2.1 - La structure de l'investissement.

Nul besoin de rappeler encore qu'une structure de l'investissement, orientée de l'amont vers l'aval, constitue, selon le modèle des « industries industrialisantes »317 le vecteur essentiel de construction d'un système productif indépendant. De nombreuses contributions théoriques ont été consacrées à ce sujet. Nous rappellerons pour notre part quelques points qui nous semblent fondamentaux pour notre problématique.

Les expériences révèlent que certains pays, notamment d’Amérique Latine, ont préféré se développer selon le schéma de substitution d'importation, fondé sur les industries légères, alors que d'autres (Inde - Algérie) ont donné la priorité à l'industrie lourde. Il reste que les deux schémas visent, à terme, la cohérence globale. Se pose alors la question des ajustements à opérer successivement pour propager les effets du développement de l'aval vers l'amont dans le premier cas et de l'amont vers l'aval dans le second.

Historiquement, au cours du dix - neuvième siècle, ce sont les industries légères qui ont été développées en premier. Le financement était alors assuré par le surplus agricole, le commerce extérieur et la rente minière dans quelques cas (Australie - Canada - Etats Unis).

De nos jours, dans les pays en voie de développement, le schéma de l'industrialisation par substitution d'importation, lié particulièrement aux pays d'Amérique Latine, s'est donc directement inspiré de l'expérience historique des pays industriels. Le moteur de la croissance est la demande solvable, liée elle-même à une distribution très inégale du revenu. La remontée de l'aval vers l'amont est alors financée sur l'austérité des larges couches défavorisées et l'endettement extérieur.

Ce schéma a été sévèrement critiqué par les théoriciens318 du développement dont les arguments sont les suivants :

  • le contexte international est différent de celui du dix-neuvième siècle. L'avancée technologique des pays industriels et le processus accru de la mondialisation dominée par ces mêmes pays font que l'industrialisation par substitution d'importation est incapable de rattraper le retard technologique et de rompre les multiples liens de dépendance vis à vis de l'extérieur, alors que l'entreprise du développement n'a de sens que par l'indépendance économique qu'elle postule ;

  • il défavorise les larges couches au profit des intérêts des bourgeoisies locales dont le comportement de consommation tend à imiter celui des vieilles bourgeoisies occidentales. Ce qui se répercute immanquablement sur leur comportement d'épargne et les choix des investissements que ces mêmes bourgeoisies préfèrent diriger vers la production de biens de luxe.

A l'opposé, le développement, avec priorité aux industries lourdes, vise explicitement l'indépendance économique ou selon l'expression consacrée un "auto - centrage". La structure de l'investissement doit s'orienter progressivement de l'amont vers l'aval. Les problèmes liés à l’existence préalable de la demande ne peuvent être surmontés que dans le moyen et long terme. La taille et la nature technologique des installations entraînent dans le court et moyen termes des surcoûts (supériorité des capacités installées par rapport à la demande et à la difficulté de constitution d'un collectif de travailleurs capables de dominer le système des machines).319

Les surcoûts dont il est question sont compensés par des effets de structure et d'intensification de la croissance dont pourraient bénéficier les secteurs situés à l'aval grâce à la disponibilité des biens intermédiaires et d'équipement, précédemment importés.

D'autres problèmes, plus fondamentaux, concernent le financement de l'industrie lourde et les formes de régulation à mettre en oeuvre pour propager les effets d'entraînement afin que se réalisent, à plus long terme, l'ajustement entre l'amont et l'aval. Le débat des années vingt, dans l'ex Union Soviétique, postulait que ce financement devait être assuré par une "épargne forcée"320 supportée par la paysannerie laquelle ne devait connaître un relâchement de l'austérité qui lui était administrée que dans les phases ultérieures de l'industrialisation. Quant aux ajustements entre l'amont et l'aval, ils ne peuvent être spontanés. Ils supposent, pour être réalisés, l'intervention d'une puissance, en l'occurrence celle des pouvoirs publics, qui doivent à chaque étape réajuster la structure de l'investissement, afin qu'à terme soit obtenu le "noircissement de la matrice interindustrielle".

Comme le remarque S.P. THIERRY, le schéma correspond à ‘«un souci de rééquilibrage rapide et immédiat des sections productives... Mais un tel modèle suppose assuré le financement de cette restructuration »’ 321.

La rente pétrolière lève cette contrainte pour l'Algérie dont l'agriculture ne pouvait d'ailleurs assurer le financement de l'industrialisation compte tenu des possibilités très limitées d'extension de la superficie agricole utile. Sur le plan théorique, l'Algérie remplit donc les conditions requises pour l'application d'un tel modèle. Titulaire d'une rente pétrolière, au nom de la collectivité, l'Etat algérien est en mesure de financer les investissements lourds, de prendre en charge les surcoûts durant la phase de démarrage et d'alléger pour la paysannerie et la classe ouvrière les coûts sociaux liés à un tel financement. L'adoption de la planification lui permet d'intervenir aux différentes phases de développement pour ajuster le tissu industriel.

Un tel schéma comporte cependant un risque potentiel lié au volume de la rente pétrolière et des conditions d'endettement qui ne peuvent être connues pour toute la période. Aussi, l'affectation du financement que procurent ces deux sources doit-il relever de la plus grande prudence.

L'étude de l'évolution de la structure de l'investissement ne manquera pas de nous révéler la mesure dans laquelle les ajustements dont nous avons parlé plus haut ont pu ou non s'effectuer. Nous avons adopté un découpage du système productif en cinq blocs : les hydrocarbures, les biens d'équipement, les biens intermédiaires, les industries légères et les mines. On pourrait nous objecter que l'agriculture est absente de nos statistiques et que seuls les investissements planifiés sont pris en compte. Cela est dû à la difficulté d'obtenir des séries homogènes sur longue période. Ces deux limites restent, toutefois, sans effet sur notre travail sachant que notre propos concerne essentiellement les hydrocarbures et la section des biens d'équipement qui sont totalement couverts par les données que nous utilisons.

Les tableaux n° 47 et 48 permettent de conclure sans erreur possible que la structure des investissements ait vu son déséquilibre de départ se perpétuer voire s'accentuer et ce jusqu'à la fin de la période désignée. L'essentiel de nos commentaires concernera le secteur des hydrocarbures et la section des biens d'équipement.

Notes
317.

Pour comprendre la notion des « industries industrialisantes », nous renvoyons le lecteur aux deux articles de G. DE. BERNIS suivants : a) « industries industrialisantes et contenu d’une politique d’intégration régionale », in Economie appliquée, ISEA, n° 3-4, 1966 ; b) « les industries industrialisantes et les options algériennes », in Revue du Tiers-Monde, juil./sept., 1971. On pourra, par ailleurs, saisir la filiation théorique de cette notion grâce à de nombreux travaux réalisés par des universitaires algériens dont M.C. ILMANE : « internationalisation du capital et industrialisation du Teirs-Monde, un essai de reformulation de de la problématique du sous-développement à travers l’exemple algérien », thèse de doctorat, publiée dans la nouvelle série de l’université catholique de Louvain, 1981.

318.

On peut se rendre utilement à la lecture de la synthèse que donne A. BENACHENHOU : « comment interpréter la théorie du développement en 1987 » in G. DE. BERNIS ( étude coordonnée par), « théorie économique et fonctionnement de l’économie mondiale », PUG, 1988.

319.

Au milieu des années soixante-dix, un collectif de chercheurs de Grenoble s’est intéressé aux problèmes des surcoûts dans certains secteurs de l’industrie algérienne. Pour de plus amples renseignements, nous renvoyons le lecteur à la synthèse critique que fait M.C. ILMANE sur le sujet ( voire thèse de doctorat, op cité, pp 173 et suivantes) .

320.

S.P. THIERRY : Crise du système productif algérien, IREP Grenoble, p. 70.

321.

S.P. THIERRY : op cité, p. 71