3 - Les conventions de service

Dans ce paragraphe les relations de service se déroulent ‘"au-delà d'éventuelles formes contractuelles écrites, dans un «climat» constitué d'attentes réciproques largement tacites, de savoirs partagés, et de règles de comportement non contractuelles c'est-à-dire implicites"’ (J. GADREY 1994 b, p. 142). Ce climat est le résultat d'un ensemble de "conventions", qui servent d'arguments quand surviennent des différends. Personne ne discute les conventions car tout le monde les admet. En outre, la citation conduit à laisser de côté les formes marchandes, explicites de coordination pour nous tourner vers des formes plus implicites, les conventions.

J. GADREY (1994 b) distingue deux types de conventions de service lesquelles sont associées à des situations, des enjeux, et des horizons temporels différents.

les "conventions de prestation de service" : elles correspondent ‘"(...) aux attentes réciproques des acteurs à propos du service en acte et des diverses interactions et transactions qui en marquent le déroulement et la conclusion"’ (J. GADREY 1994 b, p. 143).

A quoi renvoient ces attentes réciproques ? Pour répondre à cette question qui porte sur leur contenu279, J. GADREY (1994 b) mobilise les travaux de E. GOFFMAN (1968), dans lesquels le service est assimilé à une réparation et la relation de service à une interaction, et les travaux de I. JOSEPH (1994)280 qui distinguent trois types de compétences habituellement exigées du réparateur : les compétences technique, contractuelle et civile. La compétence technique consiste à enregistrer ou recueillir les renseignements fournis par l'usager sur la réparation envisagée. La compétence contractuelle consiste à indiquer précisément le coût du travail, les délais nécessaires pour l'obtention du service..., elle est marquée par des demandes d'assentiment. La troisième compétence constitutive de la relation de service est précisément rituelle et civile ; elle concerne les échanges de politesse, les amabilités, les menues marques de respect. Le succès de la relation de service suppose que le réparateur distingue le traitement de l'objet et l'échange avec le client ‘"tout en donnant à chacune des dimensions l'importance qui lui revient"’ (E. GOFFMAN 1968, p. 384).

Ainsi, par analogie aux travaux de E. GOFFMAN et de I. JOSEPH, les "conventions de prestation", ces règles implicites de coordination des comportements, portent sur des attentes réciproques en matière d'informations techniques, d'engagement contractuel de moyens eut égard au résultat visé, et de formes civiles ou rituelles. Toutefois, selon J. GADREY (1994 b), à ces trois dimensions des attentes réciproques, il est nécessaire d'en rajouter une quatrième qui concerne les attentes réciproques en matière de contrôle (ou de pilotage) de la situation de prestation, contrôle qui échappe à toute formulation contractuelle (et qui relève plutôt de la responsabilité).

Dès lors, la grille d'analyse du contenu des "conventions de prestation" se présente comme des règles tacites concernant les comportements réciproques en matière de :

En fait, les "conventions de prestation" permettraient de créer des situations où prestataires et usagers interagissent en ayant rapidement trouvé une "longueur d'ondes" commune ("le registre") selon les dimensions qui ont été évoquées (J. GADREY 1994 b) ; l'ajustement apparaît alors comme un mode de coordination des comportements des acteurs. Mais l'interaction des acteurs dans leur recherche de "longueur d'ondes" commune implique des savoirs, des compétences, des capacités cognitives et passe même par l'identification d'énoncés et de pratiques langagières (exemple du médecin qui décode les déclarations du patient). Comme les acteurs ont des cadres cognitifs différents, il leur est parfois difficile d'atteindre cette "longueur d'ondes" commune. Par conséquent, des difficultés de coordination peuvent apparaître. Dans certaines situations, les attentes réciproques (les "conventions de prestation") concernant la prestation sont construites avant le début de la relation de service ; c'est le cas notamment quand le client, dans son choix de prestataire, s'appuie sur une réputation, sur des expériences antérieures (personnelles ou rapportées), sur des réseaux de relations et d'intermédiaires.

D'une manière générale, pour que la coordination des comportements s'appuie sur des "conventions de prestation", une certaine confiance réciproque entre les acteurs ainsi que des savoirs partagés (relatifs aux procédures opératoires, au respect d'un certain équilibre des rôles et des pouvoirs, au mode de règlement financier de la prestation, à l'évaluation des apports respectifs, etc.) sont nécessaires. Les "conventions de prestation" se construisent au travers d'un processus d'ajustement (recherche d'une "longueur d'ondes" commune) dans la relation de service.

les "conventions de fidélité" : elles touchent aux ‘"(...) attentes réciproques en matière de renouvellement et de stabilité de la relation au cours du temps, au-delà de chacune des rencontres possibles"’ (J. GADREY 1994 b, p. 143). Autrement dit, elles concernent l'évaluation des personnes, prestataire et client, et se construisent pour le futur (d'éventuelles nouvelles missions).

Selon J. GADREY (1994 b), ces "conventions de fidélité" portent sur des attentes réciproques en matière :

  • d'engagement futur car des comportements et des compétences ont été appréciés et ont assuré la réussite d'une mission donnée (fidélité par expérience) ;

  • de référence éventuelle à un contrat de fidélité plus ou moins explicite, introduisant une dimension de sécurité réciproque associée à d'autres avantages ou privilèges (fidélité contractuelle) ;

  • de marques d'attention (civilités) et informations techniques produites régulièrement par chacun en direction de l'autre en dehors des "rencontres" directes (fidélité communicationnelle) ;

  • de référence à des traditions et coutumes et à leur respect mutuel (fidélité rituelle).

Dès lors, l'existence de ces conventions justifie l'existence de "marchés internes" ou "marchés réservés" ; autrement dit, si les diverses interactions entre un prestataire et des clients ont conduit à la construction de "conventions de fidélité", l'ensemble de ces clients peut alors être considéré comme un "marché réservé" pour ce prestataire. Inversement, les clients peuvent se constituer des marchés internes de prestataires sur la base de "conventions de fidélité", surtout dans le but de réduire les coûts de recherche de nouveaux prestataires.

Les "conventions de fidélité" relèvent donc d'une construction complexe qui prend du temps et ‘"(...) qui ne peut se réduire au jeu des avantages économiques réciproques ou à un investissement dans un capital de confiance au sens marchand du terme"’ (J. GADREY 1994 b, p. 149). Aussi, parler de "convention de fidélité" conduit à refuser de raisonner dans l'instantané ; le temps est important dans la construction des conventions. Ceci conduit également à mettre l'accent sur l'importance d'une théorie de la production (production de convention) et non plus seulement à une théorie de l'échange.

L'analyse de J. GADREY (1994 b) a donc permis de relever deux types de conventions : la première concerne plutôt le déroulement de la prestation, les conduites à tenir (d'où son nom "convention de prestation"), la seconde se situe au plan de l'évaluation réciproque des prestataires et des clients, à des fins de poursuite éventuelle de la relation ("convention de fidélité"). Les secondes dépendent naturellement du fonctionnement jugé satisfaisant des premières, tout en faisant intervenir d'autres facteurs : liens et réseaux personnels, contexte institutionnel... Inversement, le contenu des premières s'inscrit dans le cadre des secondes quand elles existent.

Cette réflexion de J. GADREY (1994 b) autour des conventions de service invite à dépasser le contact direct du prestataire et du client (approche contractuelle) et à prendre en compte une dimension sociale plus large : le client entre en contact avec des prestataires mais également avec une organisation ou une institution281. Autrement dit, le client s'adresse à une institution, dont font partie les agents prestataires en contact. A priori la "convention de prestation" est liée aux relations prestataire-client, et la "convention de fidélité" aux relations client-organisation. Toutefois, la fidélité apparente d'un client à une entreprise de service ("convention de fidélité") est parfois à rapprocher des liens personnels de confiance entre le client et un agent prestataire de cette entreprise. Retenons que cette analyse en termes de convention autorise un élargissement de l'horizon social de la relation au-delà des schémas à deux acteurs.

Cette analyse en termes de conventions permet également de prendre en compte d'autres formes d'incitations que les incitations monétaires. En effet, cette analyse souligne précisément que c'est l'incomplétude des contrats et leur incapacité à régler les problèmes de coordination qui justifient l'importance des dimensions non contractuelles des conventions (de prestation ou de fidélité). J. GADREY (1994 b, pp. 150-151) va même formuler les hypothèses suivantes : ‘"(...) les contrats sont à l'origine de coûts de transaction (associés à la rédaction et au contrôle de l'exécution de ces contrats) d'autant plus importants que les enjeux sont complexes et entachés d'incertitude. Cela pourrait mener à «l'internalisation» de ces transactions complexes par les organisations et à un échec du marché. Mais au moins dans certains cas, le fait que des conventions (pouvant prendre des formes diverses : confiance ou réputation mutuellement reconnues, connaissances communes, relations personnelles, codes éthiques,...) fonctionnent avec une «force» suffisante permet le déroulement de transactions marchandes appuyées sur des contrats «faibles» ou «procéduraux» (contrats peu détaillés de type non incitatif, peu formalisés, ouverts, flexibles), qui sont les seules formes contractuelles compatibles avec la complexité et l'incertitude des procédures. Les conventions économisent alors des coûts de transaction et permettent, à la limite, de se passer du contrat ou de le réduire à sa plus simple expression : elles peuvent apparaître dans certains cas comme des modes de coordination plus efficaces que les contrats, plus «incitatifs», et en partie substituables"’. J. GADREY (1994 b) rajoute même que lorsque la convention est forte et fonctionne avec efficacité, les contrats sont "presque" superflu en tant que garantie. La convention apparaît alors comme un mode de coordination alternatif au contrat. Plus encore, le contrat apparaît comme un mode de coordination exclusif de la convention282. Toutefois il ne faut pas conclure que le contrat est complètement inutile. En effet, dans bien des cas conventions et contrats sont complémentaires, le contrat se limitant alors à quelques engagements quantifiables, car il est impossible de tout formaliser.

Cette réflexion autour de la relation de service en termes de conventions de service a conduit à souligner l'importance des relations sociales dans la construction de ces conventions tacites. Aussi rentre-t-on dans une problématique de la production où la relation de service apparaît alors comme créatrice de conventions. Toutefois, les processus de création de ces conventions, de même que ceux qui permettent le maintien et la stabilité de ces conventions, ne sont pas décrits. Aussi la réflexion perd de sa puissance analytique face aux questions de coordination de la relation de service et aux questions de développement des relations économiques. Cela dit, son intérêt est d'aborder l'ensemble de ces questions, même si les réponses ne sont pas suffisamment approfondies. En effet, l'approche de J. GADREY (1994 b) s'intéresse à la fois à la question de la coordination de la production en commun par l'intermédiaire des "conventions de prestation de service", mais aussi à la question du développement du marché au travers des "conventions de fidélité".

Notes
279.

Il s'agit ici de s'interroger sur le contenu et non sur les mécanismes de construction de ces attentes réciproques qui relèvent des domaines de la sociologie ou de l'anthropologie.

280.

Les travaux de I. JOSEPH (1994) s'inscrivent dans le prolongement de ceux de E. GOFFMAN (1968).

281.

"(...) si les usagers des services sont fréquemment en rapport d'interactivité directe avec les prestataires (...), ils sont en relation indirecte avec ceux qui dirigent et embauchent ces prestataires. C'est vers ces directions qu'ils se tourneront si le service n'a pas l'effet direct ou indirect attendu, c'est à eux qu'aboutissent finalement les «réclamations» plus ou moins virulentes, c'est avec eux que seront conclus les compromis ou accords à l'amiable, ou bien encore c'est eux qu'ils poursuivront en justice si de tels accords ne sont pas conclus" (J. GADREY 1990, p. 59).

282.

Quand les incitations sont associées à des conventions de confiance, de réputation, de fidélité, l'introduction du contrat incitatif peut casser les incitations liées aux conventions car le contrat joue plutôt sur le registre de la méfiance et de la sanction.