1 - La demande de conseils

Cette première étape d'explication, concernant la formation d'une demande, prend en compte l'évolution du contexte (de l'environnement) économique et cherche à faire apparaître les difficultés et les besoins des entreprises et des organisations (c'est-à-dire des clients potentiels des cabinets de conseil en management).

Pour P. COHENDET et P. LLERENA (1990), l'environnement d'une firme à un moment donné est défini par un certain état de la demande, de la concurrence et de la technologie.

Dans les années 80, la demande mono-caractéristique (ou à caractéristiques réduites) s'est transformée en une demande variée, incertaine et exigeante sur la qualité des produits, réclamant non seulement des services incorporés aux produits mais des services rapides et fiables.

La concurrence s'est donc déplacée des prix et des quantités, à une concurrence axée sur la différenciation pour aller vers une concurrence sur les délais de réaction (tout en essayant de répondre à une demande de plus en plus variée). Cependant il n'y a pas pour autant une substitution d'une concurrence hors coût à une concurrence par les prix, mais au contraire un cumul des deux (P. VELTZ 1996).

La technologie est également une variable à prendre en compte dans un contexte qui se durcit. Elle permet de réaliser des gains de productivité, et par conséquent elle rend l'entreprise de plus en plus compétitive. Mais, et c'est là le revers de la médaille, elle engendre des coûts et devient assez rapidement obsolète.

Ces diverses évolutions de l'environnement ont un impact sur l'évolution du système de production. P. COHENDET et P. LLERENA (1990) observent, de manière schématique, trois stades successifs dans l'évolution des modèles de production : le modèle de "standardisation", le modèle de "variété" et le modèle de "réactivité".

Le premier modèle, appelé modèle de "standardisation" (dont l'archétype est le modèle dit "taylorien-fordien"), s'est développé durant la période 1950-1970 et s'est inspiré d'un principe économique d'Adam SMITH (1776) selon lequel il existait un cercle vertueux entre extension du marché, accroissement de la productivité, baisse des prix, extension des marchés... Dans ce modèle il s'agissait d'articuler deux dynamiques : une dynamique de croissance de la capacité productive par accumulation du capital, et une dynamique de croissance des débouchés par répartition des revenus et appropriation du surplus. Plus précisément, en ce qui concerne l'offre, ce modèle se fonde sur la recherche d'économies d'échelle à travers la standardisation de la production et du produit51, et pour ce qui est de la demande, il y a homogénéisation des modes de consommation et croissance des revenus des ménages. La crise de ce modèle-là va venir d'un problème d'adéquation entre offre et demande, d'où crise de débouchés : d'une part, la demande de biens de consommation durable n'est plus qu'une demande de renouvellement, et d'autre part, la demande évolue et les individus recherchent davantage des biens différenciés que des biens homogènes.

Le modèle de "variété" correspond à la recherche de flexibilité et d'adaptation, que l'on ne retrouve pas dans le modèle précédent de production de masse. Cela est dû à l'évolution de la demande : elle devient variée (et non plus homogène), incertaine et exigeante sur la qualité des produits, et elle réclame, en plus des caractéristiques personnalisées, des services incorporés dans les produits52. A priori, ce modèle ne semble pas du tout adapté à une production en grandes séries, parce qu'il faut établir une relation avec les utilisateurs pour définir le produit. La solution sera de combiner à la fois la production de masse standardisée et la production sur mesure, autrement dit de rechercher une nouvelle flexibilité dans les processus de fabrication. Ce modèle est donc fondé sur des processus de fabrication et de mise à disposition standardisés tout en introduisant des formes de flexibilité qui permettent de transférer certaines caractéristiques du "sur mesure" à la production de masse. Dans ces conditions, les aspects qualitatifs, importants dans la conception du processus de production et des produits, prédominent sur les aspects quantitatifs. On glisse alors vers ce que A. BRESSAND et K. NICOLAIDIS (1988) appellent le ‘"sur mesure de masse"’ ou encore ce qu'A. MAYERE (1990) appelle ‘"production modulaire sur processus standardisés’"53.

Le modèle de "réactivité" implique un bouleversement des règles et méthodes d'organisation des entreprises parce qu'il faut réduire les délais de réaction en cherchant une meilleure cohérence entre l'organisation de l'entreprise et son environnement. ‘"Faisant face à une demande évolutive et de plus en plus imprévisible de produits variés à durée de vie très courte, l'entreprise ne peut plus considérer son organisation comme une donnée immuable"’ (P. COHENDET et P. LLERENA 1990, p. 146). Ce système de production se caractérise par de fortes interdépendances entre les phases de production, l'objectif sera alors d'assurer une bonne coordination entre les différents éléments de la production, pour obtenir le plus court délai de réaction possible vis-à-vis de l'environnement. La vision séquentielle du poste de travail n'est plus du tout pertinente, elle disparaît au profit d'une vision plus réticulaire. Il s'agira donc pour les entreprises d'appliquer un nouveau principe d'articulation offre-demande fondé sur une nouvelle conception du produit et de la relation d'échange, intégrant une dimension temporelle renforcée et une nouvelle proximité entre producteurs et utilisateurs. ‘"La performance économique dépend alors de la densité et de la pertinence des relations établies entre les acteurs des chaînes productives, entre les fonctions de la firme, entre les firmes et leurs fournisseurs et leurs clients, et ainsi entre les firmes et leur environnement"’ (A. LE ROY 1997, p. 250)54. P. VELTZ (1993 a) illustre ce changement en parlant de ‘"productivité des interfaces"’.

L'information en provenance de l'environnement, que l'entreprise doit traiter, est, dans ces conditions, beaucoup moins stable. En effet, alors que dans les modèles de "standardisation" ou de "variété", l'entreprise perçoit des informations répétitives et prévisibles (c'est-à-dire repérables par des lois de probabilités ou des fréquences d'apparition connues du décideur), et où les décisions sont programmables, dans le modèle de "réactivité", au contraire, l'entreprise reçoit des informations perturbées et les décideurs ne peuvent donc plus anticiper l'évolution des variables de leur environnement (P. COHENDET et P. LLERENA 1990). Il y a donc tout un travail d'apprentissage de l'information à effectuer, et la structure de l'entreprise devient dépendante de la nature des informations issues de l'environnement.

Pour simplifier, on peut dire que l'environnement est devenu de plus en plus instable et complexe. Pour expliquer ces deux notions on peut faire appel à H. MINTZBERG (1982, chap. 15), théoricien de l'organisation, pour lequel l'environnement comprend deux dimensions : d'un côté son degré de stabilité ou au contraire d'instabilité défini comme l'imprévisibilité et l'incertitude, et de l'autre, son degré de complexité, qu'il mesure par la complexité des savoirs requis pour le rendre intelligible55. Toujours selon cet auteur, il existerait des environnements plutôt complexes mais assez prévisibles ou, à l'inverse, plutôt simples mais incertains. Le modèle de "réactivité" invite à considérer l'environnement économique comme :

  • instable (incertain) parce que l'entreprise ne peut prévoir son avenir, standardiser ses produits et ses procédures, planifier son développement ; en effet, les sources d'approvisionnement sont incertaines, la demande des clients imprévisible, la technologie en rapide évolution, l'entreprise ne peut pas organiser et coordonner ses activités en ayant recours à la standardisation, elle doit utiliser des mécanismes de coordination plus flexibles ;

  • et complexe, c'est-à-dire difficilement intelligible à moins d'avoir un savoir étendu sur les produits et les clients. Cette complexité sera réduite si le savoir requis peut être rationalisé et décomposé en éléments compréhensibles.

Ainsi pour donner sa cohérence et son unité au produit et à l'entreprise, on perçoit l'importance du travail sur l'information56, et non plus simplement du travail sur la matière ou l'énergie57. Autrement dit, aujourd'hui, la production et l'échange d'informations sont aussi importants que la production et l'échange de biens. ‘"Ces deux processus sont en fait intimement liés et ne peuvent s'envisager l'un sans l'autre, que ce soit au niveau de la fabrication des biens, de la gestion des entreprises ou des échanges économiques"’ (M. C. MONNOYER, J. PHILIPPE 1986, p. 2). Cette tendance s'observe par une baisse de la part de la production ouvrière et par la croissance de la part des activités de "matière grise"58. Donc l'objectif majeur est la recherche d'une nouvelle maîtrise de la production d'informations et d'une extension et intensification de la rationalisation de cette production (A. MAYERE 1990)59. Dès lors, la recherche d'informations utiles signifie que leur valeur d'usage se transforme en valeur d'échange : on parlera de marchandisation des informations (L. BENSAHEL 1997). Cela va initier un développement d'activités informationnelles, d'outils techniques informationnels et notamment de "services informationnels" (J. DE BANDT 1995)60. Finalement, désordre et impossibilité de la prévision d'un côté, et création de connaissances de l'autre, semblent aller de pair61.

Pour conclure sur ce point qui tente d'expliquer le développement de la demande de conseils, on peut dire que la présentation des modèles de production met l'accent sur le rôle de plus en plus important des activités tertiaires dans le système productif et conduit à leur attribuer deux fonctions :

  • d'une part, une fonction de différenciation par l'incorporation de services dans les biens du fait des exigences des clients, d'où une plus grande participation de l'utilisateur dans le processus de production et des changements dans la logique économique dominante à savoir la production de masse ;

  • d'autre part, une fonction d'intégration matérialisant les relations de coordination nécessaires au fonctionnement d'ensembles complexes (P. VELTZ 1996) : l'efficacité du processus de production se déplace de la réalisation concrète du processus à sa conception, d'où l'importance d'une capacité à créer et organiser plus qu'une capacité physique62.

Force est de constater que cette fonction d'intégration a pris une importance considérable (sans doute en raison de la complexité de l'environnement), même si la fonction de différenciation a toujours un rôle majeur à jouer. Cela nous amène à dire, tout comme M. BERNARDY DE SIGOYER et P. BOISGONTIER (1996), que le secteur industriel s'est transformé, s'est modernisé et s'est orienté vers la production de valeurs ajoutées par activités intellectuelles. L'industrie est encore une composante essentielle du dynamisme économique, mais les conditions de l'activité industrielle sont modifiées par la croissance des facteurs immatériels de la production (connaissance, information, communication), et par leur rôle structurant dans l'articulation, interne et externe, des différents secteurs d'activité (J.-G. DITTER 1997).

Dès lors, un nouveau système de production se développe ; selon M. QUEVIT et P. VAN DOREN (1993), il est caractérisé par : (1) une plus grande interactivité entre l'industrie et le secteur tertiaire, (2) une importance grandissante des services dits "productifs", (3) un accroissement continu des investissements en recherche-développement (R-D) et la création de structures de R-D technologiques, (4) le rôle stratégique des sources et modes de traitement de l'information ainsi que de la communication, (5) la naissance de nouveaux métiers basés sur la connaissance.

Finalement, étant donné que les caractéristiques de l'environnement comme celles de l'entreprise elle-même ont évolué de manière continue depuis un demi siècle dans un sens défavorable aux hypothèses de simplicité et de stabilité, il est délicat de considérer l'activité comme affaire d'automatismes contrôlés (avec des situations décisionnelles-types, définies dans des cadres formalisables)63. Aussi on comprend mieux les difficultés auxquelles peuvent être confrontées les entreprises ou organisations64 et la croissance de la demande de conseils.

Notes
51.

On observe ceci pour les biens (automobile par exemple) mais également pour certains services (commerce de grandes surfaces, services de transport de masse, etc.).

52.

L'élévation du niveau de culture dans la société incite le consommateur/client/usager à différencier, complexifier, raffiner ses niveaux d'exigence vis-à-vis de l'entreprise : "la voiture offerte aux clients ne peut plus être noire et obligatoirement noire parce que le capitaine d'industrie Henry Ford en a décidé ainsi..." (P. LORINO 1995, p. 26).

53.

Ce modèle de "variété" est appliqué aussi bien dans le domaine industriel que dans le tertiaire.

Dans le domaine industriel, P. COHENDET et P. LLERENA (1990) parlent de "différenciation retardée" pour mettre en évidence la recherche de standardisation des composants à l'amont, cela permettant une plus grande diversité à l'aval. Le développement technologique des machines à commande numérique et des centres d'usinage, en permettant aux machines d'effectuer différents types d'opérations tout en réduisant les difficultés de reconversion des lignes, a considérablement facilité la transition vers un modèle de "variété".

Dans le domaine des services, notamment basé sur la matière grise, il y a également tendance à l'"industrialisation" (nous verrons plus loin -Section 2, A, 2, b- que l'emploi de la notion d'"industrialisation" peut porter à confusion) par une capitalisation socialisée de l'information (objectivation du savoir-faire et de la connaissance de la société de service) ; il y a alors valorisation du service sur le marché, par des méthodes partielles, des schémas de démarche, mais ils doivent être repensés, complétés dans le cadre d'un problème spécifique de façon à ce que la méthode d'ensemble progressivement élaborée soit chaque fois particulière (A. MAYERE 1994).

54.

On retrouve ici le modèle d'interaction en chaîne de S. KLINE et N. ROSENBERG (1986).

55.

Pour J. GADREY et alii (1992, pp. 161-162), il est possible d'illustrer les deux dimensions de l'environnement, la complexité et l'incertitude, à deux niveaux, en interne et en externe.

En effet, l'augmentation de la complexité des processus de production peut s'observer en interne au travers de :

- la complexité des supports matériels élémentaires de cette production (machines et instruments de production...) qui nécessitent une maîtrise de savoirs plus abstraits et plus immatériels ;

- la complexité des systèmes de production coordonnés dont les différents supports sont de plus en plus interconnectés ;

- la diversité croissante des produits.

Quant à la complexité externe (liée à l'environnement de l'entreprise), elle peut se repérer au travers de variables :

- physiques, scientifiques et techniques : l'extension spatiale du fonctionnement d'une entreprise, le rôle majeur des systèmes d'information et de communication, les contraintes liées à l'environnement naturel et spatial, les innovations scientifiques, la recherche-développement ;

- économiques : la segmentation des marchés et leur expansion géographique, le passage de situations de monopoles nationaux ou locaux à des situations oligopolistiques et concurrentielles ;

- sociales : les transformations et l'individualisation des exigences des clients, la différenciation des aspirations des salariés ;

- institutionnelles : la multiplication des législations, les contraintes fiscales et comptables, la dimension internationale du cadre juridique et fiscal à maîtriser.

L'augmentation de l'incertitude, et donc des risques, se manifeste également en interne et en externe :

- d'une part les risques liés au processus de travail et aux relations internes, qu'ils portent sur les biens, les personnes, ou sur les dysfonctionnements du travail et de son organisation ;

- d'autre part, les risques relatifs à l'environnement et aux relations avec celui-ci, par exemple, dysfonctionnements des communications, des transports, de l'environnement naturel, incertitudes relatives aux marchés, aux concurrents, aux financements, aux mouvements sociaux, aux pressions des consommateurs, aux changements institutionnels et politiques...

56.

Il faut distinguer l'information routinière (au sens de répétitive et prévisible et qui permet de réduire l'incertitude) de l'information non routinière (au sens de difficilement intelligible et qui est créatrice d'incertitude). Le travail sur l'information porte essentiellement sur l'information non routinière.

57.

J. DE BANDT (1995) souligne le fait que le coeur de la dynamique passe des activités matérielles de production aux activités de traitement d'informations et de connaissances.

58.

Le relèvement des niveaux moyens de formation et de compétence conduit à développer de manière privilégiée des postes et des missions à fort contenu de connaissances.

59.

Cette situation pourrait nous amener à dire que nous entrons dans une "économie de l'information", mais cela ne nous semble pas pertinent parce que l'information a toujours été nécessaire pour produire, aujourd'hui comme hier (A. BARCET et J. BONAMY 1991 b).

60.

Selon J. DE BANDT (1995), ces "services informationnels" sont des services aux entreprises auxquels il faut exclure toutes les activités "de confort" c'est-à-dire qui affectent le cadre de travail (entretien, nettoyage, etc.) ou de vie (restauration, loisir, etc.) du personnel. De par leur dénomination, ces services traitent, échangent et produisent des informations pour faire fonctionner et rendre plus performantes les entreprises clientes, c'est-à-dire pour permettre au client d'être dans une situation informationnelle meilleure. Plus précisément, par l'interrelation qu'ils nécessitent entre les prestataires et leurs clients, ils jouent un rôle particulier dans la production et l'échange d'informations ainsi que dans le transfert et l'intégration des nouvelles connaissances et des nouveaux savoir-faire dans le système productif (J. DE BANDT 1995). Les services informationnels dégagent des surplus de productivité importants constituant la base de la dynamique du système productif ; ils ont donc un rôle de plus en plus grand dans l'amélioration de la productivité des entreprises clientes.

61.

On rejoint ici I. NONAKA (1991) pour qui "Les nouveaux savoirs naissent dans le chaos".

62.

Autrement dit, selon C. EVERAERE (1993), il s'agit de réaliser l'intégration permanente de l'innovation et de la production afin de réduire les temps de développement et de remplacement des produits en organisant les activités de recherche et de fabrication de manière simultanée et interactive plutôt que linéaire et cloisonnée.

63.

On fait allusion ici au paradigme traditionnel du contrôle. Ce dernier "(...) introduit des hypothèses fortes : la simplicité modélisable et la stabilité des mécanismes de performance collectifs. Dès lors le pilotage peut s'organiser en deux temps : intelligence de la situation et établissement d'une norme d'action, d'une part, contrôle de la conformité de l'action à la norme, d'autre part" (P. LORINO 1995, p. 28).

64.

"Les membres d'une organisation résume James March ont des possibilités de contrôle très limitées" (P. LORINO 1995, p. 24).