b - Le conseil : un métier qui s'éloigne de la profession libérale et qui se rapproche de l'«industrialisation»

Pour discuter de cette tendance, il est nécessaire de revenir à la notion d'"industrialisation" laquelle, selon nous, recouvre deux dimensions : la première fait référence aux procédures de standardisation des "produits" (vision fordienne), la seconde à l'émergence d'une organisation fonctionnelle. Il est clair qu'a priori, il est difficile de parler d'"industrialisation" s'agissant d'activités de conseil où la relation de service est primordiale dans l'adéquation de la prestation aux attentes du client (A. MAYERE 1994). Nous allons donc discuter de chacune des dimensions de l'"industrialisation" dans le cadre des activités de conseil.

Revenons sur la première dimension. La notion de standardisation (ou normalisation) renvoie à la réduction du nombre de modèles de fabrication, elle est donc liée au produit ou au service. Cette notion est difficilement applicable dans le cadre de prestation de conseil97, car la standardisation n'est pas totale, il y a toujours une part de spécifique liée aux particularités du client, il s'agit donc d'adapter la prestation à l'entreprise cliente. De plus, le résultat d'une prestation de service est toujours différent de missions déjà effectuées car il provient de l'interaction de facteurs humains, du personnel en contact et du client. Comme le souligne J. GADREY (1989, pp. 19-20) : ‘"Il faut donc se représenter cette incontestable tendance à la normalisation comme coexistant avec une tendance inverse à la flexibilité ou à l'individualisation des prestations de haut de gamme incluant des recherches pour une part inédites et donc non standardisables"’. Dès lors, nous préférons parler de rationalisation, c'est-à-dire de simplification ou d'amélioration d'une organisation "technique" en vue d'un meilleur rendement ; cette notion est donc liée au processus de production. Cette rationalisation peut s'observer à différents moments du processus de production (par exemple dans la phase de diagnostic à l'aide d'outils, de méthodes, de procédures..., dans la mise en oeuvre, dans le suivi...). Elle permettra d'une part, de réduire les coûts en affinant le contrôle des opérations, et d'autre part, de contrôler et d'améliorer la productivité (J. GADREY 1989). Ainsi, même s'il y a des procédures très précises dans les entreprises, ce n'est pas pour autant qu'il y a standardisation. C'est parce que nous nous intéressons aux vendeurs de services et non aux vendeurs de produits (comme on peut considérer certains cabinets anglo-saxons) que le terme "rationalisation" est plus adapté que celui de standardisation, et c'est parce qu'il y a participation du client que toute uniformisation des services devient délicate (l'entreprise prestataire n'a aucune emprise sur le comportement du client).

Cette critique autour de la notion de standardisation, dans le cas des activités de conseil, au profit de la notion de rationalisation, nous permet de glisser sans mal à la deuxième dimension (que l'on observe surtout dans les grosses structures), qui correspond au processus de rationalisation poussé encore plus loin et qui donne au conseil son caractère "industriel". L'"industrialisation" signifie dans ce cas (A. BOUNFOUR 1989) le passage d'un processus de prestation individuelle (la profession libérale) à une offre industriellement structurée, avec ses fonctions classiques de R&D, production, commercialisation... A. BOUNFOUR (1989, p. 28) a mis en évidence cette deuxième dimension au travers d'un tableau représentant ‘"la chaîne de valeur ajoutée du conseil en management"’ :

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La chaîne de valeur ajoutée du conseil en management
[Note: Source : A. BOUNFOUR 1989, p. 28.]

Les fonctions-valeur recouvrent la R&D (il ne s'agit pas de créer une structure spécifique, mais un budget temps consultants est alloué à la R&D), la production (davantage structurée pour proposer des services professionnels), le marketing98 (pour déterminer les offres et les segments de marché les plus adaptés) et la mise en oeuvre (accent sur le partenariat avec le client)99.

Les fonctions-ressources sont constituées des ressources humaines (où le volet formation semble déterminant), des ressources financières et de la communication externe (nécessaire à la diffusion d'une image).

Afin d'éviter les confusions ou une vision purement "fordienne"100 de l'"industrialisation", nous préférons parler de tendance à la rationalisation dans les activités de conseil du point de vue des méthodes de travail et du point de vue de l'organisation (plus fonctionnelle). Mais c'est surtout la première forme de rationalisation qui se développe le plus, elle se traduit par des investissements importants, essentiellement intellectuels101, pour accéder à l'information la plus actuelle, enrichir le capital humain, capitaliser les connaissances acquises, accroître le support méthodologique, formaliser les méthodes de résolution, accompagner le développement des entreprises... En fait, cette forme de rationalisation est une tendance de fond qui touche l'ensemble des cabinets (Rapport du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie 1998), et notamment les cabinets de "grande taille", et s'oppose à la pratique libérale ou indépendante. Les plus petites structures, extrêmement majoritaires, n'ont pas toujours les moyens de l'investissement intellectuel.

Notes
97.

T. H. LEVITT (1976) soutenait qu'il était très facile de standardiser une prestation de service.

98.

Nous développerons ce point dans le paragraphe "e- Un environnement plus concurrentiel qui implique un marketing du conseil".

99.

Un bon équilibre entre volume des prestations, activité commerciale, et R&D (consacrer du temps et/ou de l'argent à se former, s'informer, capitaliser son savoir, et investir dans la méthodologie) est un gage de pérennité. Les auteurs du rapport du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie (1998) citent des chiffres du Bureau des Temps Élémentaires (BIT) : les cabinets consacreraient environ 2/3 du temps aux prestations, 1/4 à leur activité commerciale et 1/8 à l'activité de R&D. Cette dernière information montre bien que le cabinet s'organise, de plus en plus, de manière "industrielle".

100.

Dans l'ouvrage collectif de J. DE BANDT et J. GADREY (1994), A. MAYERE soutient la thèse de l'existence d'un processus d'"industrialisation" des services professionnels aux entreprises. Cependant, elle est loin de faire l'unanimité parmi les coauteurs de l'ouvrage ; J. DE BANDT et J. GADREY (1994, p. 116) pensent que "(...) l'usage d'un terme aussi chargé d'histoire et de connotations -l'industrialisation- fait courir un risque de confusion, en dépit des nombreuses précisions apportées par A. MAYERE (...)".

101.

Cela dit, les actifs immatériels sont difficiles à évaluer ; par exemple, dans les opérations de fusions-acquisitions, les éléments d'appréciation sont souvent le chiffre d'affaires et/ou le résultat. Les immobilisations matérielles, seules prises en compte (ou presque) dans le bilan, sont relativement faibles : le conseil est une activité à très faible intensité capitalistique (Rapport du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie 1998).