3.2.1 - Les deux fonctions reconnues traditionnellement aux hydrocarbures.

Il n'est nul besoin de rappeler ici que l'objectif d'industrialisation est inscrit dans les documents doctrinaux de l'Algérie avant et après son indépendance. L'industrialisation est entrevue comme l'instrument matériel et objectif de l'indépendance nationale en ce sens qu'elle permet un bouleversement total des structures économiques et sociales. Le schéma des "industries industrialisantes" vient conforter cette vision en lui offrant une "démarche logique" pour transiter de la situation au lendemain de l'indépendance à l'état de société projetée.

Le schéma des "industries industrialisantes", par la masse et la nature de l'investissement qu'il met en oeuvre, paraît inconcevable sans les capacités de financement qui lui sont rattachées. Dans l’esprit de ce schéma, celles-ci pourront être mobilisées sous forme de financement initial grâce à la valorisation externe des hydrocarbures. La maigreur de l'épargne sur le produit hors hydrocarbures est inconciliable, à notre avis, avec l'ambition des programmes qui ont été retenus avant et après le premier boom pétrolier.

La structure des exportations, dont le déséquilibre s'est accentué avec le temps et qui reste dominée jusqu'à nos jours à hauteur de 97 % par les hydrocarbures, révèle le rôle accru de ces derniers dans le financement de l'accumulation. Dans l'esprit du modèle des "industries industrialisantes", le financement sur la rente des hydrocarbures devait s'effacer progressivement avec la montée du surplus dans le reste de l'économie. Ce rôle de financier transitoire du secteur des hydrocarbures peut être mieux appréhendé en le remettant et en l'interprétant dans la logique théorique du modèle. Les "industries industrialisantes" se présentent comme un vecteur de transformation de la rente en système productif capable d’engendrer et de reproduire durablement son propre surplus.

Vues comme cela, les "industries industrialisantes" se présentent comme une double stratégie reposant sur une dialectique d'"externalisation-internalisation". L'investissement dans la sphère "externalisée" est une nécessité pour la stratégie de captation de la rente qui constitue, comme on l'a vu, le moyen financier essentiel. L'investissement dans la sphère "internalisée" est le processus de mise en valeur et de transformation de la rente en système productif252. Toujours dans l'esprit du modèle, le rôle de financier transitoire de la rente s'accompagne d'une dépendance passagère de la sphère "internalisée" de l'économie vis à vis de celle dite "externalisée". La construction du système productif consiste alors dans la rupture progressive de cette dépendance que l'Algérie "doit d'abord subir... pour parvenir à la remettre petit à petit en cause253

La rupture telle qu'elle apparaît dans la reformulation que nous faisons est double, interne et externe. Nous ne pouvons isoler un aspect de l'autre. La rupture externe ne peut être envisagée sans apparition du système productif national, soit la rupture interne, et réciproquement. La seule véritable rupture est celle qui consiste à s'émanciper de la rente sur les plans interne et externe. Là aussi le concept de rente nous permet de mieux saisir la complexité de la dépendance du système. On ne voit pas comment ce dernier pourrait s'autonomiser vis à vis de l'extérieur tant qu'il continuera à recevoir l'essentiel de son financement de l'extérieur254.

Au - delà de son rôle de financier, le secteur des hydrocarbures était supposé participer à la construction du système productif par les effets qu'il exercerait en amont et en aval sur le reste de l'économie. La valorisation des hydrocarbures favorise la mobilisation des économies externes dans les branches utilisatrices d'énergie. C'est le cas en Algérie puisque cette dernière a été commercialisée à son coût de production réel qui est inférieur au coût marginal mondial. Les branches de la chimie, de la sidérurgie et des matériaux de construction qui sont des fortes consommatrices d'énergie ont particulièrement profité de cette discrimination de prix. En retour, le secteur des hydrocarbures devait recevoir du bloc ISMME (Industries sidérurgique, métallurgique, mécanique et électrique) ses biens d'équipement ou du moins une partie.

Plus bas vers l'aval, le secteur des hydrocarbures peut fournir toute une gamme de produits intermédiaires à l'industrie de transformation (plastique, pharmacie, textile, engrais...) et indirectement des produits finis à l'agriculture255.

Notes
252.

Dans un article intitulé "Industrialisation et financement", paru dans la Revue du Tiers Monde n° 83 de juillet/septembre 1980, C. PALLOIX parle de mise en valeur interne et externe des hydrocarbures. Tout en reconnaissant que l'auteur nous a ouvert une porte sur le plan méthodologique, il nous semble cependant que notre formulation, en introduisant clairement le concept de rente, est à même de rendre mieux compte de la réalité.

253.

G. DE BERNIS : Préface de l'ouvrage de H. MAZRI : "Les hydrocarbures dans l'économie

algérienne", SNED Alger 1975, p. 6.

254.

Durant la décennie soixante-dix et le début des années quatre-vingt, nombreux ont été les intellectuels algériens qui ont soutenu des travaux de recherche sur le système productif algérien. La problématique de rupture était alors au coeur de leurs travaux. Citons l'exemple de B. HAMEL qui oppose "rupture interne" à "rupture externe" en concluant que le système productif avait déjà opéré la rupture externe et qu'il restait seulement à réaliser la seconde. L'opposition que fait l'auteur nous semble formelle et ignore par conséquent le lien profond établi par la rente entre le système productif algérien et l'extérieur. Cf. B. HAMEL : "Système productif algérien", OPUAlger 1982, p. 256.

255.

Cf. A. ECREMENT qui fait une présentation complète des produits et dérivés obtenus par la

valorisation des hydrocarbures in "Indépendance politique et libération économique" ENAP OPU, Alger 1986, pp. 89 et suivantes.