Conclusion 4

En notant au début de leur ouvrage que les firmes diffèrent du fait de leurs ‘"différentes interprétations des opportunités et contraintes économiques"’ (R. R. NELSON, S. G. WINTER 1982, p. 37), R. R. NELSON et S. G. WINTER suggèrent l'existence de deux niveaux d'incertitude : le premier, l'incomplétude de la connaissance qui traduit l'ignorance de la nature des événements qui peuvent se produire ; le second, l'incomplétude de la compétence qui résulte de l'aptitude imparfaite, limitée des agents à recevoir et utiliser l'information pour résoudre des problèmes. Le premier est pris en compte dans leur analyse, le second ne l'est pas, ce qui réduit la portée de leur travail265. La firme dans l'approche évolutionniste n'est pas un "processeur d'informations", la firme est plutôt conçue comme un lieu d'agencement, de construction, de sélection et d'entretien de compétences. Bien évidemment la firme évolutionniste traite l'information, mais ce qui est majeur c'est le mécanisme de production de connaissances issues du traitement de l'information, et la manière dont ces connaissances se cristallisent dans des compétences nouvelles. Mais sur ce point-là, la théorie paraît en difficulté. En effet, accumuler de l'information n'est pas synonyme d'accumulation de connaissances. L'information ne devient connaissance que dans la mesure où elle transforme les schémas de représentation existants, d'où l'importance du rôle de l'utilisateur de l'information, il doit intégrer, assimiler, s'approprier l'information. La théorie évolutionniste a donc du mal à théoriser le passage de l'information à la connaissance. Cette limite est d'autant plus lourde dans le cas du conseil que la matière première des consultants est l'information et leur force réside dans leur capacité à assimiler l'information et donc la transformer en connaissance. Dit autrement, ce qui est important dans le cadre d'activité de conseil, c'est plus l'émergence des connaissances que la distribution de l'information.

La théorie évolutionniste nous propose une représentation de la firme comme organisation dans laquelle une pluralité d'agents coopèrent à travers des modèles d'interaction déterminés par leurs limites cognitives. Cependant, pour plus de réalisme il faudrait tenir compte d'une ‘"(...) coalition de groupes qui s'affrontent et coopèrent dans des rapports et selon des règles socialement déterminés"’ (B. CORIAT, O. WEINSTEIN 1995, p. 143). L'absence de prise en compte des oppositions d'intérêts fait perdre de sa crédibilité à la firme évolutionniste. Il y a bien des problèmes de cohérence entre les comportements des divers agents de la firme, mais ces problèmes sont traités dans l'ordre cognitif et non pas dans leurs dimensions institutionnelles, les problèmes de cohérence sont donc d'un autre niveau266. Cette limite réduit la portée de l'éclairage de la coordination interne dans les cabinets de conseil, par la théorie évolutionniste : certes les individus ont des limites cognitives mais ils ont aussi des intérêts divergents, par exemple l'associé qui détient un droit de propriété sur le cabinet ne considère pas ce cabinet de la même façon que le consultant junior qui vient d'être recruté.

Par rapport aux routines, concept cher aux évolutionnistes, là encore des incertitudes planent. Dans cette théorie, les routines sont assimilées à une structure parfaitement transmissible (gènes) aux membres de la firme, les auteurs postulent qu'il existe une représentation d'emblée partagée (confiance, contrôle inhérent aux routines, mémoire), en témoigne l'absence de distinction claire entre qualifications individuelles et collectives. Les routines sont automatiquement, voire mécaniquement utilisées par les différents agents. Aussi, la compétence de chaque membre de la firme, ou leur aptitude à recevoir et utiliser les routines pour prendre des décisions économiques est automatique, donnée et parfaite. L'existence même d'une interaction et d'une coordination des comportements n'est pas justifiée : la compétence de la firme est incarnée dans une structure génétique (plus que cognitive) d'emblée collective. Les routines apparaissent alors comme un mécanisme nouveau de coordination des actions individuelles. Cependant, elles sont définies comme résultant de "trêves", mais nous ne savons rien sur ce qui précède ces moments de "trêves" ; une abstraction complète est faite sur les conflits d'intérêts aussi bien dans la genèse des routines que dans leur fonctionnement. Autrement dit nous ne savons rien sur les conditions de formation, sur les formes d'incitation et de contrôle qui permettent de sélectionner les routines et les appliquer efficacement. Ici encore les dimensions cognitives sont substituées aux dimensions sociales et institutionnelles de la firme, mais finalement la nature cognitive de la firme demeure faible.

Une autre limite peut être relevée, elle concerne le marché. Dans la théorie évolutionniste, le marché est totalement imprécis voire même non dynamique. En effet, à aucun moment on nous parle de la demande, du moins elle n'intervient pas dans la genèse des compétences, dans la constitution des routines, des savoir-faire... Elle n'intervient qu'en bout de course, dans la sélection des firmes. Cette ignorance du marché dans la construction des compétences, des routines..., réduit la portée de la théorie évolutionniste : elle n'est pas capable de rendre compte des spécificités du conseil. En effet, dans cette activité les réactions du marché et plus encore l'implication des clients dans la construction de la prestation, sont primordiales pour faire évoluer les connaissances, les compétences, les routines..., pour orienter la firme sur un certain sentier. Le marché a alors une fonction très importante dans les activités de conseil et le laisser de côté implique un recours à des mécanismes de coordination interne sans consistance, non construits (par exemple la prise en compte des routines et de leur rôle dans la coordination interne ne signifie rien si on néglige le rôle du marché, de la demande dans leur émergence et évolution).

D'une manière générale cette théorie reste intéressante par rapport à nos interrogations concernant la coordination dans le cabinet de conseil. Nous avons découvert une nouvelle modalité de coordination -les routines-, et différents processus cognitifs concourant à la construction des savoir-faire, au développement des apprentissages et finalement à l'évolution de la firme. Même si la théorie évolutionniste conduit à une vision pacifique (abstraction des conflits) et donc peut-être, réductrice de la firme, son originalité est de pénétrer au coeur de l'entreprise pour mettre en évidence sa spécificité tout en s'inscrivant dans une perspective dynamique lui permettant d'aborder la question du changement (par les apprentissages, l'accumulation de connaissance, l'évolution des compétences), ce que n'ont pas fait toutes les théories précédemment questionnées. En mettant l'accent sur des individus (constituant la firme) distincts et dotées de caractéristiques cognitives qui leur sont propres, la théorie évolutionniste va bien au-delà de toutes les théories centrées sur la coopération (M. AOKI, D. M. KREPS, F. EYMARD-DUVERNAY), même si le passage des informations aux connaissances reste flou, de même que le passage des connaissances aux routines. En outre, elle néglige la dynamique du marché dans la construction et l'évolution de ces processus. Aussi il lui est difficile de rendre compte pleinement de la spécificité du conseil.

Notes
265.

Toutefois, ces deux niveaux d'incertitude seront pris en compte par l'approche par la compétence économique (P. PELIKAN, B. CARLSSON, G. ELIASSON) qui s'inscrit dans le paradigme évolutionniste et prolonge les travaux de R. R. NELSON et S. G. WINTER en explicitant le processus, largement cognitif, de construction et de modification des routines de la firme.

266.

En liaison avec l'abstraction faite sur les conflits d'intérêts entre actionnaires et managers, nous ne savons rien sur la formation du salaire, sur le partage du surplus, les évolutionnistes préférant se consacrer aux dimensions cognitives (transfert de savoir-faire).