1.2.3 - La rente absolue.

La seule rente différentielle ne permet pas d'expliquer pourquoi le dernier terrain, qui fixe le prix régulateur, peut être mis en valeur. ‘"Le fait que le fermier, s'il ne paie pas de rente, pourrait tirer de son capital le profit habituel ne suffit absolument pas à déterminer le propriétaire foncier à lui prêter son terrain gratuitement..."’ 204. Dire que le prix régulateur du marché est celui qui se fixerait sur le dernier terrain c'est ‘"abolir la propriété foncière"’ 205. Or, la propriété foncière est bien une barrière devant le capital.

Dans la rente différentielle, la propriété foncière n'intervient pas dans la genèse du surprofit. Elle n'en est que le mécanisme de sa transformation en rente et de son transfert au propriétaire foncier. Dans la rente absolue, la barrière représentée par la propriété foncière est d'un autre genre. Elle impose un prix de marché de telle façon que le dernier terrain rapporte une rente à son propriétaire. ‘"C'est la propriété foncière, elle-même, qui a produit la rente"’ 206. La propriété juridique ne procure pas de rente mais donne le droit à son détenteur de ne céder son terrain pour le fermage que si le prix du marché dépasse le prix de production.

Mais le fait que le prix du marché soit au-dessus du prix de production ne prouve nullement que les produits agricoles sont vendus au-dessus de leur valeur207. L'écart entre valeur et prix de production est déterminé par la composition organique du capital sans que cette différence explique l'existence d'un surprofit. Autrement dit, la faible composition organique du capital dans l'agriculture n'explique pas à elle seule l'écart entre prix de marché et prix de production. Elle ne l'explique que dans l'hypothèse ou ‘"le capital se heurte à une force extérieure, qu'il n'arrive pas à vaincre ou qu'il ne peut vaincre qu'en partie ; si cette force restreint son investissement dans certaines sphères de production, ne l'admettant que dans certaines conditions qui excluent... la péréquation générale de la plus-value pour donner le profit moyen, il y aura évidemment, dans ces sphères là, constitution de surprofit, provenant de l'excédent de la valeur des marchandises sur leur prix de production"’ 208.

La rente absolue, contrairement à celle dite différentielle, est directement liée à la propriété foncière. Elle ne peut exister sans elle. Elle n'est qu'une forme de la plus-value. Son appropriation par les propriétaires fonciers est le résultat de la propriété foncière, expression du monopole qui s'oppose au mouvement de péréquation général et la composition organique du capital plus faible dans l'agriculture. Ajoutons qu'à la différence de la rente différentielle, qui oppose les propriétaires fonciers à l'ensemble des capitalistes, la rente absolue est un enjeu externe à la sphère agricole.

Au total, pour K. MARX, la rente se compose de deux parties, toutes deux formes spécifiques de la plus-value. La première est directement prélevée sur les autres sphères de la production car le prix de production régulateur se fixe au-dessus du prix de production général. La seconde correspond au refus de la propriété foncière, selon l'expression de A. Emmanuel, de mettre l'excès de valeur dans le "pool" général des capitalistes209. La composition organique du capital qui est relativement inférieure dans l'agriculture permet de transformer une partie de la valeur créée en rente absolue210 . On sait combien cette hypothèse, qui certainement se vérifiait à l'époque de K. MARX, devient aujourd'hui gênante devant la supériorité technologique du secteur minier211. Dans cette dernière hypothèse, comme le fait remarquer F. Yachir, ‘"paradoxalement, la propriété privée des gisements résulte en une rente absolue pour le secteur industriel, dont la composition organique relativement moins élevée permet la réalisation de ses marchandises à leur valeur, supérieure à leur prix de production théorique"’ 212.

Cependant, il ne faut pas oublier que l'hypothèse de la rente absolue est d'abord celle d'un monopole qui met les propriétaires fonciers dans une position telle qu'ils peuvent exiger de toute la collectivité un "droit d'entrée" autre que la rente différentielle. A la différence de la rente absolue qu'expliquait K. MARX, ce prélèvement s'effectuera sur le taux général du profit et non plus sur l'excès de valeur dégagée par la seule agriculture213.

Ce bref rappel de la théorie de la rente, chez les deux auteurs qui font autorité en la matière, nous permet de tirer les conclusions suivantes :

Notes
204.

K. MARX : Ouvrage op. cité, p. 684.

205.

K. MARX : Ouvrage op. cité, p. 684.

206.

K. MARX : Ouvrage op. cité, p. 688.

207.

K. MARX : Ouvrage op. cité, p. 689.

208.

K. MARX : Ouvrage op. cité, p. 693.

209.

A. EMMANUEL : L'échange inégal, F. Maspéro, Paris 1978, p. 234.

210.

Dans ses développements sur la rente absolue, K. Marx entrevoit l'hypothèse, somme toute théorique, d'une composition organique du capital dans l'agriculture à la moyenne sociale. Il

conclut que la rente absolue disparaît dans ce cas sans aucune explication. op. cité, p. Par ailleurs, il fait observer que la rente absolue est plus importante dans l'industrie extractive du fait que le capital constant dans les mines, à son époque, est peu important.

211.

M. Blaug fait remarquer que si la composition organique du capital dans l'agriculture était supérieure à la moyenne sociale, la rente absolue deviendrait négative. In la pensée économique, Economica, Paris 1981, p. 335.

212.

F. YACHIR : Enjeux miniers en Afrique. Edition Karthala, Paris 1987, p. 144.

213.

F. YACHIR : ouvrage op. cité, p. 144.