a - R. H. COASE

Le point de départ de la théorie des coûts de transaction est un article de 1937 écrit par R. H. COASE "The nature of the firm", dans lequel, l'auteur part d'une question toute simple : pourquoi y a-t-il des organisations ? Autrement dit, si l'échange de biens ou services sur le marché permet une allocation optimale des ressources, pourquoi sont apparues des organisations procédant à cette allocation (par exemple dans la firme) ? Si l'échange de biens est le moyen le plus efficace et le plus productif pour allouer des ressources, il ne sert à rien à un chef d'entreprise de recruter des salariés, un service comptable, un service de fabrication... Autrement dit, a priori, toutes les fonctions de l'entreprise pourraient être sous-traitées par d'autres micro-entreprises indépendantes. Cette façon de faire suppose un coût de "transaction" très important. En effet, chaque ordre de production, habituellement donné au sein de l'entreprise, fait alors l'objet d'un contrat d'échange. Par exemple dans un système de marché, l'intervention de dix personnes dans une activité exigera la conclusion de quarante-cinq contrats liant les différentes parties les unes aux autres.

La passation de contrat sur le marché peut alors apparaître coûteuse en temps et en information221 : par exemple, un fournisseur doit trouver un client, négocier le contrat, assurer la livraison en temps voulu en fonction du prix et de la quantité fixée. De plus, quand la durée du contrat est longue, il est difficile pour l'acheteur de spécifier par contrat les devoirs du vendeur, soit parce que l'une des parties détient une information et pas l'autre, soit parce que le contrat ne peut préciser ex ante toutes les conditions de la transaction ; dans ce dernier cas, le contrat est dit incomplet. Le marché se présente donc dans certains cas comme un mode de transaction coûteux compte tenu de la difficulté à spécifier, par contrat, les conditions de l'échange ; le marché est dit défaillant222 dans l'allocation des ressources.

L'entreprise répond à ces difficultés, à ces défaillances du marché, en internalisant ces transactions et en instituant la hiérarchie et l'administration comme mode de coordination. Cette fois-ci l'intervention de dix personnes dans une activité ne nécessite plus que neuf accords passés avec l'agent central223. En remplaçant la série de contrats bilatéraux marchands par un seul contrat multilatéral dans l'entreprise, l'entrepreneur se substitue au système de prix néoclassique. Il a pour vocation de minimiser les coûts contractuels marchands en orientant, impulsant et en coordonnant la production (S. BERGERON 1998).

Pour R. H. COASE, quand le contrat passe du marché à la firme, il change de nature. ‘"A ce sujet, il est important de noter les caractéristiques du contrat conclu pour l'emploi d'un facteur dans une entreprise. Par le contrat, le facteur accepte d'obéir «dans certaines limites», ceci en échange d'une certaine rémunération (qui est fixe ou fluctuante). Le contrat, par définition, devrait se borner à mentionner les limites apportées au pouvoir de l'entrepreneur"’ (R. H. COASE 1987, p. 140). Le contrat internalisé est également incomplet, ‘"(...) par l'existence d'une incertitude, ces contrats de long terme seront nécessairement vagues sur les détails, laissant à l'entrepreneur la détermination de la direction exacte des facteurs de production lorsque les circonstances évoluent"’ (S. G. MEDEMA 1994, p. 18). Ainsi, le rapport d'autorité apparaît dans la relation contractuelle interne à la firme, alors qu'il était absent dans la relation contractuelle de marché. Pour R. H. COASE, c'est l'entrepreneur qui va assumer cette fonction d'autorité en répartissant les ressources dans la firme.

Dans ces conditions, la firme permet de remplacer divers contrats de marché par un contrat unique au travers duquel le propriétaire d'un facteur de production ou d'une marchandise accepte de céder une partie de son droit sur ce facteur ou cette marchandise, en échange d'une rémunération. Le fait de renoncer à une partie de ces droits implique de reconnaître à une autorité le pouvoir de décider de l'utilisation qui est faite de ce facteur ou de cette marchandise.

L'autorité apparaît alors comme une modalité de coordination interne, au même titre que les prix sur le marché. ‘"(...) si un travailleur se déplace du service y vers le service x, ce n'est pas à cause d'un changement de prix relatif, mais parce qu'on lui ordonne de le faire"’ (R. H. COASE 1987, p. 136). L'autorité, représentée par l'entrepreneur, choisit et impose une répartition des ressources existantes, à l'intérieur de la firme, selon un objectif défini préalablement, la minimisation des coûts d'organisation.

Dès lors, pour R. H. COASE, l'organisation qui fonctionne en interne à partir des ordres donnés est plus économique que la transaction marchande. Ainsi, pourquoi y a-t-il des marchés et pourquoi l'économie n'est-elle pas formée d'une seule firme ? Selon R. H. COASE tout dépend de l'échelle de production. En effet, le fonctionnement de l'organisation n'est pas totalement économique par rapport au marché, l'organisation génère des coûts (charges d'organisation, rigidités, etc.) qui vont augmenter avec la taille de l'entreprise. C'est alors la comparaison entre les coûts de transaction internes et les coûts de transaction du marché qui permettront de déterminer quelle est l'organisation (marchande ou entreprise) la plus pertinente. ‘"(...) une entreprise tendra à s'agrandir jusqu'à ce que les coûts d'organisation de transactions supplémentaires en son sein deviennent égaux au coût de réalisation de cette même transaction par le biais d'un échange sur le marché, ou aux coûts d'organisation dans une autre entreprise"’ (R. H. COASE 1991, p. 145). Autrement dit, le choix pour un mode de coordination par le marché ou dans la firme se fait selon un calcul coût-avantage. L'internalisation des transactions permet de supprimer les coûts de transaction mais au prix d'une appréciation des coûts d'organisation. L'externalisation des transactions permet de limiter les coûts d'organisation, au prix d'un accroissement des coûts de transaction. Le problème est alors celui de la définition d'un seuil à partir duquel le coût d'organisation d'une transaction supplémentaire est supérieur au coût de réalisation de cette même transaction sur le marché. Il s'agit de définir la frontière entre la firme et le marché.

L'intérêt de R. H. COASE pour la nature de la firme appelle à considérer la firme comme une forme particulière d'organisation économique, comme un "arrangement institutionnel" alternatif au marché et à s'intéresser à la firme en elle-même, à sa structure interne. C'est une orientation qui rompt largement avec la théorie néoclassique de base où la firme n'a aucune épaisseur (firme point). De plus, l'analyse est simple (P. MILGROM, J. ROBERTS 1997) : elle démontre (selon le principe d'efficacité) que l'on tend à adopter le principe d'organisation le plus économique en termes de coûts de transaction. La reconnaissance de l'existence des coûts de transaction est une marque de rupture avec la théorie économique traditionnelle, et le marché comme la firme sont considérés comme des institutions visant à faciliter les transactions.

Cela dit, R. H. COASE n'a pas été très explicite sur l'origine et la nature de ces coûts de transaction224. Reconnaître que le mécanisme des prix a un coût ne pose pas trop de problèmes, mais faire de ce constat le pivot d'une théorie économique de la firme peut poser problème. Par exemple, appliquées aux cabinets de conseil en management, les conclusions impliquent que selon les coûts de transaction tel ou tel mode de coordination va s'imposer. Ainsi, selon un calcul coût-avantage, des cabinets devraient choisir, dans certains cas, d'internaliser des activités (intégration dans l'organisation d'une activité qui relève de compétences nouvelles, par exemple un cabinet de conseil en management qui recrute un spécialiste en système d'information), dans d'autres, d'externaliser (par exemple le cabinet fait appel à un spécialiste en système d'information quand cela est nécessaire). Ces choix s'effectueraient selon R. H. COASE en fonction de la comparaison des coûts de transaction internes et des coûts de transaction sur le marché.

Cependant, l'internalisation d'une activité n'est pas forcément liée au fait que les coûts de transaction sont sur le marché supérieurs aux coûts de transaction dans la firme (d'ailleurs il faudrait pouvoir les évaluer, mais est-ce crédible ?), elle peut être liée à des raisons commerciales, par exemple pour signaler aux clients du cabinet l'étendue des compétences... Aussi, l'incitation peut n'avoir rien à voir avec un quelconque arbitrage coûts de transaction, coût d'organisation. Pour ce qui est de l'externalisation, c'est-à-dire le choix de la firme de recourir à des actifs complémentaires selon les besoins, rien n'est dit sur la coordination des actifs en dehors de la firme, alors que bien souvent l'ajustement des actifs en temps, quantité, qualité est crucial.

Faire du mécanisme des prix le pivot d'une théorie économique de la firme amène aussi à ne pas distinguer la compétence contractuelle225 de la firme de celle du marché, elle s'incarne dans un entrepreneur traitant optimalement l'information. ‘"L'organisation et la gestion des compétences techniques sont optimales, la stratégie est optimisatrice et totalement réversible, enfin l'apprentissage est bayésien dans la mesure où l'accroissement de l'information constitue le vecteur d'amélioration des décisions"’ (S. BERGERON 1998, p. 14).

Enfin, le fait de minimiser les coûts de transaction conduit-il à une plus grande efficacité, autrement dit, est-ce qu'il suffit simplement de minimiser les coûts de transaction pour être efficace ? Il nous semble que l'efficacité repose sur une bonne coordination (en l'occurrence par l'autorité dans la firme) mais que celle-ci ne consiste pas seulement en la minimisation des coûts de transaction (importance de la confiance, des valeurs communes, etc.).

Notes
221.

R. H. COASE relâche l'hypothèse d'information parfaite et considère que le système économique n'est pas un organisme qui fonctionne de lui-même grâce à la main invisible smithienne du marché. Pour cet auteur, l'information est imparfaite et asymétriquement allouée entre les agents : elle devient alors un bien d'échange. Les individus, qui diffèrent en termes de partition informationnelle, ressentent alors le besoin d'une interdépendance informationnelle matérialisée par un contrat salarial, ainsi que la nécessité de l'existence d'un entrepreneur.

222.

Le marché est également défaillant en tant que mode d'allocation des ressources quand les droits de propriété ne sont pas clairement délimités et qu'apparaissent des externalités (R. H. COASE 1960), c'est-à-dire quand il existe des coûts externes, des nuisances, que l'on ne peut imputer directement à aucun agent économique ou organisation économique.

223.

"La principale raison qui rend avantageuse la création d'une entreprise paraît être qu'il existe un coût à l'utilisation du mécanisme des prix. Le coût le plus évident de l'«organisation» de la production à travers le système des prix ressortit à la découverte des prix adéquats. (...) Les coûts de négociation et de conclusion de contrats séparés, pour chaque transaction d'échange prenant place sur le marché, doivent également être pris en compte" (R. H. COASE 1987, pp. 139-140).

224.

De même, pourquoi se focaliser sur les coûts de transaction et sur leur minimisation, quand il est possible qu'ils soient supportés par les consommateurs par exemple (cas d'un monopole).

225.

La compétence contractuelle de la firme correspond à sa capacité à convertir les opportunités technologiques et de marché en activité industrielle (B. CARLSSON, G. ELIASSON 1994).