange, des fluctuations des principales monnaies intervenant dans ses échanges et sa dette et adapter sa structure des paiements à celle de ses recettes. A l'évidence, il s'agit là d'évolutions qui échappent totalement aux pays en voie de développement. Comment assurer la charge de la dette sur la base de variables aléatoires 107.Les équilibres ressources/emplois peuvent se modifier brutalement d'une période à l'autre. La crise de la dette, dont on vient d'énumérer les facteurs exogènes déclenchants, a mis en évidence les limites des possibilités réelles d'ajustement pour les pays en voie de développement sans contraindre leur offre intérieure qui dépend largement de leur capacité d'importation. Les possibilités de substitution aux importations étant faibles à cause des rigidités quasi structurelles de l'offre de substitution, c'est à une véritable désindustrialisation qu'appelle le remboursement de la dette.
Le renversement du signe des transferts nets s'accompagne d'un ajustement récessif à peu près partout dans les pays en voie de développement avec, cependant, une inégale ampleur. Les chocs provoqués par cette nouvelle situation soulignent l'importance du risque souverain et la faillite pouvant en résulter pour les créanciers. D'un autre côté, l'ajustement draconien, opéré sur les importations, met en évidence les effets de "boomerang" sur le commerce extérieur des créanciers qui sont à la recherche d'une reprise. Ces aspects qu'implique l'interdépendance, accrue entre les différentes économies nationales, révèlent les limites de la régulation internationale par l'endettement comme politique alternative à l'ajustement durant toute la décennie soixante-dix.
Durant toute cette décennie, l'endettement international a permis d'entretenir une forte expansion chez les débiteurs et d'éviter un approfondissement de la crise chez les créanciers. L'orthodoxie qui fait son retour aux Etats-Unis dès le début des années quatre-vingts et les années suivantes en Europe opère une rupture dans le processus d'endettement. Malgré l'adoption de politiques restrictives, les pays créanciers veulent éviter les effets de retour qu'imposerait un remboursement de la dette compte tenu de l'interdépendance dont il a été question plus haut.
La cascade de rééchelonnements, souvent à répétition, consentis dès le début de la crise constitue l'essentiel d'une "redomestication" des pays en voie de développement, trop longtemps laissés à l'emprise du nationalisme économique. C'est aussi une stratégie de perpétuation de la dette dont nous préciserons le contenu et les limites dans le prochain paragraphe.
Le coût financier est donné par le rapport de l'ensemble des frais relatifs à la dette (intérêts +
différentes commissions) à l'encours total de la dette. Cf. Etude de l'OCDE : Rapport sur l'endettement des pays en voie de développement, Paris 1983, p. 41 et suivantes.
OCDE : idem, p. 41.
Banque Mondiale : Rapport sur le développement dans le monde, 1985, p. 23.
J. MAZIER, M. BASLE et J.F. VIDAL, op. cité, p. 511.