Conclusion 1

Dans l'analyse de A. A. ALCHIAN et H. DEMSETZ, on a vu que le contrôle était fondamental pour stimuler les contributions individuelles. Mais, les actions individuelles ne sont pas toujours observables. La théorie de l'agence prend en compte les situations où les actions de l'agent sont difficilement observables par le principal et propose les contrats pour résoudre les problèmes de coordination. Mais devant toutes les limites relevées, ils perdent de leur force analytique. Il nous semble alors que contrôler ou faire des contrats n'est pas la seule façon de gérer l'action collective.

Cet éclairage nous amène à considérer l'organisation comme un lieu dans lequel il s'agit de traquer les "free rider" (passager clandestin) ou les "tire-au-flanc" et de brandir le bâton et la carotte. Même si ces théories nous aident à prendre conscience du rôle du contrôle et des contrats dans l'efficience de l'organisation, sur différents points elles restent inappropriées, surtout pour le secteur du conseil. L'entreprise est notamment réduite à un schéma d'incitations : le système d'incitation contenu dans un contrat suffit à éviter les comportements opportunistes ex post 219. D'une manière générale, ‘"Ce sont des théories des incitations qui postulent qu'il est possible de concevoir des systèmes d'incitations suffisants pour garantir sur longue période et malgré l'incertitude la pérennité d'un comportement optimal de toutes les parties"’ (E. BROUSSEAU 1989, p. 149).

Les théories se placent dans une logique d'allocation des ressources. Pour produire, il faudra réunir des quantités déterminées d'inputs et mettre en place un système pour se prévenir des comportements sous-optimaux des agents (qui sont tentés de fournir une quantité ou une qualité moindre d'efforts par rapport à ce qu'ils ont promis). Cependant, on ne se préoccupe pas de la manière dont les agents produisent, c'est-à-dire qu'on néglige le problème de l'organisation du travail et de l'organisation de la production. De même, dans ce cadre d'allocation des ressources, on suppose que les savoir-faire et les qualifications spécifiques nécessaires à la production préexistent. Dans cette situation où les compétences sont déjà constituées, le problème de l'apparition et de la création des ressources est exogénéisé. Ce point de vue nous semble erroné dans la mesure où coordonner signifie d'une part, rechercher des ressources nécessaires à la production, mais d'autre part, créer du savoir utile à l'intégration de ces ressources non immédiatement productives. Cette dimension est totalement occultée dans la théorie des contrats. Dans ces conditions, il nous semble plutôt que ‘"(...) les contrats ne sont plus seulement destinés à accéder aux ressources (et à en partager les fruits), ils ont aussi pour vocation d'en assurer le meilleur usage."’ (E. BROUSSEAU 1993, p. 17).

Les théories sous-estiment également les conséquences de la dynamique. A partir du moment où l'on se situe dans un cadre dynamique, les moyens adoptés pour freiner l'opportunisme des agents sont moins nécessaires que dans le cas de relations fugitives. En effet, le temps permet aux agents d'apprendre mutuellement sur leurs comportements ; par exemple l'expérience que des agents acquièrent réciproquement sur leur comportement actuel, est importante pour les éventuels futurs contrats. Des contrats de longue durée, avec report de récompenses peuvent dissuader les agents opportunistes. En outre, un individu "lésé" à l'issue d'un contrat pourra toujours exercer des représailles envers l'opportuniste s'il peut influencer sa réputation ; ‘"(...) la réputation accroît le coût de l'adoption d'un comportement opportuniste, ce qui en limite la manifestation."’ (E. BROUSSEAU 1993, p. 55). L'introduction de la dynamique limite la portée des systèmes incitatifs (contrôles, contrats). En effet, on peut se demander s'ils sont toujours nécessaires à l'émergence de comportements coopératifs. La coopération naît spontanément si, lorsqu'un individu se comporte de manière opportuniste à une période, l'autre a la possibilité de le punir indéfiniment à toutes les périodes suivantes. Ainsi, avec la dynamique, la gestion des comportements opportunistes est profondément transformée. Avec la dynamique, ‘"(...) les contrats deviennent des mécanismes moins focalisés sur la prévention de l'opportunisme."’ (E. BROUSSEAU 1993, p. 57). Quand des individus interagissent, ils acquièrent de l'expérience individuellement et collectivement sur les processus dans lesquels ils sont impliqués. Avec le temps, ils bénéficient donc d'effets d'expérience de la coordination, ils ont donc de plus en plus intérêt à collaborer entre eux qu'avec des tiers. Quand l'expérience n'est pas individualisable, une quasi-rente est générée seulement si les actifs sont réunis. Dans ce cas, on peut dire qu'en dynamique les agents sont moins enclin à adopter des comportements opportunistes qu'en statique, du fait du coût de rupture du contrat (qui augmente avec le temps).

Les critiques précédentes révèlent les points faibles de la théorie des droits de propriété et de la théorie de l'agence dans leur capacité à expliquer la coordination d'acteurs différents dans la firme réelle. Mais ces points faibles sont encore plus criants quand il s'agit de la firmes de service et notamment ces approches sont incapables de rendre compte des spécificités de l'activité de conseil.

En effet, d'une part par rapport à la théorie des droits de propriété, il est complètement aberrant de vouloir estimer les contribution individuelles, quand il s'agit d'une activité qui repose sur des facteurs de production au degré d'immatérialité très grand et qui n'est jamais reproduite à l'identique220 ; de même, si l'on s'en tenait à une mesure du résultat (afin de déduire des éléments quant aux contributions de chacun), il serait délicat d'apporter des conclusions, le résultat dépendant fortement de l'implication du client dans la relation de service. Cela signifie que les incitations passent par autre chose que le contrôle, ou que le contrôle étant délicat, il faut que les propriétaires soient actifs c'est-à-dire producteurs, et de cette façon on limite les comportements "tire-au-flanc".

D'autre part, pour ce qui est de la théorie de l'agence, on rejoint le point précédent, dans la mesure où les coûts d'agence sont limités du fait de l'implication du principal (il ne subit pas les actions de l'agent, il agit aussi -il produit- donc freine le comportement opportuniste de l'agent). Le contrat n'est donc pas le seul moyen de réduire les problèmes d'"aléa moral" ou de "sélection adverse". Plus généralement, c'est le positionnement de ces approches (dans la sphère de l'échange et non dans celle de la production) qui réduit la portée de la confrontation avec les cabinets de conseil : le cabinet rassemble des ressources afin d'en créer de nouvelles.

Les critiques généralistes (c'est-à-dire concernant toutes les firmes) comme les critiques spécifiques aux cabinets de conseil tendent à encourager les travaux plus réalistes qui prennent en compte des contrats qui ne conduisent pas nécessairement à des comportements optimaux (contrats incomplets), des individus qui se situent dans un cadre dynamique et qui ne sont pas forcément des "tire-au-flanc", des phénomènes de confiance et de coopération.

Notes
219.

Cependant, dans les cas exceptionnels où le contrat se révèle mal adapté aux modalités de la coopération, l'appareil judiciaire permet de résoudre les conflits. Ainsi, en théorie, l'opportunisme ne peut se manifester lors du déroulement du contrat.

220.

On peut toutefois nuancer cette idée en prenant l'exemple de A. A. ALCHIAN et H. DEMSETZ portant sur une équipe de déménageurs de piano : l'effort est également difficilement mesurable.