b - Ses faiblesses

‘"(...) cette surestimation du marché a conduit, de manière symétrique, à une sous-estimation de la firme et de son rôle économique"’ (P. J. MC NULTY 1984). La théorie standard est donc plutôt une théorie du comportement externe de la firme (explication du comportement des firmes aux variations des structures de marché) que du comportement interne (il n'y a pas d'analyse de l'intérieur de l'entreprise, qu'il s'agisse des différents individus ou groupes qui la composent que des conditions d'organisation de la production, donc aucune place à l'initiative et à l'organisation). Par conséquent la théorie standard est incapable de proposer une analyse de la coordination interne.

Qu'il s'agisse du travail ou du capital, chacun de ces facteurs de production est homogène. Dès lors, à partir du moment où l'on postule la non-spécificité des moyens de production, toute analyse de la spécificité de la firme est impossible.

La théorie standard propose comme seule hypothèse comportementale, la rationalité parfaite des agents, associée à la recherche de la maximisation de l'intérêt individuel. Si on rajoute l'objectif de maximisation du profit pour la firme, il ressort que la théorie standard n'envisage qu'une seule manière d'utiliser les facteurs de production qui sont le capital et le travail (chacun d'eux étant homogène) ; ‘"(...) la firme n'a rien d'autre à faire que d'appliquer mécaniquement les règles du calcul économique (...)"’ (B. CORIAT et O. WEINSTEIN 1995, p. 15). Dès lors, des entreprises identiques utilisant les mêmes facteurs de production devraient arriver aux mêmes résultats. Par conséquent, du fait de l'harmonisation des comportements individuels, la qualité de l'organisation mise en oeuvre est niée.

De plus, l'hypothèse de rationalité parfaite ne permet pas l'introduction de comportements opportunistes ou de conflits d'intérêts. Cette hypothèse comportementale a pour conséquence de rendre superflue l'analyse de la spécificité des comportements et des intérêts individuels. En fait, la théorie néoclassique insiste sur la nécessité de raisonner à partir de l'individu mais elle s'en désintéresse totalement quand il évolue à l'intérieur de la firme.

D'autres insatisfactions peuvent être relevées (D. O'BRIEN 1984, p. 49) :

Finalement on pourrait dire qu'il s'agit d'une théorie standard de la firme sans firme, car rien n'est dit sur ce qui se passe à l'intérieur de la firme : les firmes sont des décideurs indépendants qui se fondent sur les prix et les coûts, qui achètent de la main d'oeuvre et autres inputs sur des marchés au comptant anonymes et les transforment en produits par le biais de technologies données et constantes et enfin, qui vendent leur production sur d'autres marchés anonymes.

Malgré ces insatisfactions, il est difficile de reprocher à la théorie standard son manque de "réalisme" dans sa conception de la firme. En effet, cela est lié aux hypothèses retenues. Selon F. MACHLUP (1967), ceux qui considèrent l'analyse de la firme et les hypothèses de la théorie néoclassique non réalistes n'ont rien compris à l'objectif poursuivi par cette théorie : ‘"Ce modèle de la firme ne doit pas servir à expliquer ou prévoir le comportement des firmes réelles, mais au contraire il doit expliquer et prévoir en quoi les changements dans les prix observés (indiqués, payés, reçus) ne sont que les effets de changements intervenus dans les conditions de production (taux de salaire, taux d'intérêt, importations, taxes, technologie). Dans cette relation causale, la firme est seulement un maillon théorique, une construction mentale nous aidant à comprendre comment on passe des causes aux conséquences. Ceci est tout à fait différent de l'explication du comportement de la firme"’ (F. MACHLUP 1967, p. 9).

De même, ce modèle a également l'avantage d'être formalisable. C'est l'apport essentiel des néoclassiques que d'avoir introduit grâce au calcul marginal, la possibilité théorique de repérer les conditions de l'optimum. Le modèle est donc à la fois positif et normatif189. Cet appareil d'analyse va alors permettre au producteur de repérer les conditions de la maximisation du profit, à l'aide de nombreux outils de gestion découlant de cette formalisation : productivité, point mort, taille optimale, élasticité, rendement d'échelle, courbe d'expérience... Avec les travaux de F. W. TAYLOR et H. FAYOL, c'est l'organisation du travail d'un côté, et de l'administration générale de l'autre, qui vont devenir des variables techniques optimisables. Le profit sera assuré par la maîtrise du coût technique ou socio-organisationnel.

Cette représentation de la firme, malgré ses limites, a été, dans certains cas, globalement pertinente. La petite entreprise caractéristique de la révolution industrielle et même la grande entreprise des "Trente Glorieuses", avec un travail standardisé et une autorité hiérarchique affirmée, répondent assez bien aux caractéristiques de la firme néoclassique, laquelle peut être comparée à un ‘"(...) automate uniforme mû par une seule logique : la maximisation des profits, c'est-à-dire l'utilisation optimale des machines et des hommes pour en tirer le meilleur bénéfice"’ (P. CABIN 1996, p. 34).

Même si cette théorie s'est avérée utile pour de multiples applications, la réalité des firmes est, bien évidemment, toute autre190. Aussi, et grâce à la souplesse du modèle néoclassique, petit-à-petit l'une ou l'autre de ses hypothèses vont être levées.

Par exemple l'hypothèse d'homogénéité des produits a été écartée par E. H. CHAMBERLIN dans les années 30 : il a proposé une analyse de la concurrence monopolistique qui met en avant l'avantage de la différenciation. Ainsi le producteur (toujours "individu") peut maximiser sa satisfaction (rationalité) en fidélisant la clientèle et en retrouvant la possibilité d'agir sur le prix et la quantité.

L'hypothèse d'individualité a elle aussi été remise en question dans l'approche financière de A. A. BERLE et G. C. MEANS (1932), laquelle mettait en évidence la séparation de la propriété et de la gestion et donc les divergences d'intérêts dans la firme.

L'hypothèse d'information parfaite a également été levée par la théorie des jeux : l'acteur, toujours stratège individuel et maximisateur, décide de son comportement relativement à une variable concurrentielle (prix, entrée ou sortie, recherche...) en fonction du degré d'information dont il dispose sur le comportement futur d'autrui. Il adopte une attitude coopérative ou non coopérative, observe ses engagements ou triche.

Tant que l'une ou l'autre des hypothèses clés du modèle est remise en cause, le pouvoir explicatif et normatif du modèle n'est pas entamé. Mais quand deux ou plus de ces hypothèses sont écartées, c'est la cohérence et l'opérationnalité du modèle qui sont touchées (DE MONTMORILLON B. 1998).

Pour aborder l'analyse de la firme et donc la coordination interne, les hypothèses initialement retenues doivent donc être reformulées ou abandonnées. Il s'agit donc de développer une conception de la firme différente de celle de la théorie standard qui permette d'expliquer la nature, les frontières et l'organisation des firmes (G. CHELMA 1997).

Notes
189.

"L'analyse qui est présentée est normative ; elle n'est pas descriptive de la réalité. Elle donne, en effet, les fondements du calcul économique rationnel sans prétendre pour autant que les agents économiques réels, producteurs ou consommateurs, entreprises ou ménages, agissent comme il est indiqué. Il s'agit donc d'une axiomatique des choix qui peut s'exprimer ainsi : à supposer que le producteur cherche à maximiser son profit, quelles sont les règles de gestion que l'économiste peut donner ? Il apparaît donc comme un guide, une aide à la décision rationnelle. On ne prétend pas ici que les comportements réellement constatés puissent être ramenés à ce principe de maximisation." (G. ABRAHAM-FROIS 1988, p. 100).

190.

"Les grandes firmes regroupent en leur sein des individus aux multiples intérêts, détenant chacun des informations de nature différente. C'est pourquoi seul un design méticuleux des systèmes d'incitation et de coordination peut permettre de conduire des actions cohérentes et couronnées de succès. En satisfaisant à la demande variée de centaine de milliers de marchés locaux distincts, ces contraintes augmentent, la prise de décision étant divisée entre de nombreuses parties. Les relations de long terme avec les employeurs, les fournisseurs et les clients sont courantes et sont essentielles au développement de systèmes au sein desquels le prix n'est pas le moteur de comportements individuels. Avec la constante évolution technologique et ces relations de long terme, les décisions stratégiques se fondent sur la mise en place de systèmes, de potentiels et d'alliances capables de répondre de manière souple et cohérente aux difficultés que présente un avenir incertain. Il est primordial d'admettre tout cela pour être en mesure de comprendre la véritable nature des entreprises" (P. MILGROM et J. ROBERTS 1997, p. 778).