3.3.1 - Economie administrée et déséquilibre structurel .

La théorie économique nous enseigne qu'un déséquilibre, en contexte de concurrence, ne peut être que conjoncturel. Dans le cas où la demande serait supérieure à l'offre, les prix doivent hausser et éliminer par conséquent l'excès de demande. Les profits en haussant par la même occasion doivent attirer de nouveaux investissements et provoquer un retour à la stabilité des prix par une augmentation de l'offre. Le raisonnement inverse doit être tenu dans le cas d'un excès de l'offre sur la demande. Dans les deux cas de figure, le prix est l'élément qui commande la flexibilité du tout.

Une économie administrée n'est pas dotée, par définition, de tels mécanismes d'ajustement. Il n'y a donc aucun moyen de réduire "spontanément" le gap entre offre et demande. En l'absence de concurrence, les pouvoirs publics qui détiennent le monopole de la distribution ont recours à la pratique du rationnement. L'échec de leur intervention est plus ou moins important. Tout dépend de la sévérité qu'ils y mettent. L'expérience montre qu'il est difficile pour tout Etat de garantir l'équité dans la distribution des biens et services en contexte de pénurie.

Les travaux de J. KORNAI ont décrit et analysé les mécanismes d’ajustement en contexte de pénurie.359 Il n’est pas dans notre intention d’en faire une présentation. Rappelons simplement que l’auteur rejette en bloc les mécanismes décrits par les keynésiens et les monétaristes. ‘« ... l’état normal de l’économie de pénurie est un état hyperkeynésien, avec sa pression interne à l’expansion, une soif insatiable d’investissement, une demande quasi-insatiable. Ce système n’exige certainement pas d’injections keynésienne de plus ! »’ 360 L’analyse des monétaristes est rejetée pour une toute autre raison. L’économie de pénurie est appréhendée par l’auteur comme ‘« une économie semi-monétaire »’.361 La monnaie a un statut duale dans les économies dirigées par le centre. Dans le secteur des entreprises, ‘« la monnaie n’est qu’un moyen passif de règlement »’ 362. La caractère « lâche » de la contrainte budgétaire, dans ce secteur, est opposé à celui des ménages où cette même contrainte est « dure ». Dans un tel contexte, les agents économiques vont réagir par des ajustements « forcés » pour s’adapter à la pénurie. Dans ce qui suit, nous nous inspirerons de ces principes pour décrire sommairement quelques mécanismes d’ajustement dans le cas de l’Algérie.

En Algérie, le gap entre offre et demande a été entretenu à la hausse compte tenu des prix administrés exagérément à la baisse et la distribution de revenus sans contrepartie. Du côté de l'offre, nous avons déjà mentionné que la gestion administrative n'incitait pas les entreprises à accroître leur offre d'autant plus qu'elles occupent des positions de monopole. A cela, il faut ajouter la fermeture administrative du marché des facteurs (autorisation administrative d'installation, licence d'importation, etc.) laquelle décourage toute initiative privée.

La pénurie devenant chronique, les différents agents économiques vont développer des stratégies consistant à lui échapper pour les uns ou à en faire, au contraire, un moyen pour réaliser des revenus supplémentaires pour les autres. De l'action des agents économiques va naître et se développer une économie informelle. Tout en se nourrissant des rigidités structurelles et administratives, elle constitue une réponse au projet étatique. Elle lui oppose un modèle de répartition lequel va profondément modifier les règles de la répartition et partant toute la société.

Il appartient à A. HENNI qui, en utilisant le concept de "marché des situations", décrit mieux que tout autre, selon nous, les mécanismes de l'économie informelle en Algérie. Après avoir montré que l'accès aux biens et services ne dépend pas de la capacité à produire, il écrit : ‘"Dans ce cas, ce n'est pas la capacité productive qui régit les échanges, mais l'accès aux biens et services à fournir pour accéder à une telle situation, effort dépensé non par à produire des biens et services mais à produire des relations sociales. C'est alors le marché des situations qui commande la répartition des revenus"’ 363.

En appliquant le point de vue de l'auteur à un contexte de pénurie comme c'est le cas en Algérie, on déduit que les catégories formelles de répartition sont devenues caduques. Il serait erroné de s'en tenir pour mesurer, analyser et comprendre les mécanismes en oeuvre. Elles ne permettent de saisir ni la distribution des revenus réels ni de la stratification sociale qui en découle. Derrière la société formelle, saisie par les statistiques, se cache la société réelle. Elle ajuste les revenus distribués par l'Etat selon ses propres catégories. Certains pourraient se maintenir alors que d'autres devraient hausser ou baisser.

Deux fonctionnaires également rétribués, recevant donc la même quantité de monnaie verraient leurs pouvoirs d'achats respectifs diverger si l'un d'eux accède aux biens et services aux prix administrés et l'autre aux prix du marché informel. Ce qui amène logiquement à s'interroger sur le rôle de la monnaie. Le pouvoir d'achat mettant en relation un système de prix et une quantité de monnaie, il devient logique qu'une même quantité de monnaie ait deux pouvoirs d'achat différents lorsqu'on est en présence d'un double système de prix. En battant monnaie, le souverain n'assure pas un même pouvoir d'achat à son unité monétaire. Ce pouvoir dépend du porteur de la monnaie et non d'elle ou plutôt de la place qu'il occupe dans le "marché des situations". La jouissance des biens et services n'est pas également garantie par la monnaie. Pour certains biens et services rares, elle cesse d'être un moyen d'échange puisqu'elle ne permet pas de les acquérir sans qu'il y ait au préalable une intervention, un bon ou encore un coup de téléphone. De ses trois instruments quelle est la véritable monnaie s'interroge A. HENNI 364.

De même, un fonctionnaire occupant une bonne position dans la distribution peut voir son revenu réel se démultiplier en facilitant à d'autres que lui l'accès au marché officiel moyennant une commission ou tout simplement par un échange de bons procédés. Dans bien des cas, la situation sociale d'un simple magasinier ou d'un simple vendeur dans un magasin d'Etat est infiniment plus enviable que celle d'un cadre supérieur.

On peut multiplier les exemples à l'envi tant l'économie informelle a pénétré tous les secteurs de la société. L'enjeu véritable concerne la distribution et non la production. L'économie informelle, impulsée par la gestion administrée puis entretenue par des stratégies de groupes, finit par rompre l'unité du processus de production d'ensemble pour peu que l'on conçoive ce dernier comme une relation entre les sphères de production et d'échange. La première ne peut se reproduire et s'élargir que si la seconde réalise pour elle tous les éléments entrant dans la production moyennant les frais de distribution. Or la pénurie s'interprète d'abord comme une incapacité de la sphère officielle des échanges à assurer la reproduction de la force de travail, entendu comme équivalent général. Le désintérêt marqué à l'effort et à la formation par les travailleurs en est une des conséquences. L'attention des entreprises a très tôt été attirée à en juger par la prise de certaines mesures (coopérative de consommation, transport, primes, etc.) pour lutter contre la dégradation du pouvoir d'achat et l'absentéisme de leurs travailleurs. Ce qui n'a pas été sans conséquence sur leurs coûts et leur endettement.

Le double système de prix, soit l'incapacité à unifier la valeur de l'unité monétaire, soumet la sphère de la production à de lourdes ponctions et finit par provoquer un désintérêt généralisé à l'effort productif. ‘"Ce n'est pas le temps productif qui enrichit le plus, mais le temps consacré aux relations sociales"’ 365. A mesure que s'élargit l'économie informelle, l'essentiel des rapports sociaux tend à se nouer autour de la sphère des échanges. La production ne représente plus alors l'enjeu essentiel comme c'est le cas dans une société contrainte à cela par l'économique. Le développement de l’économie informelle est analysé par J. ELYABES comme ‘« l’obstacle principal à une réforme économique qui vise à se fonder sur la croissance de la productivité du travail plutôt que sur les écarts de prix »’.366

Il reste à s'interroger pour terminer ce point sur la nature des marchandises échangées dans l'économie informelle. Tout porte à croire qu'une partie très importante concerne les biens et services importés. Ce qui pourrait mettre en évidence, via le taux de change, la relation entre l'informel d'une part et la rente et la dette d'autre part.

Nous avons déjà noté que les autorités ont préféré décrocher la valeur externe du dinar de sa valeur interne, le souci étant de stériliser une partie des recettes pétrolières pour garantir une stabilité au système des prix intérieurs. Paradoxalement, l'effet obtenu est à l'opposé. Les prix qui se forment dans l'économie informelle semblent être liés au taux de change sur ce même marché. Le volume de transactions réalisé sur ce dernier est fonction de l'intensité de la pénurie. Il s'accroît quand cette dernière s'intensifie et inversement. Les importations de biens et services sont quant à elles dépendantes du cycle de la rente. Au début des années quatre-vingts, les programmes anti - pénurie, les allocations en devises généreuses et d'autres mesures dans ce sens ont provoqué une relative détente sur le marché du change parallèle. A l'inverse, la crise des paiements intervenue au lendemain du contre-choc pétrolier a exercé une tension sur l'offre de devises et a creusé par conséquent l'écart entre les deux taux. Il devient donc possible de soutenir que la pénurie des devises officielles, rythmée par le cycle de la rente et l'endettement, accroît les prélèvements opérés par le secteur informel dans un contexte de non ajustement du taux de change. La pénurie nourrit l'écart entre les deux taux et se nourrit de lui.

Les exemples ne manquent pas pour étayer cette assertion. L'irrégularité des approvisionnements a enseigné aux spéculateurs à adapter leur comportement. Les périodes de relative abondance du marché, relevant le plus souvent du simple fait du prince (à l'occasion de fêtes religieuses ou pour ramener la paix après des troubles sociaux) sont mises à profit. Le surstockage et la fuite des marchandises aux frontières sont des pratiques qui servent à réguler le marché et de maintenir et même d'élargir l'écart entre les deux taux.

En redistribuant la rente, l'économie informelle a certainement joué un rôle des plus puissants dans la restructuration sociale particulièrement depuis le début des années quatre-vingts.

Notes
359.

J. KORNAI : socialisme et économie de pénurie, Economica,1984.

360.

J. KORNAI, op cité, p.494.

361.

Idem.

362.

Idem.

363.

A. HENNI, op. cité, p. 1.

364.

A. HENNI : Essai sur l'économie parallèle, ENAG, Alger 1990, p.67.

365.

A. HENNI : Prix, monnaie et revenus, op. cité, p.2.

366.

J. ELYABES : Informel, informalisation, seconde économie en Algérie : quelques questions de méthodes, in ARDES , secteur informel et développement, fondation F.EBERT STIFTUNG, 1991, p. 27.