3.2 - La mise en place de l'économie d'endettement.

Il y a une nette différence à établir entre l'économie de crédit et l'économie d'endettement (cf première partie) . La première met en place les conditions de remboursement des montants empruntés. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'économie dispose de réserves de productivité et qu'elle sache les exploiter. En un mot, il faut qu'elle réunisse les conditions d'une offre élastique. En traitant toutes les économies de manière uniforme, c'est à dire en ignorant leurs différences structurelles, on en est arrivé à poser le principe d'une meilleure productivité du capital dans les pays en voie de développement en s'appuyant sur le simple fait qu'ils ne sont encore qu'aux premiers stades de leur développement. L'expérience des deux dernières décennies prouve qu'il n'en est rien. La plupart des pays débiteurs ont vu leur dette s'autonomiser. L'économie de crédit se transforme alors en économie d'endettement. Le cycle dette/investissement/ production/remboursement laisse place à une phase dette/remboursement.

L'Algérie est un pays qui n'échappe pas aux difficultés structurelles que connaissent les autres pays en voie de développement. La mise en place de l'économie d'endettement relève cependant d'autres difficultés plus spécifiques telles que la nature de l'investissement, la tendance au surinvestissement et le mode de financement.

Le crédit comme mode de financement est peu compatible avec la nature et la structure de l'investissement, dans le cas de l’Algérie, si ce n’était la rente pétrolière qui devait les concilier. L'objectif de transformer les structures à long terme s'accompagne à court et moyen termes d'installation de surcapacités auxquelles viennent s'ajouter des difficultés tels que les délais d'apprentissage, les goulots d'étranglement, etc. Une entreprise débitrice est contrainte par un échéancier de remboursement, dès le départ. Sont moins connues, en revanche, ses capacités à s'y adapter par des niveaux de production, de coûts et de prix. Dans une logique micro-économique, toute capacité excédentaire se traduit par une augmentation du coût d'endettement par unité de produit. En empruntant l'exemple suivant à R. ABDOUN347, on peut clairement montrer cela. Supposons qu'une entreprise finance sur un crédit de 100,à un taux de 10 %, l'achat d'un système de machines d'une durée de vie de 10 ans. Elle devra effectuer un remboursement de 155 dont 55 pour le seul coût de l'endettement. Ce calcul financier ignore cependant l'existence d'autres coûts économiques qui peuvent faire hausser celui de l'endettement. Le coût par unité de produit est inversement proportionnel au taux d'utilisation des capacités installées. Supposons dans notre exemple que celui-ci n'est que 65 %. L'existence de surcapacités a pour effet alors de multiplier le coût en capital par un coefficient de 1/0,65 et par conséquent le coût total d'acquisition s'établira à 238,5 au lieu de 155.

Ce simple exemple, transposable sur le plan macro-économique, met en évidence la traduction en termes de surcoûts des difficultés structurelles des économies en voie de développement. Ces difficultés sont amplifiées en Algérie du fait du caractère extensif de la croissance. La hausse du coefficient marginal du capital alourdit le coût de cette dernière et partant celui de l'endettement. L'absorption des surcoûts générés par une injection massive de capital est plus ou moins assurée par la rente pétrolière durant la décennie soixante-dix. Le report, vers le secteur des hydrocarbures, de ces difficultés s'est avéré de moins en moins possible au fur et à mesure que s'élargissaient les besoins d'un système productif, devenu très complexe mais toujours en voie de constitution. Les excédents commerciaux du secteur des hydrocarbures suffisent de moins en moins à assurer le financement d'une demande explosive en biens intermédiaires, biens de consommation finale et en biens d'investissement. La rente pétrolière est progressivement absorbée par l'importation des deux premiers, faisant ainsi dépendre le financement de l'investissement de l'endettement extérieur348.

C. PALLOIX est certainement le premier à avoir souligné l'existence de ce phénomène de report 349. Notre démarche est cependant différente de la sienne. Sans nier l'existence de contraintes spécifiques et internes au système productif, l'auteur place les mécanismes de ce report dans le fonctionnement de crédit international et la dégradation des termes de l'échange 350. Les résultats de notre seconde partie nous conduisent à nous démarquer des conclusions de l'auteur qui, selon nous, entretient

une ambiguïté quant à la nature du revenu des exportations algériennes. Le déséquilibre croissant de l'investissement au profit des hydrocarbures serait une contrainte imposée de l'extérieur et non par une croissance extensive, de plus en plus mal maîtrisée, laquelle n'échappe pas d'ailleurs à l'auteur. L'argument des termes de l'échange doit être manipulé avec beaucoup de soin comme nous nous en sommes expliqués longuement au cours de la deuxième partie. Dans tous les cas, il ne peut s'agir que d'un manque à gagner et non d'un transfert au sens ou l'entendrait un auteur comme C. PALLOIX. D'autres auteurs, dont A. SID AHMED, soutiennent, tout en reconnaissant le caractère rentier des pays exportateurs de pétrole, que l'endettement a joué comme un mécanisme de reflux de la rente vers les pays consommateurs qui sont aussi les bailleurs de fonds 351. Dans ce cas précis et selon ces auteurs, l'économie d'endettement apparaît comme un facteur de partage de la rente pétrolière. Ces conclusions nous semblent difficilement soutenables étant donné l'évolution des termes de l'échange et le niveau des taux d'intérêt pratiqués durant la décennie soixante-dix, période de formation de la dette extérieure de l'Algérie.

En faisant émerger le secteur des hydrocarbures comme exportateur quasi unique en Algérie, on entendait offrir plutôt une protection au système productif le temps qu'il parvienne à maturité. Une telle structure de l'investissement condamnait de fait l'économie nationale à s'ajuster à la contrainte extérieure par le seul secteur des hydrocarbures. ADDI.L a certainement raison de comparer les puits de pétrole en Algérie au stock d'or dans la période classique pour mettre en évidence le rôle crucial de la rente dans l'ajustement à l'extérieur352. La comparaison devrait cependant s'arrêter là.

Nous savons, en effet, que le régime d'étalon - or permet de connecter le stock d'or à la masse monétaire et donc à tous les prix, exception faite du taux de change. Les conditions de l'économie administrée en Algérie nous éloignent du schéma libre - échangiste classique. La comparaison serait mieux soutenue par certains aspects avec la période mercantiliste durant laquelle l'or était considéré comme la principale richesse.

Le second élément qui nous paraît avoir joué un rôle important dans la mise en place de l'économie d'endettement est le mode de financement des investissements planifiés. Cet aspect du problème a été largement étudié par H.BENISSAD, A.HENNI et M. LAKSACI qui font figure de pionniers en la matière353. Nous nous en inspirerons tout en soulignant l'aspect rente pétrolière qui l'a été insuffisamment à notre avis.

La structure du financement des investissements planifiés permet de retrouver sans difficultés la relation entre la rente et la dette d'une part, et les autres sources de financement d'autre part. Dans le schéma de financement, la sphère budgétaire joue un rôle central. Elle est le lieu de centralisation et d'affectation de la rente pétrolière. L'intervention des autres sources de financement est alors rythmée par l'importance de l'épargne budgétaire laquelle est donnée par la différence entre le surplus courant et l'investissement direct du Trésor (budget d'équipement).

Selon le tableau n°56, les ressources apportées par la fiscalité pétrolière (FP) représentent entre 1974 et 1985 plus de la moitié de l'épargne domestique (ED). La baisse du ratio FP/PIB, de 16,3 % en 1985 à 6,9 % en 1988, explique celle du ratio ED/PIB qui tombe, dans la même période, de 32 % à 20,8 % seulement. Cette évolution met bien en évidence les difficultés de l’économie algérienne à substituer à la rente pétrolière son propre surplus. Les ressources apportées par la fiscalité pétrolière constituent entre 50 et 63 % des ressources fiscales de l'Etat sur la période indiquée. Cette tendance se retourne brutalement dès 1986 et marque le retour de la fiscalité ordinaire comme principale ressource de l'Etat.

De 1974 à la fin de la décennie soixante-dix, le Trésor dispose d'importants surplus courants. On peut remarquer par ailleurs que la fiscalité pétrolière n'a pas exercé d'effet d'éviction sur la fiscalité ordinaire. Son taux de pression, mesuré par le PIB ou le PIB hors hydrocarbures, augmente durant cette période. L'effort d'austérité qui consiste alors à préserver la rente pétrolière du gaspillage et à la diriger vers l'investissement se traduit par un surplus courant du Trésor supérieur aux ressources apportées par la fiscalité pétrolière. La tendance inverse, à partir de 1980, montre en revanche qu'une partie de cette dernière est affectée à la couverture des dépenses courantes.

Tableau n° 56 : Epargne et fiscalité pétrolière en % du PIB (1970-1989).
Années ED/PIB EB/PIB FP/PIB FO/PIB FO/PIBHH SC/PIB
1970 29,3 1,8
1973 34 2,5 12,8 15,6 19,2 13
1974 44,6 20 24,1 14,1 21,5 28
1977 38 10,8 20,7 17,2 23,6 22,9
1980 43,1 9,9 23,2 13,6 19,8 21,2
1982 39,2 1,4 20 15,1 21 17,4
1985 32 3,2 16,3 16 23,8 13,5
1986 23,8 - 4,3 9,6 19,2 9 10
1987 25,6 - 3,3 6,3 17,8 20,7 9,6
1988 20,8 - 7,5 6,9 16,6 19,5 3,1
1989 20,3 - 2 10,8 15,3 18,6 10
Source : Calculs effectués à partir de : 1) Mémorandum Algérie de la Banque Mondiale 1987 pour la période 1980-1984 et 2) Document du FMI : Algérie 1993 pour la période suivante.
Légende :
- ED :Epargne domestique
- EB :Epargne budgétaire
- FP :Fiscalité pétrolière
- FO :Fiscalité ordinaire
- SC :Surplus courant du trésor
- PIBHH : Produit intérieur brut hors hydrocarbures

De même, le Trésor dispose d'une importante épargne budgétaire entre 1974 et 1980. Précisons que celle-ci dépend du prix des hydrocarbures, des quantités d'hydrocarbures exportées d'une part, et du degré de couverture des dépenses courantes et d'équipement par la fiscalité ordinaire d'autre part. L'épargne budgétaire voit son niveau décliner rapidement au lendemain du second choc pétrolier. La fiscalité pétrolière est progressivement absorbée par la hausse des dépenses courantes et celles qui sont liées aux programmes d'infrastructures qui constituent des investissements du premier plan quinquennal. La désépargne des pouvoirs publics, dès 1986, impose au Trésor de recourir à d'autres sources pour assurer la couverture de l'investissement direct (budget d'équipement).

Les ressources apportées par la fiscalité pétrolière ont accru le rôle du Trésor dans le financement de l'investissement public planifié. En s'assujettissant le pouvoir monétaire, le financement centralisé de l'investissement, à la tête duquel se trouve le Trésor, installe et développe l'économie d'endettement. Les annexes n° C.1 et C.2 permettent de se rendre compte de l'évolution de la part des différentes sources de financement de l'investissement planifié. Les données sont classées selon leur origine (sphère budgétaire, système bancaire national et extérieur) et selon leur implication monétaire.

Le fait le plus marquant qui se dégage de ces chiffres est l'articulation des autres sources de financement à l'épargne budgétaire. En négligeant, pour le moment, l'épargne institutionnelle, on peut observer un net mouvement de balancier entre la part de l'épargne budgétaire et celle des financements d'origine extérieure et/ou monétaire. Une diminution de la première implique une hausse de l'une au moins des deux autres et inversement. En 1974, par exemple, l'épargne budgétaire permet de financer à elle seule 97 % de l'investissement planifié des entreprises publiques. Ce qui permet, corrélativement, d'opérer un désendettement net du Trésor auprès du système bancaire et de maintenir la part des crédits extérieurs à son niveau antérieur. Le même phénomène se répète de 1979 à 1981( Cf. Annexes n° C.1 et C.2).

Les analyses que nous avons déjà citées, particulièrement celles de H. BENISSAD et de M. LAKSACI, mettent l'accent sur l'interaction entre la sphère budgétaire et le système bancaire. Elles ont le mérite de montrer que :

Ces analyses sont sans doute très pertinentes car elles montrent clairement quels ont été les mécanismes du développement de l'économie d'endettement. Sans l'occulter cependant, elles ne mettent pas suffisamment l'accent sur l'articulation entre la rente et les autres sources de financement, principalement l'endettement extérieur et la dette publique interne. Par ailleurs, l'entreprise est traitée comme responsable du développement de l'économie d'endettement. Elle aurait arraché le pouvoir monétaire, créant ainsi un contexte où l'offre de monnaie doit s'adapter.

Les chiffres des annexes C.1 et C.2 sont très éloquents. Ils montrent la part croissante du financement apporté par l'épargne budgétaire et l'emprunt extérieur. L'effet de balancier qui caractérise leur mouvement n'empêche pas de souligner la dépendance accrue de l’économie algérienne vis à vis de l'extérieur, étant entendu que l'épargne budgétaire est une donnée exogène puisqu'elle dépend des volumes d'hydrocarbures exportés et de leurs prix unitaires. L'effet de retour de cette dépendance est une distorsion de l'investissement au profit du secteur des hydrocarbures lequel doit se développer davantage pour satisfaire à la contrainte de remboursement de la dette extérieure. De même, le cycle fluctuant du financement monétaire est articulé à la fiscalité pétrolière. Ce qui nous autorise à conclure que devant un système productif qui n'arrive pas à émerger, l'Etat n'a d'autres alternatives que celle de traiter la dette extérieure et sa propre dette par la rente. Cette tendance est nettement mise en évidence par les mesures de l'ajustement structurel et le plan de développement à moyen terme. Nous y reviendrons au prochain chapitre.

L'endettement des entreprises n'est pas seulement le fait du système de financement de leurs investissements et de leur inefficacité intrinsèque. Dans le système mis en place, elles ne figurent que comme de simples démembrements de l'Etat. A ce titre, elles doivent assumer d'autres fonctions que celles qui consistent à produire des richesses. Du point de vue doctrinal, elles ont reçu la mission de transformer les structures sociales et économiques. Le plein emploi et la satisfaction des besoins sociaux apparaissent comme des objectifs majeurs de cette mission. L'efficacité, soit la production de cash flow positifs, est plus une contingence qu'un objectif. Dans la réalité, les entreprises ont eu à subir les injonctions d'une tutelle très diversifiée et à se soumettre à différentes formes de prédation. Leurs coûts sont greffés à la hausse sans qu'elles puissent augmenter leurs prix en conséquence.

Il ne serait pas tout à fait impertinent de soutenir que les entreprises algériennes détiennent des créances sur toute la société algérienne laquelle a accepté passivement de s'endetter, poussée en cela par un système rentier. N'est-ce pas là l'esprit de l'ajustement structurel qui fait payer aujourd'hui à la société, ou du moins à une partie, le prix de ce qu'elle a consommé avant de l'avoir produit. Il nous semble difficile de faire la part des choses dans le développement de l'endettement des entreprises. Dans l'esprit des réformes, on a tenté de traiter ce problème au nom d'une rationalité à laquelle les entreprises n'étaient pas tenues. C'est un point sur lequel continuent à achopper les discussions portant sur l'assainissement des entreprises.

Notes
347.

R. ABDOUN, op. cité, p.197.

348.

ABDOUN. R., op cité, p.173 et suivantes.

349.

PALLOIX. C., op. cité, p.555

350.

Idem

351.

A. SID AHMED : Développement sans croissance, OPU 1983, p. 241 et suivantes.

352.

L. ADDI, op. cité, p. 199.

353.

On peut se rapporter aux contributions suivantes : a) H. BENISSAD, "Economie de développement de l'Algérie", Economica 1979 ; b) A. HENNI, "Monnaie, crédit et financement en Algérie (1962-1987)", CREAD 1987 ; c) M. LAKSACI, "Le financement monétaire de l'investissement productif. Application de l'analyse au cas algérien", CIACO Louvain-La-Neuve 1985.

354.

Dans les annexes D.1 et D.2, nous avons retenu la présentation de M. LAKSACI qui exclut de l'épargne institutionnelle les ressources apportées par les correspondants du trésor. Tout en étant impar faite, elle conserve le mérite de montrer comment le trésor crée de la monnaie en utilisant ces

mêmes ressources.

355.

H. BENISSAD : La réforme économique en Algérie, OPU 1991, p. 115.

356.

Il est utile de se reporter à l’article de A. BOUYACOUB qui détaille le mode de calcul de ces prélèvements, in A. HENNI, op. cité, p. 165 et suivantes.

357.

H. BENISSAD, op. cité, p. 113.