3.1 - La rente : fondement de l'Etat - entrepreneur.

Lier la rente à l'entreprise du développement est un paradoxe en soi. Dans la version ricardienne et marxienne de la théorie de la rente, le propriétaire foncier ne participe pas au processus de l'accumulation. Bien au contraire, il le gêne en le ponctionnant d'une partie du surproduit. Le comportement des propriétaires fonciers est identifié à une survivance du passé dénotant avec la société capitaliste moderne. Dans le modèle théorique pur, ils sont réduits à des consommateurs de luxe. Les prélèvements qu'ils opèrent sur toute la société sont fonction du degré de développement des forces productives et de la lutte qui les oppose aux capitalistes.

La rente est d'abord une catégorie de distribution tout comme le profit et le salaire. Elle renvoie donc à un modèle de partage du surproduit et de comportement. Le concept désigne rigoureusement un mode de prélèvement et d'utilisation d'une partie du surproduit. On comprend aisément la condamnation unanime du rentier par la théorie économique. La lutte qui a toujours opposé capitalistes et propriétaires fonciers n'a de sens pour les premiers que si elle débouche sur une diminution ou une extinction des rentes. Le développement de la concurrence, la productivité et la substitution des produits du sol et du sous-sol par les produits de synthèse sont autant de moyens à cela.

Dans la réalité, le passage de la propriété foncière aux capitalistes, le développement des monopoles n'en sont pas moins des obstacles à la concurrence et donc des moyens de rétention d'une partie du surproduit supérieure à celle que dicterait la seule concurrence pure et parfaite. Seul le statut économique et social des titulaires de cette partie du produit a changé, les mécanismes de sa genèse étant restés les mêmes. On retrouve dans l'exposé de D. RICARDO quelques indications, certes contingentes, qui montrent que la rente peut échoir au capitaliste dans le cas ou celui-ci serait propriétaire foncier aussi. Le processus de transformation du surprofit en rente foncière chez K. MARX est très clair quant à la distinction de l'agent qui se rend titulaire de cette portion du produit. Elle est surprofit quand elle est appropriée par le capitaliste et rente quand elle revient au propriétaire foncier. Autrement dit la question centrale est celle qui concerne la nature de l'agent.

A la lumière de ces éléments, rappelés brièvement, comment analyser le comportement d'un Etat qui se rend titulaire d'une rente grâce au monopole qu'il exerce sur une matière première qu'il commercialise à l'extérieur. On ne peut reconduire purement et simplement le schéma d'analyse exposé plus haut pour deux raisons : la première concerne le statut économique et social de la rente, dans notre cas précis, et la seconde celui de l'agent qui s'en rend titulaire.

S'agissant du premier point, nous avons montré dans la deuxième partie a montré quels sont les mécanismes d'appropriation de la rente au niveau international. Pour nos propos immédiats, il faut surtout mettre en évidence qu'il ne s'agit pas d'un transfert d'une classe sociale à une autre d'une même nation. La lutte pour la captation de la rente oppose toute la nation productrice aux nations consommatrices. La portion du produit revenant à une classe sociale donnée ne pouvant être modifiée par celle revenant à une autre, les classes sociales locales ne sont pas directement impliquées dans la captation de la rente, du moins à ce niveau.

Concernant le second point, l'Etat ne peut être réduit ni à un propriétaire foncier que la théorie identifie par son comportement à la consommation ni à un capitaliste lequel ne se distingue que par sa logique entrepreneuriale. L'Etat négocie au nom de toute la nation, donc de toutes les classes sociales, le partage et l'appropriation de la rente au niveau international. Il peut se placer au- dessus de toute la société. Il suffit pour cela que la rente entre dans une proportion importante dans son revenu. Sa relative autonomie financière le soustrait alors à la contrainte de gérer des conflits sociaux par des prélèvements appropriés. La rente est un instrument de consensus puisqu'elle permet à l'Etat de distribuer à une partie de la société ce que l'autre partie n'a pas produit. En finançant des grands projets et la réduction des écarts sociaux, l'Etat peut théoriquement améliorer la rentabilité globale tout en sauvegardant une harmonie sociale. Par ses interventions accommodantes, il peut faire éviter à la majorité de la population les effets de la sévère austérité, inhérente aux périodes de démarrage. Qu'en est-il en Algérie ?

Le projet algérien de développement est, dès le départ, lié à une forte présence de l'Etat. Le retournement du rapport de force dans l'appropriation de la rente allait naturellement entretenir et renforcer cette présence. En s'appropriant la rente au nom de toute la collectivité, il déclare dans son projet initial émanciper cette dernière de son état de sous-développement. L'importance de la rente dans les ressources mobilisées pour le développement le fait émerger comme premier épargnant. Il lui devient aisé de rendre légitime son rôle de premier entrepreneur lequel sera alors facilement accepté compte tenu de la nature des structures sociales héritées de la période coloniale et des largesses qu'il consentira à toute la société.

Entre 1974 et 1985, la fiscalité pétrolière a contribué à hauteur de 50 à 63 % aux ressources fiscales de l'Etat (cf. tableau n°56 au point suivant). Il est évident qu'avec une telle structure de ses ressources qu’il se présente comme une entité relativement autonome sur le plan financier. Sa contribution financière au développement est des plus importantes. L'épargne budgétaire permet de financer les investissements planifiés à hauteur de 22,30% durant le premier plan quadriennal. Cette contribution sera portée à 33 % durant le second plan et les deux années de pause (cf. annexes n° C.1 et C.2).

Dès lors, la nationalisation de l'entreprise du développement s'expliquerait d'abord par l'importance des ressources que l'Etat peut centraliser sans engager directement la société. Bien au contraire, il entend administrer la rente au profit de cette dernière. La notion de rente administrée présente l'avantage de désigner à la fois l'origine et l'affectation des ressources. L'essentiel de celles-ci est constitué par la fiscalité pétrolière et la dette extérieure qui n'est qu'une forme anticipée de la rente comme nous l'avons déjà souligné. A cela, il ajoute les ressources auxquelles lui ouvre droit son droit régalien. L'expérience montre, comme nous le verrons dans le prochain paragraphe, que l'Etat algérien a tenté de traiter sa dette intérieure par la rente tout comme la dette extérieure.

Sur le plan doctrinal, nous avons déjà montré comment le projet algérien devait s'accommoder, dans le court et moyen terme, de la dépendance vis à vis de ces sources de financement pour s'en libérer à plus long terme. Un tel projet aurait requis pour sa réussite la mise en oeuvre de mécanismes d'extraction de surplus dans l'économie hors hydrocarbures, seule manière de rompre avec la dépendance dont il est question.

La pratique étatique du développement met en évidence, dès le départ, l'écart existant entre le discours doctrinal, fondé sur les virtualités, et les moyens pour rendre réelles ces mêmes virtualités. Dopé par la rente pétrolière et l'élargissement corrélatif de sa solvabilité extérieure, le pouvoirs publics réagissent aux problèmes économiques et sociaux par la dépense qui n'est pas toujours le meilleur moyen de leur traitement. Plus généralement, l'Etat se substitue vaniteusement aux lois du marché qu'il récuse purement et simplement car elles sont antinomiques avec les démarches industrialiste et unitaire. A l'économique qui divise, selon l'expression de L. ADDI, 342 on préfère une démarche volontariste qui unit. Elle consiste, sur le plan économique, à mettre rapidement sur pied un ensemble d'équipements industriels au mépris des questions liées à la productivité, le volume d'emploi, le taux d'utilisation des capacités installées, les proportions à respecter entre différents types d'investissement, les capacités de réalisation et les charges financières. On peut se rendre compte de l'existence d'un tel volontarisme en analysant le discours économique officiel qui fustige toutes les initiatives relevant de la rationalité économique et d'un souci pour contenir à un niveau acceptable la dépendance vis à vis de la rente et de la dette.

Les exemples ne manquent pas pour montrer que l'arbitrage par le politique s'est substitué dès le début des années soixante-dix à celui devant être réalisé par les instances de planification relevant pourtant d’un mode de régulation étatique. Les multiples appels faits par les cadres du plan pour modérer l'investissement, eu égard aux problèmes de son financement et de son absorption, sont purement et simplement qualifiés de manipulations étrangères. B. ABDESSELEM, ministre de l'industrie et symbole de l'entrepreneur étatique, n'hésite pas à qualifier l'organe central de planification "d'officine de la France343". Ainsi, les tentatives de rationalisation, d'amélioration et d'ajustement de l'appareil productif pour en améliorer l'efficacité et la cohérence sont vécues et interprétées par les pouvoirs publics comme une attitude subversive. Aussi, peut-on s'interroger sur l'existence réelle d'un projet économique dès lors que ses aspects économiques essentiels sont remis en cause constamment par les injonctions du politique qui tend à éliminer toutes les autres instances de décision ou du moins à les réduire à des institutions strictement techniciennes. La question est d'importance car elle permet de faire la part des choses entre les contradictions objectives relevant d'une doctrine de développement et celles qui sont liées à sa mise en oeuvre.

Dans le cas algérien, il nous semble que la rente pétrolière et la crédibilité qu'elle a permise d'acquérir auprès des bailleurs de fonds ont bouleversé les données du projet initial. La remise en cause, plus d'une fois, des proportions du plan, le relâchement de l'austérité et l'appel croissant à l'épargne extérieure lorsque les recettes d'exportations s'amélioraient sont autant de signes d'un volontarisme étatique préoccupé davantage par les aspects sociaux et politiques que par les aspects strictement économiques. En finançant une croissance extensive, en réagissant donc par la dépense, l'Etat a pu afficher des résultats en termes de réalisations physiques qui ont conforté son triomphalisme "tapageur" d'autant plus que ces derniers se sont accompagnés de progrès notables sur le plan du niveau de vie de la population au sens le plus large.

La création massive d'emplois sans rapport avec les capacités installées et les normes d'encadrement de la production, la distribution de revenus au mépris des règles élémentaires de la productivité et le large encadrement de la société (soutien des prix, santé, éducation, etc.) sont autant de moyens utilisés par l'Etat, devenu Etat - providence, pour construire et reproduire le consens social devenu à ses yeux le but ultime à atteindre. L. ADDI écrit à juste titre, nous semble-t-il, que ‘"l'Etat algérien est marqué, plus que tout autre, par un besoin obsessionnel d'unanimisme"’.344

La rente des hydrocarbures relaye dès le début des années soixante-dix l'idéologie nationaliste et unitaire de la guerre de libération. Grâce à elle, l'Etat pourra financer d'ambitieux programmes de développement tout en enjambant les lois économiques lesquelles renvoient d'une manière ou d'une autre à la contrainte de produire localement un surplus. En s'y substituant, la rente lui permet de construire et de reproduire un large consensus, base de sa propre reproduction. Il répugne à encadrer le travail pour en extraire le surplus ou du moins en reporte l'organisation à des phases ultérieures de développement, la priorité étant donnée aux mécanismes de sa propre reproduction.

L'usage de la rente permet de rapprocher la population de l'Etat tout en permettant d'acheter le développement réduit à un ensemble de biens d'équipement dont l'efficacité et l'organisation en sous-ensembles interagissants sont sans cesse repoussés à plus tard compte tenu de l'engouement pour l'investissement nouveau, la complexité croissante des installations et la contrainte qu'impose le consensus.

A une analyse qui aboutirait logiquement à effectuer périodiquement les ajustements nécessaires tant au niveau macro-économique que sectoriel, on préfère le volontarisme. Prenons le temps de citer B. ABDESSELEM. ‘"Nous nous sommes trouvés en opposition complète avec la démarche du plan, qui continuait à raisonner selon les termes de l'économie classique : revenus, épargne, consommation, etc. La réalité de l'Algérie, d'un pays en voie de développement est tout autre. Les multiplicateurs jouent à une vitesse vertigineuse parce qu'on réveille un monstre qui dort, une économie qui dort"’.345

Le caractère périphérique de l'économie politique dans la décision est bien mis en évidence par ce discours qui reste par ailleurs séduisant. S'agissant des équilibres globaux et sectoriels, le même responsable avance que ‘"pour freiner l'élan de l'industrie, le plan a commencé à plaider la théorie des équilibres globaux ; ensuite celle du déséquilibre entre l'industrie et les autres secteurs..."’ 346. Traiter de la place de l'économique dans la pratique étatique du développement, en Algérie, est un thème qui incite à une recherche appropriée qui dépasse le cadre de notre travail. Disons simplement que les exemples relevant du pur volontarisme et entravant toute doctrine, y compris celle arrêtée par l'Etat lui-même, ne manquent pas.

Entre régler les problèmes au fur et à mesure de leur apparition et continuer à mener un développement extensif tout en faisant profiter les plus larges masses de ce dernier, le décideur opte pour cette seconde alternative. Ce choix mène au développement de certains paradoxes dont deux intéressent directement notre sujet : l'économie d'endettement et l'économie informelle.

Notes
342.

L. ADDI : L'impasse du populisme, ENL, Alger 1990, p. 154.

343.

BENNOUNE M. et EL KENZ A. : Le hasard et l'histoire, entretiens avec Belaïd ABDESSLEM,Tome 2, ENAG, Alger 1990, p. 15.

344.

L. ADDI, op. cité, p.155.

345.

BENNOUNE .M .et EL-KENZ. A : op. cité, p.51.

346.

Idem, p.52.