4 - La théorie évolutionniste

Cette théorie est née dans les années 80260, l'ouvrage de référence est celui de R. R. NELSON et S. G. WINTER "An evolutionary theory of Economic Change". Il s'agit d'une approche alternative aux autres paradigmes pour interpréter le fonctionnement des entreprises. Les auteurs cherchent précisément à proposer une théorie générale du changement en économie. C'est pourquoi ils vont repérer dans les comportements des agents économiques :

Selon la théorie évolutionniste261, l'objectif principal de la firme n'est pas la maximisation du profit, mais d'abord de survivre comme tout être vivant suivant la théorie darwinienne de l'évolution262. Par conséquent, l'attention est portée sur les processus d'innovation et d'adaptation au milieu, et donc sur les capacités d'apprentissage et d'auto-organisation des entreprises. Les interactions permanentes entre agents sont au coeur de la méthodologie, ces agents sont des sujets "évolutifs" dans un sens où, non dotés d'un quelconque principe de rationalité, leurs comportements se construisent au cours des apprentissages. Les comportements impliquent des équilibres multiples fonctions des interactions et des apprentissages. Par conséquent les hypothèses de maximisation et de rationalité parfaite de la théorie standard sont exclues : une vision adaptative de la stratégie se substitue à la vision optimisatrice, c'est-à-dire que la firme est ici une organisation d'apprentissage adaptative (S. BERGERON 1996). La connaissance engendrée par l'apprentissage est matérialisée, concentrée et "comprise" dans des "routines organisationnelles".

La firme évolutionniste se définit comme un ensemble dynamique de compétences263. Par conséquent ce qui va différencier une firme d'une autre c'est la nature des savoir-faire qu'elle a su accumuler. Ces savoir-faire contiennent par nature des facultés d'adaptation et d'apprentissage. Les compétences amènent à considérer la firme comme une institution sociale caractérisée par sa manière de savoir faire certaines choses.

La firme se définit par sa compétence fondée sur des routines et des savoir-faire organisationnels et technologiques très souvent tacites et non transférables. La firme n'est pas réduite à un acteur, l'entrepreneur, mais elle est composée d'individus distincts et dotés de caractéristiques cognitives qui leur sont propres. C'est pourquoi la firme ne peut atteindre un quelconque degré de cohérence que si des routines lient les comportements entre eux. Ainsi, comme à l'intérieur de la firme il n'y a pas un manager omniscient (c'est-à-dire capable d'assurer la coordination globale entre décisions a priori non cohérentes), la coordination va passer par des "routines" acquises par les agents au cours de leurs interactions et assurant la cohérence des décisions264.

La firme est ainsi dotée d'un "répertoire" de réponses ; le savoir-faire de l'individu va dépendre de sa capacité à choisir dans son répertoire les bonnes réponses. Ces savoir-faire qui dictent les réponses des agents peuvent être tacites, c'est-à-dire que les individus ‘"Bien formés et entraînés, (ils) puisent spontanément dans le répertoire de réponses dont ils disposent pour fournir la réponse correcte, sans être nécessairement capables d'expliquer ni leurs choix, ni en quels savoir-faire particuliers ces choix consistent"’ (B. CORIAT, O. WEINSTEIN 1995, p. 117). Dès lors, on tombe sur une vision fortement mécaniste de la firme : elle répond automatiquement à son environnement, se reposant sur sa mémoire pour s'adapter.

La véritable question à laquelle les évolutionnistes cherchent à répondre est celle de la cohérence de la firme. La réflexion autour de cette notion va alors leur permettre de comprendre pourquoi une firme est différente d'une autre, pourquoi chaque firme considérée isolément abrite un portefeuille d'activités non aléatoire (répondant à une cohérence interne), et suivant quelle logique les firmes évoluent et se transforment.

Pour répondre à ces questions, il faut pénétrer au coeur de l'entreprise et mettre en évidence sa spécificité ; les évolutionnistes vont partir des notions d'apprentissage et de routines.

L'apprentissage peut être défini comme un ‘"(...) processus par lequel la répétition et l'expérimentation font que, au cours du temps, des tâches sont effectuées mieux et plus vite, et que de nouvelles opportunités dans les modes opératoires sont sans cesse expérimentées"’ (B. CORIAT, O. WEINSTEIN 1995, p. 120). Plus précisément, l'apprentissage est cumulatif (tout ce qui a été appris s'ajoute), implique des compétences davantage organisationnelles qu'individuelles, engendre des connaissances qui s'expriment dans des routines organisationnelles (c'est-à-dire des modèles d'interaction non codifiés). Dans les routines, il faut distinguer les routines statiques, qui consistent en la simple répétitions des pratiques antérieures, et les routines dynamiques, qui sont orientées sans cesse vers de nouveaux apprentissages. Parce que tacites, les routines ne sont pas transférables, elles constituent alors un actif spécifique à la firme. Ainsi, la structure organisationnelle définit les règles du jeu que les individus dans l'organisation jouent en permanence. Mais ces règles du jeu ne sont pas données de manière exogène, une bonne fois pour toute. Au contraire, elles émergent de façon endogène de la structure organisationnelle, à travers des processus incessants d'interactions entre individus.

Ces différentes précisions concernant apprentissage et routines permettent de répondre à la première question : ce qui permet de distinguer une firme d'une autre, ce sont les "montages" ou encore les "savoir-faire et compétences organisationnelles" et non pas les différences repérables dans les choix de facteurs. Autrement dit, la différence s'observe dans les savoir-faire accumulés dans la mise en oeuvre des facteurs.

Les savoir-faire guident la firme sur un "sentier" d'évolution précis : une entreprise ne maximise pas ses ressources en se pliant à tout moment à l'évolution des marchés et aux opportunités qui se présentent. Elle ne peut pas changer du jour au lendemain de marché, de procédé de fabrication ou de type d'organisation. Il peut exister dans certains cas des changements de trajectoire ; pour les évolutionnistes ces changements tiennent à des opportunités technologiques que l'entreprise est capable de saisir.

Selon les évolutionnistes, c'est la nature même des compétences accumulées dans la firme, comme sa capacité à développer les apprentissages nécessaires pour continuer d'évoluer dans un environnement changeant, qui déterminent les trajectoires où elle va s'engager. Ainsi, suivant ses actifs spécifiques, la firme connaît un sentier d'évolution donné, contraint (propriété de dépendance du sentier ou "path dependancy"). Tout ceci justifie le caractère dynamique de la théorie évolutionniste et la transformation endogène de la firme au cours du temps. En fait, la notion de "path dependancy" permet d'expliquer les évolutions au sein de la firme, elle permet aussi d'expliquer les changements d'activité principale dans la firme. Cela est une explication au fait que la firme s'engage dans des sentiers différents de son sentier originel (naturel). L'activité d'une firme n'est pas enfermée dans une trajectoire déterminée : elle peut être conduite à changer de trajectoire au cours du temps suivant les opportunités technologiques qui se présentent et qui peuvent permettre à certains de ses actifs secondaires de se développer, au point de justifier de son changement d'activité principale. Dans l'activité de conseil, cette notion d'actifs secondaires est très importante. Bien évidemment, le cabinet détient des actifs spécifiques (souvent immatériels du type méthodologie, procédures, etc.) et le contact avec le client (c'est-à-dire la relation de coproduction) va conduire à faire émerger des actifs secondaires. Par exemple, sur un problème très spécifique il faudra développer une méthodologie entièrement nouvelle, de même le travail avec un client appartenant à un secteur nouveau permet au cabinet d'acquérir des connaissances nouvelles. La relation cabinet de conseil-firme cliente est donc source d'actifs secondaires mais également, si ces derniers prennent de l'importance, source de bifurcation (par exemple le cabinet va plutôt privilégier un certain type de client, un certain secteur d'activité) et dans ce cas, ces actifs au départ secondaires deviennent principaux puis spécifiques.

La firme évolutionniste ne maximise pas ses ressources et l'idée de la théorie standard suivant laquelle les marchés élimineraient toutes les firmes qui ne maximiseraient pas est à écarter. Les évolutionnistes considèrent plutôt une pluralité d'environnements de sélection. Plus précisément, ils distinguent des environnements de sélection "lâches" et "étroits" qui vont peser de manière très différente sur l'évolution des firmes et la sélection qui s'opère entre elles au cours du temps. Autrement dit, ce courant a pour ambition de proposer un ensemble de représentations alternatives aux représentations classiques de la concurrence, par l'idée de pluralité d'environnements de sélection ; il s'agit alors aussi bien de la caractérisation de la nature du marché des produits et du capital, que des effets des politiques publiques ou encore de la fréquence des discontinuités technologiques. Cela dit, l'aptitude de la firme à recevoir et utiliser le "signal" environnemental est parfaite, donnée, automatique.

Notes
260.

M. AOKI peut être vu comme le précurseur des problématiques évolutionnistes : il déplace le centre d'analyse des coûts de transaction aux capacités collectives d'apprentissage, d'utilisation et de gestion de l'information, et adopte une vision systémique de la firme, la performance de cette dernière dépendant de la cohérence existant entre sa structuration interne et le degré de turbulence de son environnement.

261.

"Dans une large mesure, il est encore prématuré de parler aujourd'hui de théorie évolutionniste de la firme. Ce qui existe actuellement après la décennie de travaux qui ont suivi l'oeuvre pionnier de Nelson et Winter (1982), c'est un ensemble d'hypothèses, de résultats et de principes qui apparaissent suffisamment convergents et prometteurs pour espérer à terme pouvoir constituer un corpus théorique cohérent susceptible de rendre compte de propriétés essentielles de la firme que d'autres théories ont du mal à exprimer..." (P. COHENDET 1998, p. 19).

262.

Aussi dans la théorie "évolutionniste", la référence aux modèles biologiques tient une place centrale. Cette incorporation des "principes de l'évolution biologique et de la sélection naturelle" pour expliquer la décision dans un univers incertain vient de A. A. ALCHIAN (1950).

263.

P. COHENDET (1998, p. 19) donne une définition des compétences : "Les compétences correspondent à un ensemble de routines, de savoir-faire différenciés et d'actifs complémentaires «qui traduisent l'efficacité des procédures de résolution des problèmes que la firme se pose» (Guilhon, 1994) : les compétences constituent donc à la fois des ensembles compacts de connaissances et des capacités de combinaison de ces connaissances".

264.

"Ce qui est central pour la performance organisationnelle dans la production est la coordination ; ce qui est central dans la coordination est que les individus connaissent leur travail, interprètent et répondent correctement aux messages qu'ils reçoivent" (R. R. NELSON, S. G. WINTER 1982, p. 104).