INTRODUCTION GÉNÉRALE

La "tertiarisation" des économies les plus avancées est massive. En effet, le secteur des services1 est en croissance forte du point de vue de la production, de la valeur ajoutée et de l'emploi ; cette croissance concerne principalement le tertiaire marchand2. A l'intérieur de cet ensemble, ce sont surtout les services marchands3 qui ont connu la croissance la plus significative : entre 1960 et 1995 ces services ont nettement augmenté leur influence dans l'économie française passant de 11 % à 17 % de la valeur ajoutée. Parmi ces services marchands, ce sont les services aux entreprises qui ont connu l'expansion la plus spectaculaire. Ils rassemblent les postes et télécommunications, les activités de conseil et d'assistance (juridiques, techniques, informatiques, publicitaires...), les services opérationnels (routage, nettoyage, travail temporaire...) et les activités de recherche et développement. En volume, leur production a été multipliée par plus de huit depuis le début des années 60, de sorte qu'en 1995 elle représentait les deux tiers de la production des services marchands. Cela s'explique par le fait que la part des services aux entreprises dans les consommations intermédiaires a plus que doublé entre 1960 et 1995, passant de 6,9 % à 18,6 %4.

Au point de vue théorique, les choses ont beaucoup évolué. Alors que pendant longtemps les services étaient considérés comme improductifs (notamment pour A. SMITH ou K. MARX)5, les économistes contemporains parlent de production de richesses par les services, et même d'économie des services6.

En effet, depuis les années soixante beaucoup d'économistes (et notamment V. R. FUCHS 1968 et D. BELL 1973) ont mis l'accent sur le fait que l'aspect immatériel du travail allait prendre le pas sur l'aspect matériel, quel que soit le secteur, qu'une société de service allait se substituer à la société industrielle : le marché des idées, de l'intangible, du savoir et de la maîtrise de l'information l'emporterait alors sur celui des choses.

Plus tard, P. MALESKA (1985) a repris ces idées dans un schéma intitulé ‘"Le changement de société, expansion du secteur dominant"’, dans lequel il met en évidence les phases successives de développement de la société et du système productif : on serait passé d'une société de besoins de base à laquelle correspondrait la phase agricole, à une société de besoins tangibles à laquelle correspondrait la phase industrielle, et on passerait à une société de besoins intangibles à laquelle correspond une phase post-industrielle ou de service.

Alors que pour P. MALESKA (1985), ces changements relèvent de la croissance des besoins (intangibles), pour J. DE BANDT (1995) ils proviendraient plutôt du passage d'une économie fondée sur l'énergie à une économie fondée sur l'information7, tout simplement parce que l'information devient source de valeur et de richesse, et facteur de compétitivité. Cela dit, l'information a toujours été présente et nécessaire pour produire, mais aujourd'hui c'est son traitement qui devient déterminant, beaucoup plus que par le passé. Plus précisément, l'information en provenance de l'environnement que l'entreprise doit traiter n'est plus répétitive, prévisible, les décisions ne sont plus programmables, au contraire, les informations sont massives, perturbées, non stables et les décideurs ne peuvent donc plus anticiper l'évolution des variables de leur environnement. Dès lors, le travail à réaliser sur l'information pour pouvoir l'utiliser efficacement est beaucoup plus important et délicat que dans le passé. L'information devient alors une ressource stratégique à partir du moment où elle est traitée, décodée, enrichie, lisible, intelligible... Sa valeur va alors dépendre de sa pertinence (adéquation aux besoins) et de son accessibilité. Par conséquent, dans la mesure où l'activité informationnelle devient un enjeu économique important, on voit émerger une phase de marchandisation des informations avec le développement de nouvelles activités et notamment des activités de "services informationnels" (J. DE BANDT 1995)8. Ces services consistent à modifier l'"état" (informationnel) du bénéficiaire, c'est-à-dire qu'il s'agit de le mettre en "état" d'être (mieux) informé afin qu'il prenne de bonnes décisions. Dans les organisations clientes, ces services contribuent à une meilleure adaptation à l'environnement et à une modernisation des systèmes de par la production et le transfert d'informations qu'ils autorisent.

Finalement, c'est l'évolution de l'environnement (plus instable et plus complexe) qui conduit à une société de besoins intangibles (pour reprendre P. MALESKA 1985) et à une économie fondée sur l'information (pour reprendre J. DE BANDT 1995), plus précisément fondée sur le traitement efficace de l'information.

Ces constatations concrètes (chiffrées) et ces réflexions théoriques sur la place des services aux entreprises et notamment des "services informationnels" dans le système productif, incitent à faire des analyses concrètes sur leur mode de fonctionnement, d'autant plus qu'il n'existe pas de corpus théorique achevé sur l'économie des services. Mais chercher à faire de telles analyses est délicat du fait de l'hétérogénéité de ces services. Dans ces conditions nous choisissons de cibler l'analyse sur les activités de conseil.

D'après le dictionnaire Larousse, le conseil signifie ‘"avis donné ou demandé sur ce qu'il convient de faire"’. Cette courte définition implique d'une part, la présence d'au moins deux individus, et d'autre part, l'existence d'un différentiel de "savoir" entre ces deux individus. Dans les activités de conseil, un des individus est le prestataire, celui qui est sollicité pour un conseil, l'autre est le client, celui qui manque d'informations et qui ne sait donc que faire. En ce qui concerne le différentiel de "savoir", des précisions sont données par J. GADREY et alii (1992), selon lesquelles les conseils articulent deux fonctions, qui sont dominées par deux types de compétences ; la première est relative au travail, la seconde au service :

- une fonction intellectuelle d'analyse, d'étude et d'expertise, appuyée à la fois sur des savoirs spécialisés de haut niveau et sur l'expérience de résolution de problèmes dans un certain champ de connaissance ;

- une fonction intellectuelle, caractéristique du conseil, qui porte sur l'identification et la formulation de problèmes et de projets, sur l'adaptation et la transmission de savoirs à d'autres agents (appartenant en l'occurrence à une entreprise ou à une organisation), sur l'aide à la décision (décision relevant en général du client), et, de plus en plus souvent, sur l'aide à la mise en oeuvre de tout ou partie de ces décisions.

Finalement, la dénomination "activités de conseil" permet de mettre en avant le rôle de l'individu dans le traitement de l'information (recherche, transformation, association à d'autres informations...) et surtout dans la production de connaissances utiles. Cet intitulé est plus concret et moins théorique que l'intitulé "services informationnels" qui mettait l'accent principalement sur l'information ; ici c'est le comportement de l'individu, face à l'information et dans la production de connaissances, qui est au premier plan.

Mais ces connaissances produites sont particulières ; ceci va permettre de distinguer le conseil d'autres activités. Ces connaissances ne sont pas entièrement formalisées, ce qui distingue le conseil de la recherche dont le résultat serait une connaissance formalisée ; ces connaissances ne sont pas totalement validées, ce qui distingue le conseil des activités d'enseignement qui diffusent des connaissances normalement validées ; ce ne sont pas non plus des informations, ce qui distingue le conseil des activités journalistiques et informationnelles. Ce sont des connaissances en construction et en co-construction dont la finalité est opérationnelle.

Parmi les activités de conseil, C. SAUVIAT (1991) distingue le conseil en management (ou conseil en organisation), l'expertise comptable et l'audit, le conseil juridique et fiscal, le conseil en informatique. Nous choisissons de nous intéresser au conseil en management. Cette activité peut être effectuée en interne : des individus dans l'entreprise ou l'organisation ont un rôle de consultant. Il peut être effectué en externe et dans ce cas le client (entreprise ou organisation) fait appel à un prestataire (externalisation). Dans ce travail, nous nous situons du point de vue des professionnels externes qui peuvent être des cabinets de conseil ou des conseils indépendants, et plus précisément nous nous situons du côté des professionnels français, même si l'activité a beaucoup été influencée par les géants du conseil, c'est-à-dire les grandes firmes anglo-saxonnes.

S'intéresser au conseil en management conduit à considérer le "produit", la place et le rôle du demandeur de même que la place et le rôle de l'offreur, d'une toute autre façon que dans le monde industriel.

D'une part, si comme pour les biens, la relation marchande de la vente d'un service repose sur un transfert d'argent, une différence apparaît lorsqu'on regarde le contenu de ce qui est vendu : le service ne se traduit pas par un transfert de droit de propriété. Autrement dit, le service n'est pas un "objet de désir" dans le sens où il n'est ni un objet d'appropriation, ni d'accumulation.

D'autre part, s'il n'y a pas transfert de droits de propriété, il y a création d'un droit de créance qui implique un engagement réciproque entre le producteur du service et le bénéficiaire qui peut être le client. Autrement dit, le client attend du prestataire une solution à son problème, il est le créancier, il a vis-à-vis du débiteur (le prestataire) un droit de créance. Dès lors, le client n'achète pas un conseil comme il achèterait un bien quelconque. Au contraire, le client délègue la réalisation d'un acte à un prestataire et lui demande d'apporter une solution face à son problème ; tous deux entrent dans une relation de service. Le consultant devient "maître du faire" car le demandeur n'a pas de pouvoir pour définir comment se fera la prestation. L'offreur a donc des plages d'autonomie dans le sens où il définit le service comme il l'entend (devis, méthodologies employées...). Par contre à côté de ces plages d'autonomie, il y a des phénomènes d'interaction où prestataire et client dialoguent pour cadrer le problème, pour aboutir à une solution adaptée à l'organisation du client, pour définir les critères d'évaluation et les objectifs que la solution doit apporter. C'est pourquoi le client ne choisit pas une prestation qui existerait ex ante, mais participe à la construction de la solution qui apparaît ex post : on parle alors de processus de co-production ou de co-construction : le client "ne fait pas faire" mais "fait avec" le consultant (double engagement dynamique).

Enfin, si le bien est palpable, le "produit-conseil" de son côté ne s'impose pas par sa matérialité. Dès lors, on perçoit l'intérêt majeur d'un apprentissage interactif. Plus précisément, le consultant construit une solution qui n'aura de valeur que si elle est mise en mouvement à l'aide de connaissances spécifiques. Aussi, une fois la remise du service (fin du processus de prestation), le client qui se retrouve seul doit avoir assimilé ces connaissances, d'où l'intérêt du transfert, du prestataire au client, des connaissances créées. C'est dans la relation de service que cette transmission va s'opérer. Les effets du service dépendront alors des capacités de l'utilisateur à tirer parti du service fourni, c'est-à-dire à assimiler et valoriser les connaissances reçues.

Ces quelques précisions conduisent à considérer ces activités de conseil en management comme très spécifiques par rapport aux activités industrielles, comme nous venons de le voir, mais également par rapport aux autres activités de conseil citées par C. SAUVIAT (1991). En effet, le conseil en management est non réglementé, c'est-à-dire qu'il n'est pas soumis à un ordre (à la différence de l'expertise comptable ou du conseil juridique), les solutions sont de celles qui s'imposent le moins par leur matérialité (à la différence du conseil informatique), et l'apprentissage interactif dans cette activité-là semble beaucoup plus nécessaire que dans les autres activités de conseil.

Ces précisions conduisent également à pointer de nombreuses incertitudes surtout du côté du client. Il y a indétermination du produit : la prestation n'existe pas ex ante, elle se construit dans la relation avec le client. Il y a différé d'évaluation : ex post c'est-à-dire à l'issue du processus de prestation, il est délicat de procéder à des évaluations, par exemple des externalités peuvent se manifester à plus ou moins long terme.

Par conséquent, on peut se demander comment ces activités peuvent perdurer ou comment un marché durable peut exister. Plus précisément, la spécificité des activités de conseil en management et notamment du "produit-conseil" conduit à s'interroger sur la manière dont le marché du conseil se développe, évolue et se structure. Ces questions constituent le point de départ de nos réflexions, autrement dit notre problématique est la suivante : nous voulons comprendre comment ce marché fonctionne. L'objectif de ce travail est alors d'apporter des éclaircissements sur le fonctionnement du marché du conseil en management.

Pour atteindre cet objectif, dans une première partie nous planterons le décor c'est-à-dire que nous préciserons autant que possible les contours du conseil en management et décrirons les spécificités du fonctionnement de ce marché. Aussi, d'abord dans une perspective historique, nous décrirons les différentes étapes d'émergence, de structuration et de développement du marché du conseil en management. Ensuite, nous rentrerons un peu plus dans le détail de ces activités en présentant leurs caractéristiques actuelles. Enfin, dans une vision dynamique du marché nous discuterons de la manière dont les acteurs se rencontrent et ensuite produisent en commun. Cela nous amènera à pointer différents problèmes et à mettre en évidence les dispositifs construits par les acteurs du conseil pour atténuer ces problèmes. Nous aurons alors décrit une réalité, celle du fonctionnement du marché du conseil.

Dans une deuxième partie, il s'agira de reconstruire cette réalité, de lui donner un sens précis, en somme il s'agira de l'expliquer. Pour ce faire, nous questionnerons diverses théories économiques qui pourraient nous éclairer sur le fonctionnement du marché et apporter des explications pertinentes. Autrement dit, il s'agira de confronter les conclusions théoriques aux réalités du terrain. Même si la question du fonctionnement du marché oriente plus naturellement vers des théories qui s'intéressent aux relations interfirmes (relations prestataire-client et prestataire-partenaire(s)), il ne faut pas négliger les théories centrées sur les relations intrafirmes parce que ces relations participent également à la cohérence et à la crédibilité du marché. Par exemple, les mécanismes d'incitation développés dans la firme, les routines mises en place, l'apprentissage organisationnel... sont autant de moyens qui vont influer sur les comportements des consultants dans leurs missions. Dès lors, deux points de vue seront exposés : celui des théories de la firme et celui des théories qui s'intéressent aux relations interfirmes. Mais comme la firme de conseil a sa propre spécificité (elle n'a pas les problèmes communs à toutes les firmes), il s'avèrera délicat de s'appuyer pleinement sur ces théories.

Dans une troisième partie, devant les limites des théories économiques à rendre compte de la spécificité du marché du conseil et à expliquer son fonctionnement, nous apporterons notre propre réponse. Il s'agira de reconstruire la réalité suivant notre représentation du marché laquelle s'appuie sur une approche de type bibliographique et sur des entretiens (cf. annexe). Plus précisément, cette troisième partie sera l'occasion de structurer nos connaissances, d'une part en mettant l'accent sur trois notions particulières permettant de distinguer très nettement les activités de conseil en management d'autres activités : la singularité, le temps et les proximités ; d'autre part en construisant un schéma où la combinatoire d'"espaces-production" et d'"espaces-échanges" va assurer le développement du marché. Cette accumulation de connaissances nous permettra alors de reconstruire ce que l'on croit savoir de la réalité, autrement dit elle nous permettra d'apporter notre explication au fonctionnement du marché du conseil.

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Schéma de la démarche

Globalement, cette recherche va apporter des éclaircissements sur le fonctionnement particulier d'un marché. Au-delà de ce résultat attendu (c'était l'objectif du travail), la recherche débouche sur un enrichissement du concept de coordination : coordonner sur le marché du conseil ce n'est pas seulement articuler les comportements d'acteurs dans un but productif, mais c'est également mettre en place les conditions préalables à la production (amont) et analyser les effets de celle-ci (aval). Coordonner c'est agir mais aussi anticiper et réagir, d'où l'aboutissement de cette recherche sur un concept de "coordination dynamique".

Notes
1.

Le secteur des services ou le tertiaire comprend le tertiaire marchand et les services non marchands.

2.

Le champ du tertiaire marchand retenu ici est celui de la commission des comptes des services. Il regroupe les services marchands, les services financiers, le commerce, les transports, la location immobilière, les services d'éducation, de l'action sociale et de la santé.

3.

Toujours d'après la commission des comptes des services, les services marchands regroupent trois grands champs d'activité : services aux entreprises, services aux particuliers et activités immobilières.

4.

Pour plus de détails cf. C. ROUQUETTE (1997) sur l'essor des services depuis les années 60, INSEE Résultats (1998) sur l'évolution de la production et de la valeur ajoutée dans les services depuis les années 80, T. PIKETTY (1998) sur la croissance des emplois dans les services.

5.

Pour A. SMITH, les services recouvrent les serviteurs de l'État, les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins, les services personnels et les gens de lettres et du spectacle, mais le commerce et les transports en sont exclus. Les services ne produisant pas de résultats tangibles sont improductifs. Pour K. MARX, le travail productif est lié à la marchandise qui est matérielle, par conséquent, du fait de leur immatérialité, les services sont improductifs.

6.

V. R. FUCHS (1968) est le premier à utiliser l'expression d'économie des services.

7.

La part informationnelle de la valeur des produits tend à augmenter, environ 4/5 des prix à la consommation des produits dans les pays développés, et elle représente la part la plus importante de la valeur ajoutée.

8.

Dans l'ensemble du tertiaire, il s'agit d'activités de services marchands affectées aux entreprises, en excluant les services de confort (c'est-à-dire tous les services aux entreprises qui affectent le cadre de travail -entretien, nettoyage, sécurité...- ou de vie -restauration, loisirs...- du personnel). Ces services informationnels ont une relation soit au marché, soit à la production, soit à la stratégie (J. DE BANDT 1995, p. 24).