4 - La confiance comme préalable à la relation de service

Dans un monde où les contrats sont nécessairement imparfaits, la confiance est l'élément indispensable à la réalisation de nombreuses transactions. Elle apparaît comme le ‘"(...) ciment qui fait tenir ensemble les individus économiques"’ (A. ORLEAN 1994, p. 19). En effet, comme le souligne G. SIMMEL (cité in A. ORLEAN 1994, p. 19) ‘"(...) sans la confiance des hommes les uns envers les autres, la société toute entière se disloquerait ; rares en effet sont les relations uniquement fondées sur ce que chacun sait de façon démontrable de l'autre, et rares celles qui dureraient un tant soit peu, si la foi n'était pas aussi forte, et souvent même plus forte, que les preuves rationnelles"’. Cette citation met en évidence le fait que l'existence d'une complémentarité objective entre deux individus ne suffit pas à rendre leur coopération évidente, il faut quelque chose de plus : la confiance.

Dès lors, deux types d'évaluation conditionnent la mise en place d'activités en commun : dans un premier temps les individus s'évaluent sous l'angle de la complémentarité (c'est-à-dire que A mesure l'intérêt d'exercer une telle activité commune avec B) ; dans un second temps A va évaluer la "qualité intrinsèque" (A. ORLEAN 1994) de B (c'est-à-dire sa pugnacité, sa capacité à donner le meilleur de lui-même, etc.).

Mais comment la confiance mutuelle émerge-t-elle ? Pour répondre à cette question nous nous appuyons sur le travail de A. ORLEAN (1994) qui développe son analyse à partir de l'article de D. M. KREPS (1990), intitulé "Corporate Culture and Economic Theory".

Considérons la situation formalisée par le schéma ci-après (D. M. KREPS 1990). Pour rapprocher cette analyse de l'activité de conseil, on peut considérer que A est le client et B le prestataire.

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Par rapport au schéma, on voit que le client noté A a le choix entre ne pas entrer en relation avec le prestataire noté B (ce qui correspond à la branche du haut dans le schéma), ou bien faire confiance à B est entrer en relation avec lui. Si A et B n'interagissent pas, leur situation est caractérisée par les deux nombres (0,0), c'est la situation de référence. Le premier nombre exprime l'utilité qu'obtient A, le second celle qu'obtient B. A peut décider d'entrer en relation avec B. Cette décision signifie que A donne à B quelque chose et fait confiance à B pour que celui-ci en fasse bon usage. C'est alors au tour de B de jouer. Celui-ci peut honorer la confiance que A a placée en lui, d'où la situation décrite par (5,5) avec des satisfactions pour les deux agents nettement meilleures que ce qu'ils connaissaient dans l'état précédent. Autrement dit, la coopération entre A et B permet que se forme un état plus satisfaisant pour tous (par exemple pour le client l'introduction du changement est réussie et le prestataire a enrichi sa base d'expérience d'un référent nouveau). Malheureusement B peut tricher et accaparer à son seul profit ce que A lui a apporté. On obtient (-5,10). A obtient une utilité moindre que celle qu'il avait dans l'état de référence puisqu'il a perdu ce qu'il avait investi dans la relation sans rien en retirer. B qui a spolié A sans fournir aucun effort en contrepartie, obtient une satisfaction de 10 qui est même supérieure à celle que lui aurait procuré une coopération équitable (par exemple le client perd de l'argent et du temps quand la solution préconisée par le prestataire n'est pas du tout opérationnelle).

Dans ces conditions, A n'entrera dans cette relation que s'il a suffisamment confiance en B. Si cette confiance fait défaut, aucune relation n'est nouée. C'est donc le problème général de la confiance nécessaire à la formation des liens sociaux qui est ici exposé.

La théorie économique analyse cette situation en supposant que les agents A et B sont parfaitement rationnels, ce qui signifie qu'ils agissent toujours de manière à maximiser leur satisfaction. Bien évidemment la coopération (5,5) est meilleure pour tous que la situation (0,0), mais en analysant la situation, A voit bien que s'il fait confiance à B et si B est rationnel, celui-ci va nécessairement choisir de tricher puisqu'ainsi il obtient une utilité de 10 supérieure à celle de 5 qu'il aurait obtenue en coopérant avec A. Aussi A ne pourra pas rationnellement faire confiance à B et n'entrera pas en relation avec lui. Ce blocage appelé l'‘"incomplétude de la logique marchande pure"’ (A. ORLEAN 1994) conduit à une impasse : les individus en présence ne partagent rien si ce n'est leur désir de maximiser leur utilité personnelle.

Dès lors, comment sortir de ces difficultés ? Selon D. M. KREPS, c'est l'introduction d'un tiers extérieur (d'une médiation) qui va garantir la confiance mutuelle.

La solution la plus évidente est celle du contrat : les deux protagonistes ont intérêt à passer un contrat puisque chacun préfère la situation (5,5) au statu quo. C'est l'appareil judiciaire qui va jouer le rôle de tiers.

Cette solution rencontre cependant certains obstacles pour pouvoir être effectivement réalisée. D'une part, des coûts de justice peuvent apparaître. Aussi, si les coûts auxquels A doit faire face dépassent 5, alors faire appel à la justice n'est pas une solution pour A puisqu'elle ne lui permettrait pas d'obtenir une satisfaction meilleure que celle que lui donne le statu quo (0,0). D'autre part, il n'est pas toujours possible d'apporter la preuve que B a spolié A. D. M. KREPS (1990) introduit ici une différence entre observabilité et vérifiabilité. La tricherie est dite observable si elle est connue sans ambiguïté de A et B au cours de l'interaction. L'observabilité est une forme faible de la preuve qui se révèle insuffisante dès lors qu'un tiers est impliqué. Celui-ci n'étant pas partie prenante de l'interaction, ne saurait observer la tricherie de B. Pour qu'un tiers, par exemple une cour de justice, puisse reconnaître que B a effectivement triché, la preuve doit prendre une forme objectivable, transmissible durant le procès. C'est cette propriété que D. M. KREPS appelle la vérifiabilité. C'est une condition restrictive mais absolument nécessaire pour que A puisse intenter une action en justice. Dès lors, ces deux contraintes, monétaires et cognitives, peuvent rendre inapproprié le recours au contrat.

Le serment est un autre moyen qui va permettre à A et B de coopérer et sortir du statu quo (0,0). B peut louer les services d'un tueur à gages auquel il ordonne : ‘"Si je n'honore pas la confiance de A, alors tu me tues ; sinon tu ne fais rien"’. Dans ces conditions, la promesse que fait B à A d'honorer sa confiance devient crédible. Elle n'est pas coûteuse pour B puisqu'il honorera effectivement sa parole de telle sorte qu'il n'aura pas à rémunérer le tueur à gages283.

Le serment peut aussi apparaître quand, pour prouver sa bonne foi et son authentique volonté de coopérer, B jure sur un texte sacré de respecter sa parole. Dans cette situation, le rôle du tueur à gages est tenu par la divinité qui se cache derrière le texte sacré, divinité qui exercera son courroux à l'encontre de B, si par malheur, celui-ci ne respecte pas son engagement. Le tiers est d'un côté la divinité, de l'autre le tueur à gages.

Mais d'où vient ce tiers ? Dans le cas du serment, il provient de relations sociales non marchandes dont l'efficacité économique se fait sentir précisément parce qu'elles permettent une production aisée de la confiance. On peut alors se demander s'il existe des formes sociales comparables dans l'ordre marchand, permettant également l'établissement d'un climat de confiance. Par conséquent, si l'existence d'une extériorité est fondamentale pour permettre la confiance, comment l'économie de marché l'engendre-t-elle ?

L'idée centrale de D. M. KREPS consiste à considérer une interaction opposant A et B, non pas une seule fois (jeu à un coup), mais un nombre répété de fois (jeu répété). Dans ces conditions, le jeu se modifie radicalement : dans le jeu à un coup, A est impuissant devant la trahison de B ; dans le jeu répété, A peut réagir si B n'honore pas sa parole. En effet, si A fait confiance à B et B trahit la confiance de A, B obtient instantanément un gain important : 10, comparé au 5 que lui aurait procuré l'autre choix. Mais si B fait ce choix, A peut désormais se venger. Il peut décider de ne plus jamais interagir avec B, de telle sorte que B aura 0 jusqu'à la fin de l'interaction, au lieu de 5 que lui aurait donné une coopération équitable. Si l'interaction dure quatre coups, alors en définitive B obtient 10 alors que la coopération lui aurait procuré 20. Ce mécanisme de la punition donne une bonne raison à B de ne pas trahir. Néanmoins, la théorie des jeux a montré que les choses n'étaient pas si simples.

Si le jeu est de durée déterminée, la menace ne joue pas au dernier coup. En effet, au dernier coup, B peut décider de trahir puisque précisément l'interaction avec A se termine à cet instant. La menace de sanctions ne joue plus. Dans ces conditions, A décidera de ne pas faire confiance à B au dernier coup. Mais on peut alors repérer le même raisonnement pour l'avant-dernier coup, et ainsi de suite. Par "backwards induction", les agents ne coopèrent à aucun coup. Pour rendre la coopération plausible, on doit donc considérer une interaction telle que sa fin ne soit pas connue des agents avec certitude.

L'hypothèse d'une durée aléatoire n'est cependant pas une condition suffisante pour qu'émerge la coopération entre A et B. On doit y ajouter un nouveau mécanisme, celui de la réputation. D. M. KREPS définit la réputation de la manière suivante : cette réputation prend la valeur bonne si B n'a jamais triché ; elle prend la valeur souillée, et cela à jamais, dès l'instant où B a triché au moins une fois. Cette définition ne repose que sur l'observabilité de la tricherie puisqu'elle ne met en jeu que les individus présents dans l'interaction. C'est une construction particulière qui sert de référence commune à A et B dans leurs actions. Grâce à ce mécanisme, la coopération entre A et B devient effective. ‘"La réputation serait la solution à la question de la confiance dans une société désacralisée où la puissance du serment n'est plus reconnue"’ (A. ORLEAN 1994, p. 28). On ne peut cependant bien comprendre le rôle de la réputation que lorsqu'on considère l'interaction suivante : le même B rencontre une multitude de Ai distincts, chacun n'interagissant avec lui qu'une seule fois. D. M. KREPS souligne qu'il est essentiel que la définition de la réputation attachée à B prenne en compte ‘"(...) que tous les Ai sont capables d'observer les actions passées de B"’ (D. M. KREPS 1990, p. 107).

Finalement, on se retrouve avec trois solutions : le contrat, le serment et la réputation. Selon A. ORLEAN (1994), l'efficacité de ces arrangements provient du fait qu'ils introduisent dans le jeu un tiers qui n'obéit pas au calcul de l'intérêt. Il s'ensuit la création d'un espace social qui, échappant à la logique des relations stratégiques, rend la confiance possible.

Dans le cas du contrat ou du serment, ce qui fonde l'efficacité de ces tiers, c'est leur extériorité par rapport au jeu stratégique des individus. Ces institutions suivent des règles de fonctionnement sur lesquelles aucun doute n'est permis : la justice dira si B a triché et fera respecter les termes du contrat, la religion impose que le serment soit tenu.

Cela dit, la solution par le contrat ou par le serment est subordonnée à la condition que A et B appartiennent bien à la même communauté juridique ou religieuse. Ainsi, lorsque A cherche à évaluer s'il peut faire confiance à B, ce qu'il analyse est la nature de la relation de B à une certaine communauté et à ses règles : est-il un membre fiable de cette communauté ? La communauté juridique et la communauté sacrée déterminent des formes d'appartenance imperméables aux calculs privés.

Mais, pour ce qui est de la réputation, quelle est la médiation ? Le mécanisme de réputation repose sur plusieurs éléments. D'abord sur une définition de la réputation qui peut être du type de celle relevée précédemment. Ensuite, il suppose une certaine probabilité que l'interaction entre B et les Ai continue. Ceci implique que la durée de vie de la société marchande soit infinie. Enfin, le mécanisme de réputation repose sur un mécanisme de sanctions. Si B aujourd'hui n'honore pas ses engagements, alors les Ai futurs devront le punir en refusant d'interagir avec lui. Dès lors, dans le cas de la réputation, la médiation s'identifie à une représentation générale du fonctionnement de la société marchande qui intègre d'une part des éléments définissant sa durée d'existence, d'autre part des éléments concernant le comportement des Ai futurs et enfin une définition de la réputation. C'est cette croyance généralisée des agents dans cette représentation particulière qui va conduire à l'ajustement des acteurs. Cette croyance généralisée qui fonde l'extériorité de cette représentation est aussi arbitraire que la croyance dans le serment ou l'appartenance à un certaine communauté juridique.

Finalement, cette analyse de la production de la confiance a mis l'accent sur le rôle que jouent les représentations en tant que médiation, en tant que tiers garantissant la confiance mutuelle.

Cette analyse permet de compléter l'approche précédente dans la mesure où elle met précisément l'accent sur la confiance considérée comme déterminante dans la constitution de l'ordre marchand. Plus précisément, l'approche de J. GADREY (1994 b) sur les conventions de service met en évidence les mécanismes qui vont faciliter la production en commun (les "conventions de prestation de service") et le développement du marché (les "conventions de fidélité") et finalement qui vont autoriser la mise en place de contrats "faibles". Ici nous nous situons en amont de la production, au moment où les individus décident ou non de coopérer.

Cette analyse permet de souligner le rôle de la confiance dans la compréhension des décisions individuelles. Autrement dit, nous avons montrer que le principe de l'action de chacun ne se trouve pas tout entier contenu dans la structure des intérêts et que le recours à la confiance enrichit l'analyse. Nous avons également apporté un éclairage sur l'émergence de cette confiance mutuelle, lequel nous a conduit à souligner l'importance de l'introduction d'un tiers extérieur (d'une médiation) pour garantir cette confiance mutuelle. Ce tiers s'identifie à une représentation particulière laquelle garantit l'ajustement mutuel (la confiance) du fait d'une croyance généralisée des agents dans cette représentation.

Notes
283.

On ne se préoccupe pas ici du fait qu'il est nécessaire de faire confiance au tueur à gages.