CONCLUSION GENERALE.

La dette est-elle un piège tendu aux pays en voie de développement ? Répondre par l’affirmative à cette question revient à imputer la responsabilité de la situation actuelle aux seuls pays industriels créanciers dont on soupçonnerait qu’ils aient pu faire de l’économie d’endettement un moyen pour surmonter leurs propres difficultés au détriment du reste du monde. L’économie d’endettement serait alors un nouveau mode de valorisation du capital. Est-elle, à l’opposé, le résultat du mode de gestion des ressources qui a prévalu dans les pays débiteurs ? Ces deux thèses sont excessives car chacune d’elles privilégie un aspect de la logique «dehors/dedans ».

Le traitement de la crise de l’endettement s’appuie sur le point de vue libéral qui sous-tend la démarche du Fonds Monétaire International. Du coup, celui-ci est devenu un véritable censeur du développement. La reconduction du principe de l’avantage comparatif « naturel », comme mode d’insertion à la division internationale du travail, signe la victoire des idées libérales tout comme il signe l’échec des modèles alternatifs de développement adoptés un peu partout dans les pays en voie de développement durant les années soixante et soixante-dix. L’expérience de cet échec pose en des termes nouveaux le problème du développement en relation avec la mobilisation et la gestion des ressources.

A la marge de cette expérience, la situation de certains pays en voie de développement (dont l’Algérie) mérite un traitement particulier du fait de leur spécificité. L’étude du cas algérien nous a permis de montrer les limites des arguments traditionnels avancés par les deux thèses pour expliquer le surendettement d’un pays bénéficiant d’une rente importante. Ni la dégradation des termes de l’échange ni les chocs des taux d’intérêts ne peuvent être retenus comme explications suffisantes du surendettement de l’Algérie. L’évolution des termes de l’échange renvoie au mode de partage de la rente pétrolière et ne peut, par conséquent, être utilisée comme instrument de mesure du transfert de pouvoir d’achat à la manière traditionnelle sachant que la rente est elle même un transfert. Le même principe d’analyse peut être étendu à l’intérêt qui constitue, selon la première thèse, une ponction sur le résultat. L’école néoclassique a le mérite de produire un schéma original qui tente d’expliquer les dysfonctionnements d’une économie bénéficiant d’une amélioration exogène des termes de l’échange. Elle suggère de stériliser les effets de cette amélioration afin d’échapper au dutch disease. Comme toute construction néoclassique, cette thèse adopte des hypothèses très restrictives. Elles constitueraient davantage un cadre explicatif pour les économies de marché évoluées que pour les pays en voie de développement qui souffrent encore de rigidités structurelles. En excluant l’Etat de son analyse, les enseignements de cette thèse s’écartent de nos préoccupations qui, en revanche, lui font une large place compte tenu du rôle central qu’il a joué dans la stratégie de captation et de valorisation de la rente pétrolière.

Le projet algérien est lié à une forte présence de l’Etat dans tous les domaines de la vie économique et sociale. L’analyse du discours doctrinal et de la pratique étatique du développement a révélé la nature et la forme d’insertion à la division internationale du travail. La stratégie de captation de la rente consistait à asseoir une large solvabilité extérieure afin de mobiliser d’importantes ressources pour financer un ambitieux projet de développement. On attendait de ce dernier la production des mécanismes de rupture avec ce mode d’insertion, retenu comme une simple nécessité passagère.

Les notions de rente – dette et de rente administrée nous ont permis de prendre du recul par rapport aux deux thèses soulignées plus haut et de reformuler la problématique de l’endettement extérieur de l’Algérie. L’endettement est, par définition, une avance sur recettes. Dans le cas de l’Algérie, ces dernières sont le fait presque exclusif des exportations d’hydrocarbures. La stratégie de remboursement de la dette sur la rente anticipée est une hypothèse qui nous semble conforme au discours doctrinal et la structure de l’investissement dans le secteur exportateur. La valorisation de l’une et l’autre révèle clairement que l’aspect de complémentarité de départ s’est progressivement effacé devant l’aspect de spirale rente – dette. L’étude du système productif a permis de comprendre la genèse de cette spirale. L’incapacité de la sphère non rentière de l’économie à émerger en tant que telle a fait que ses propres difficultés ont sans cesse été reportées sur la sphère rentière de l’économie. L’économie d’endettement est alors entretenue par cette même incapacité dont nous nous sommes efforcés d’analyser les raisons.

La notion de rente administrée nous paraît pertinente pour qualifier et analyser cette présence de l’Etat. Elle a le mérite d’expliquer l’origine et le mode d’affectation des ressources. Des facilités que crée la rente et de l’usage qu’on en fait, nous avons privilégié ce dernier aspect, écartant ainsi l’hypothèse de fatalité retenue par certaines versions du dutch disease. La régulation étatique prend un sens tout particulier en Algérie. L’Etat se rend maître du développement à partir du moment ou l’essentiel des ressources disponibles pour ce dernier provient de son propre patrimoine. La société n’est pas impliquée objectivement dans l’effort qui consiste à produire ces ressources. C’est certainement un des secrets du large consensus que l’Etat n’a eu aucune difficulté à construire autour de son projet. Articulée à l’endettement extérieur, la rente pétrolière a joué le rôle d’un puissant vecteur dans la reproduction économique et sociale. La première est assurée essentiellement de l’extérieur alors que la seconde est liée directement aux politiques redistributives de l’Etat.

La démarche empruntée est à la fois volontariste et unanimiste. Le volontarisme a consisté à se soustraire à toute contrainte d’équilibre macrodynamique entre les agrégats. Le développement est réduit à une accumulation massive d’objets matériels dont l’organisation en sous-ensembles interagissants est sans cesse repoussée à plus tard. L’ajustement est réalisé par la rente et l’économie d’endettement. Tout dépend de la conjoncture sur les marchés extérieurs. L’endettement interne et externe est alors rythmé par le volume et le pouvoir d’achat de la rente.

L’unanimisme est naturellement lié au premier aspect. La réaction à tous les problèmes par la dépense permet de dissimuler leur véritable nature afin de ne pas fragiliser le consensus qui est à la fois le but et le moyen de la construction algérienne. Enrayer les mécanismes de l’économie d’endettement aurait exigé de l'Etat l’abandon de ce consensus en stérilisant la rente de certains de ses effets (suppression des subventions aux ménages et entreprises, limitation des effectifs employés etc.). D’où une contradiction fondamentale : le volontarisme suppose l’expression d’une préférence pour un futur que l’on construit alors que l’unanimisme implique à l’inverse une préférence pour le présent dans l’affectation de la rente .

Dans ces conditions, l’économie d’endettement devient un substitut de l’effort productif . Réduites à de simples démembrements de l’Etat , les entreprises ne sont pas contraintes à la production de richesses . Elles sont un élément essentiel du consensus. Pour le consolider et l’élargir, elles doivent créer massivement des emplois et distribuer leurs produits à des prix qui ne couvrent pas leurs coûts. L’Etat propriétaire efface les déficits engendrés par sa propre politique. C’est là une expression du volontarisme étatique qui consiste à faire de la reproduction sociale un mécanisme ne souffrant pas de la contrainte économique. Celle-ci est du seul ressort de l’Etat qui combine rente et endettement pour solder les comptes.

L’objectif de développement devient un slogan creux dès lors que la stratégie consiste davantage à répartir des ressources que de les produire. Il s’agit d’une distorsion majeure de la rente administrée. Aussi, les stratégies des groupes consistent-elles à se positionner dans la sphère de la répartition qui devient l’enjeu essentiel. Le corollaire en est un «désapprentissage » du travail comme source unique et durable de richesses au profit de réflexes rentiers. Cette distorsion s’est accentuée avec le relâchement de l’austérité et les réformes du début des années quatre-vingts. Sous prétexte d’alléger la contrainte extérieure , d’introduire plus d’efficacité dans la gestion des ressources et d’organiser donc le passage d’une économie rentière à une économie productive, la nouvelle équipe au pouvoir change de cap sans crainte de détruire l’oeuvre du passé. A des réformes franchement libérales qui soumettrait sa gestion à la sanction de l’économique, elle préfère des méthodes pernicieuses. Ces dernières consistent à élargir l’ouverture sur le secteur privé dans un contexte administré. Le libéralisme est adopté sans les lois du libéralisme. Ce faisant, elle légalise ou du moins tolère le développement d’une large économie informelle. Celle-ci se développe à la périphérie tout comme à l’intérieur de l’économie administrée. C’est un vecteur discriminatoire très puissant dans la redistribution de la rente. La rente revêt désormais la forme d’un rapport conflictuel et cesse donc d’alimenter, comme par le passé, le consensus social. A ce titre, son inégale redistribution tend à restructurer toute la société.

En mettant fin à l’aisance financière et à l’euphorie qui l’a accompagné, la crise financière de 1986 dévoile les limites de l’économie rentière. Alors que l’ajustement s’impose, on préfère le différer. Autant dire que l’on a choisi de subir le coût de l’ajustement sans l’ajustement. Les hésitations et les tentatives de retour au schéma passé ont certainement causé des pertes irrémédiables en termes de production tout en alourdissant le poids d’un inévitable ajustement.

L’attitude attentiste des pouvoirs publics est certainement une des causes essentielles de la brutalité de l’ajustement structurel opéré depuis 1994 . L’échec répété de la restructuration des entreprises par le seul aspect financier n’a pas suffi pour dissuader les promoteurs de ces politiques. A défaut d’avoir été préparées à cette éventualité, les entreprises subissent aujourd’hui dans les pires conditions la concurrence étrangère, affaiblies qu’elles sont par la léthargie à laquelle les a conduit l’économie d’endettement.

Il serait sans doute naïf de croire que la production nationale pourrait acquérir spontanément une compétitivité du fait de cette simple exposition au « vent du large ». La compétitivité se construit et cela est le résultat de l’effort de tous. Dans le court et moyen terme, la réflexion doit s’orienter plutôt vers la recherche de formes de régulation adéquates pour freiner la dégradation de l’état des entreprises. C’est la seule voie possible pour arrêter le processus de désindustrialisation à l’oeuvre depuis plusieurs années et éviter une réinsertion à la division internationale du travail par le seul secteur des hydrocarbures. Libéralisation des prix des biens et services, ajustement du taux de change et taux d’intérêt sont donnés par la pensée libérale comme seuls instruments d’une politique de substitution ne supportant pas de coûts de distorsion. Les expériences d’ajustement, menées un peu partout dans les pays en voie de développement durant ces 10 à 15 dernières années, montrent plutôt l’insuffisance de la régulation libérale dans un contexte souffrant de ses propres limites structurelles auxquelles viennent s’articuler les inégalités transnationales. Dans l’acception générale, voire celle des pouvoirs publics, l’économie de marché se construit toute seule à supposer que celle-ci ait existé à l’état pur.

Le mouvement de libéralisation tel qu’il est engagé actuellement semble favoriser plutôt les activités tertiaires au détriment de la production. La plus grande ouverture sur le secteur privé s’est faite plutôt dans le prolongement de l’informel que dans la transparence. Il est naturel que les entrepreneurs privés soient attirés par ce type d’activité compte tenu de la logique qui consiste à réduire le risque, récupérer rapidement le capital et réaliser une meilleure marge. Autrement dit, le secteur industriel est peu attractif compte tenu de son marasme actuel. A long terme, une telle évolution pourrait s’avérer désastreuse.

Le véritable enjeu auquel est confronté l’Algérie, aujourd’hui, consiste à trouver les voies et moyens pour substituer «un meilleur Etat à un trop d’Etat ». A ce titre les pouvoirs publics sont interpellés par les questions relatives à la protection de la production nationale, la fiscalité et le financement.

N’est - il pas possible de mettre fin à l’économie d’endettement sans se désindustrialiser ? Il sera sans doute difficile pour les entreprises nationales d’affronter, dans le court et moyen terme, la concurrence étrangère compte tenu de leur faiblesse et la rareté de l’investissement, national et étranger. N’y- a- t - il pas nécessité, fut - ce à titre transitoire d’une telle voie moyenne entre le libéralisme «débridé » et l’économie administrée ? Comment assurer à l’économie nationale un minimum de protections sans effectuer de retour vers les pratiques du passé ?

Par ailleurs, on peut considérer que l’un des principaux effets de l’ajustement structurel est d’avoir stérilisé la rente pétrolière. En effet, l’Etat devra faire face à une contrainte budgétaire serrée durant longtemps encore compte tenu du poids du service de sa dette intérieure et extérieure. Dans ces conditions, canaliser l’épargne privée vers l’investissement, indispensable au développement, reste un impératif que les difficultés du temps présent rendent problématique. C est par conséquent une véritable problématique.