1.3.4 - Les formes concrètes de l'ajustement à la contrainte extérieure.

La dépendance commerciale est certainement et paradoxalement le résultat le plus incontestable de l'expérience algérienne de développement. En moins d'une quinzaine d'années, le secteur des hydrocarbures émerge comme source quasi exclusive d'exportations. De source nette de devises, l'agriculture connaît un déficit qui s'alourdit progressivement. Il absorbe 12 et 21 % des recettes d'exportations au titre des marchandises en 1979 et 1985 respectivement314. Cela suffit amplement pour souligner la contrainte que fait peser le retard du secteur agricole sur la poursuite du développement économique de l'Algérie.

Tableau n° 46 : Exportations et importations des produits alimentaires et manufacturés (1970-1985) en millions de DA.
Produits alimentaires Produits manufacturés Solde
Année Exportations Importations Solde
(1)
Exportations Importations Solde
(2)
(1+2)
1970 867 626 +241 NC 5.579 NC NC
1971 412 885 -473 NC 5.193 NC NC
1972 910 1.076 -166 NC 5.618 NC NC
1973 818 1.208 -390 NC 7.652 NC NC
1974 590 2.860 -2.270 NC 13.961 NC NC
1976 519 3.489 -2.970 697 18.633 -17.936 -20.906
1979 386 5.081 -4.695 458 26.354 -25.896 -31.049
1980 403 7.646 -7.243 472 32.798 -32.326 -39.569
1982 319 9.289 -8.970 758 39.753 -38.995 -47.965
1985 231 10.990 -10.759 984 42.314 -41.330 -52.089
Source : Mémorandum Banque Mondiale, op. cité.

Les données du tableau n° 46 permet de prendre la mesure de l'étendue du déficit commercial du secteur des "traded". Ce déficit s'élargit rapidement pour les produits alimentaires et tend à se confondre avec la valeur des importations de ces mêmes biens en fin de période. La rente pétrolière a généré sans conteste une hausse de pouvoir d'achat et par voie de conséquence une augmentation de la demande qui n'a pu être couverte par une offre correspondante. L'effet en a été un détournement de l'offre d'exportations traditionnelles vers le marché local et un déficit commercial par la suite. Remarquons tout de même que le mythe des excédents agricoles de l'Algérie s'est effondré avec la perte du marché français du vin, dès 1971, suite au différend algéro-français sur la question des hydrocarbures.

Le déficit commercial est le fait de l'industrie à hauteur de plus de 75 % à partir de 1976. Le secteur manufacturier, en rapide expansion, importe massivement. Les importations qui lui sont directement liées représentent 64 % vers le milieu des années 70. La seule part des biens d'équipement est passée de 17 % vers la fin des années 60 à plus de 33 % vers le milieu des années 70. Il est évident que l'ampleur du déficit commercial de l'industrie manufacturière ne peut être liée à la baisse des exportations traditionnelles du secteur, négligeables par ailleurs. Il ne s'agit ni des mêmes proportions ni des mêmes produits.

Selon le modèle du "dutch disease", tout changement dans les prix relatifs entraîne un effet de substitution. Ce dernier est négligeable, voire nul, dans les pays en voie de développement. La division entre "traded" et "non traded" occulte l'existence d'une troisième catégorie de biens, qui tout en faisant l'objet d'échange international, ne peut être produite dans le court et moyen termes par les pays en voie de développement. Il s'agit des biens d'équipement et de certains biens alimentaires. L'existence du "dutch disease" est liée à celle de la substituabilité entre production locale et importation. L'élasticité de substitution pour ce genre de biens est faible, voire nulle. Paradoxalement, comme le note J. COUSSY, "la faible diversité des activités, qui est repérable dans les tableaux entrées/sorties, est donc simultanément une cause de forte importation et une cause de faible "dutch disease" 315.

Le rôle des prix relatifs est donc directement lié à la nature du système productif. Dans une économie dépendante, ce rôle est peu important du fait de la faible substituabilité entre la production du secteur importateur et les importations. Le taux de change réel, égal au taux marginal de substitution entre "traded" et "non traded", devient une variable non pertinente pour expliquer la nature des ajustements dans une économie qui n'est qu'aux premiers stades de son industrialisation. La hausse des importations est plutôt le signe d'une "pro - industrialisation" puisque la croissance du secteur manufacturier en dépend fortement.

Corrélativement, le déficit de la balance courante n'est plus le résultat d'une régression des "traded" comme le veut le modèle. Il accompagne le développement du secteur industriel. Dans le cas de l'Algérie, nous ne retrouvons pas la séquence appréciation du taux de change réel - déficit et inversement. C'est plutôt le contraire qui a prévalu. La dégradation des termes de l'échange qui a suivi le premier "choc" pétrolier a été compensée par une forte poussée de l'endettement. Ce dernier a connu une réduction très sensible avec le second "choc" pétrolier alors que le taux de change réel s'est fortement apprécié. L'endettement, lié au volume et au pouvoir d'achat de la rente pétrolière, semble avoir joué le principal rôle d'ajustement de la balance courante.

En privilégiant le court terme comme horizon temporel, le modèle néglige le rôle de l'investissement. Dès lors, les changements intersectoriels, synonyme du "dutch disease", sont liés à la seule répartition du stock de facteurs issue de ce même effet. En envisageant le moyen et le long terme, en relâchant donc les hypothèses de statique comparative, il devient possible d'analyser simultanément les effets de l'augmentation du revenu, via l'investissement, sur la hausse et la répartition intersectorielle de ce stock. Dans cette perspective, les effets de substitution sont contrebalancés par ceux du revenu. Les offres et les demandes augmentent dans tous les secteurs316.

On peut noter, enfin, que le rôle de l'Etat est négligé par le modèle comme dans toutes les constructions néoclassiques. Le rôle de ce denier acquiert une importance toute particulière quand il s'agit de pays exportateurs de pétrole. Durant les périodes de boom, il peut émerger comme premier épargnant. En Algérie, il est aussi le premier entrepreneur. Le monopole sur les instruments de régulation et l'essentiel des ressources disponibles pour le développement fait de lui une entité incontournable pour l'analyse. La rente pétrolière rend plus aisés ses multiples soutiens et interventions. Le coût du "learning by doing" (coût d'apprentissage), résultant de l'action du développement, peut être supporté par la rente pétrolière le temps de faire parvenir le projet arrêté à maturité.

On ne peut éviter, cependant, de noter que le volume et le pouvoir d'achat de la rente sont des variables exogènes. Aussi la prudence, est-elle de mise. L'affectation de la rente pétrolière devient une fonction essentielle de la politique économique. "L'après- pétrole", même si l'expression est relativement nouvelle, est un objectif clairement affiché par la doctrine algérienne de développement. Les deux prochaines sections tenteront de montrer les processus d'affectation et de gestion de la rente ayant conduit à l'échec de cet objectif.

On peut retenir les points suivants au terme de cette section :

Notes
314.

Chiffres calculés sur la base des données de la Banque Mondiale, Mémorandum 1987.

315.

J. COUSSY : Formes spécifiques du dutch disease en Afrique de l'Ouest : Cas du Nigeria et du Cameroun, in Revue du Tiers-monde n°125, janv./mars 1991, p. 84

316.

J. COUSSY, op. cité, p. 82.