C'est O. E. WILLIAMSON qui le premier a mis l'accent sur les arrangements institutionnels différents du marché et de la hiérarchie287. Il s'agissait en fait pour lui d'expliquer la diversité des formes d'organisation, parmi lesquelles la firme. Comme on l'a vu dans la section précédente, le choix de telle ou telle structure organisationnelle s'effectue en fonction des coûts (et non pas par la recherche d'un pouvoir, notamment dans le choix de l'intégration verticale).
De manière formelle, C correspond à l'arrangement contractuel qui caractérise la structure de gouvernance, p les prix, k la spécificité des actifs impliqués, s les garanties contractuelles. C va dépendre de ces trois variables : C = C (p, k, s).
O. E. WILLIAMSON (1986) va distinguer trois types de contrats288 :
le contrat classique ou "classical contract" : il correspond à l'échange tel que peut le décrire l'analyse traditionnelle du marché. Il matérialise une transaction ponctuelle dont l'objet est parfaitement délimité et où toutes les éventualités sont prévues. L'identité des parties n'est pas importante, la relation est impersonnelle. Par rapport à la fonction précédente, p est la variable déterminante, k et s sont très faibles, voire nulles ;
le contrat néo-classique ou "neo-classical contract" : le contrat fait ici référence à une relation de long terme, soumise à une incertitude forte, il est donc impossible de prévoir à l'avance toutes les éventualités et les adaptations qui seront nécessaires. Par son caractère incomplet, ce type de contrat autorise une certaine flexibilité, mais implique également un certain degré de confiance entre les parties. Des comportements opportunistes sont possibles et donc des conflits peuvent se manifester, il est alors nécessaire de recourir à un tiers (ceci renvoie à l'approche contractuelle où la présence d'un tiers -l'État en général ou une institution externe aux deux parties en présence- garantit l'engagement pris par deux contractants). Les prix jouent un rôle important, ils sont facteurs d'ajustement, cependant leur rôle est limité par la présence d'actifs spécifiques (k est positif) et les garanties sont difficiles à mettre en place ;
le contrat personnalisé ou "forbearance" : ce type de contrat s'impose quand la durée et la complexité des liens entre les parties deviennent très importantes. Il se constitue alors des relations personnalisées durables, les caractères des partenaires sont donc importants pour solidifier les relations (en opposition totale avec le contrat classique). Les relations s'organisent autour de normes qui apparaissent au fil du temps, et qui finalement règlent les rapports entre les parties. On tend alors vers une relation de type administratif. La variable prix joue un rôle très faible dans les ajustements internes, alors que k et s ont des valeurs élevées. ‘"In these contractual arrangements, adaptability to highly consequential disturbances is crucial, while highly specific assets create risks of opportunism that detailed safeguards are built in to reduce. Hierarchy is at the core of adaptability and operates through «fiat», acting as «its own court of ultimate appeal»"’ (C. MENARD 1996, p. 157).
O. E. WILLIAMSON propose de déterminer le choix du type de structures d'organisation en fonction de deux paramètres : la fréquence de la transaction (du point de vue de l'acheteur) et le degré de spécificité de l'investissement nécessaire (pour l'offreur)289. O. E. WILLIAMSON ne prend en compte que des transactions de fréquence occasionnelle ou récurrente, regroupant les transactions uniques avec les transactions occasionnelles. Pour ce qui est de l'investissement, trois degrés de spécificité des actifs sont retenus : non spécificité, forte spécificité (idiosyncrasie) et cas intermédiaire. Il propose également de raisonner dans un monde où règne un certain degré d'incertitude, à l'inverse, s'il n'y avait pas d'incertitude le marché traditionnel resterait la forme d'organisation la plus efficace. Dès lors il obtient six catégories de transactions représentées dans le tableau suivant :
D'après le tableau, on peut remarquer que tant que l'investissement est non spécifique, que la fréquence de la transaction est forte ou faible (et quelle que soit l'importance de l'incertitude), les coûts de transaction sont faibles et le marché standard reste la structure organisationnelle efficiente pour ce type de transaction standardisée. On est en présence d'un contrat classique.
En fait, l'apparition d'autres formes de gestion de la transaction est liée à la présence d'actifs spécifiques. Pour des actifs moyennement ou très spécifiques (mixtes ou idiosyncratiques), utilisés dans le cadre de transactions occasionnelles, le contrat néoclassique s'impose sous la forme d'une structure trilatérale. Il est favorisé par la dépendance qui se crée entre les parties et les risques de comportements opportunistes, toutefois la faible fréquence de la transaction ne justifie pas la mise en place d'une structure bilatérale spécifique (trop coûteuse). En cas de conflit, l'arbitrage va être effectué par un tiers.
Quand les actifs sont toujours moyennement ou très spécifiques, mais les transactions récurrentes, il va falloir mettre en place une structure de gestion spécifique organisant les relations entre les parties selon un contrat personnalisé. Deux situations sont alors à distinguer : quand les actifs sont hautement spécifiques, avec des transactions récurrentes, c'est une structure unifiée (structure internalisée) qui sera mise en place ; quand l'investissement est mixte (moyennement spécifique) et les transactions récurrentes, on aura une structure bilatérale ("bilateral governance") qui va maintenir l'autonomie des parties. Cette dernière forme de gouvernance "bilateral governance" correspond aux partenariats, aux alliances, à la sous-traitance..., c'est-à-dire aux relations de quasi-intégration et c'est précisément ce qui nous intéresse.
Dans la partie du schéma où apparaît le contrat personnalisé, apparaît également le couple "bilatéralité-spécificité" (P. BOUVIER-PATRON 1993). Ce couple correspond au moment où l'entreprise a la nécessité de recourir fréquemment à un partenaire (bilatéralité) dont la prestation renferme un degré élevé de spécificité. C'est ce couple qui va donner le cadre de base de l'analyse des formes contractuelles "non standards" ou "hybrides". Pour O. E. WILLIAMSON, cette forme contractuelle hybride ne peut être que transitoire car elle est instable, elle sera donc internalisée dans la grande entreprise (structure unifiée sur le tableau ou "unified relation") qui représente pour O. E. WILLIAMSON la seule forme stable, réductrice d'incertitude, car elle permet (B. BAUDRY 1995, p. 28) :
‘- "une prise de décision adaptative, sur un mode séquentiel, qui étend le domaine de rationalité de l'entreprise, de nouvelles informations pouvant être prises en compte au fur et à mesure de l'apparition des événements ;Mais pourquoi la forme "hybride" est-elle instable ? Selon l'auteur, l'internalisation est justifiée par le fait que celui qui détient la spécificité risque d'être opportuniste. Ainsi, l'un dépend de la spécificité détenue par l'autre et ‘"(...) peut ainsi se trouver enfermé dans la relation bilatérale (problème de «lock-in» relationnel)"’ (P. BOUVIER-PATRON 1993, p. 20). Autrement dit, le détenteur de spécificité peut exercer un chantage et c'est en ce sens qu'il est opportuniste. L'agent qui est considéré comme l'otage, pourrait rechercher d'autres partenaires, mais cela a un coût et rien ne garantit que le nouveau partenaire ne soit pas lui aussi opportuniste. Dès lors, pour éviter l'enfermement dans la relation, celui qui ne détient pas la spécificité considérée a recours à l'action (même préventive) d'internalisation290.
Ainsi, pour O. E. WILLIAMSON, une forte fréquence d'utilisation d'une transaction moyennement spécifique sur le marché constitue une forme relationnelle instable qui doit, au moins à terme, être internalisée. Même si cette situation ("bilateral governance") a l'avantage de maintenir les "incitations" de marché et d'éviter les "distorsions bureaucratiques", elle est perturbée par la présence d'actifs moyennement spécifiques, dans la mesure où il faut prendre en compte les coûts liés à l'adaptation du contrat. Aussi, parce que trop soumise aux perturbations internes et externes, la catégorie "structure bilatérale" est instable. Si l'existence de ces formes organisationnelles est reconnue par O. E. WILLIAMSON291, leur stabilité ne le sera que progressivement292. Aussi, jusqu'en 1985, leur stabilité n'est reconnue que de manière provisoire, pour une certaine durée car étant donné leur caractère transitoire, elles deviennent instables et doivent être internalisées. Dans cette perspective-là, marché et hiérarchie restent les pôles dominants de la répartition des activités, les mécanismes de coordination étant également strictement délimités. L'étude de ces mécanismes est en définitive identique à celle de R. H. COASE. Sur le marché, il s'agit d'un contrat simple, qui s'appuie sur la représentation traditionnelle du marché : identité des parties indifférente, possibilité de changer rapidement de partenaire, rôle essentiel des prix. A l'opposé, dans une structure de gestion internalisée (la firme), on trouve une forte personnalisation du contrat qui repose sur une relation d'autorité. Après 1985, O. E. WILLIAMSON va considérer ces formes intermédiaires comme ayant leurs propres avantages et comme durablement stables293.
Finalement, au travers des formes organisationnelles hybrides, la coopération est envisagée mais dans un cadre bien précis : c'est-à-dire quand les activités sont complémentaires et quand sont réunis trois conditions (fréquence élevée des transactions, forte spécificité des actifs et degré d'incertitude). Cependant le statut attribué à la coopération n'est qu'une solution subsidiaire, accessoire à la simple internalisation (notamment jusqu'en 1985) ; il ne permet pas de comprendre les motifs et bénéfices des nombreuses opérations de coopération entre firmes (P. DULBECCO 1990). Par exemple, dans le cadre des relations entre un cabinet de conseil et ses partenaires, la théorie des coûts de transaction ne nous dit rien sur le pourquoi d'une telle association (en fait il y a souvent mobilisation de "compétences de support" (J. GADREY et alii 1992) par ce biais-là) ; de même elle ne nous dit rien du point de vue des effets de ces relations en termes de transferts d'informations, de connaissances, d'expériences, de savoir-faire..., alors que cette forme de relation est belle et bien créatrice de valeurs et de richesses.
On peut relever d'autres limites à l'analyse de O. E. WILLIAMSON : comment mesurer la spécificité des actifs, comment mesurer et comparer les coûts de transaction à l'intérieur de la firme et les coûts de transaction entre l'organisation et les fournisseurs extérieurs, est-ce la même chose de comparer une transaction sur le marché et une transaction internalisée (y'a-t-il homogénéité des choses comparées ?)... Aussi, en pratique la théorie apparaît difficilement vérifiable. Pour en revenir aux cabinets de conseil et à leur relation avec des partenaires, la théorie nous disait, et notamment quand elle considérait ces relations comme instables, qu'on devrait finalement aboutir à l'internalisation. Mais ce n'est pas ce qui se passe dans la réalité. En outre, il faudrait encore arriver à montrer que les coûts de transaction ont particulièrement augmenté, ou les coûts d'organisation particulièrement diminué, rendant l'internalisation beaucoup plus intéressante.
Dans la réalité et surtout dans le monde des affaires, l'internalisation est le résultat d'un calcul qui ne semble pas se réduire à la seule question de l'efficacité. En effet, ‘"(...) même si les coûts de transaction du marché sont nuls, il peut être dans l'intérêt de la firme de produire elle-même le bien, car les motifs justifiant l'intégration verticale sont multiples, et pas seulement transactionnels"’ (B. BAUDRY 1995, pp. 30-31). Autrement dit, la théorie surestime l'importance de la spécificité des actifs comme facteur explicatif de l'intégration verticale et néglige le rôle des coûts de production294. Finalement si on néglige les coûts de production, toutes les firmes peuvent produire des biens et des services identiquement. En fait, pour que l'analyse soit plus crédible, il faudrait pour une activité donnée, comparer le coût total (coût de production + coût de transaction) d'un produit acheté sur le marché et le coût total une fois l'activité intégrée. Reste que les économistes transactionnels considèrent que les coûts de transaction tendent vers zéro à l'intérieur de la firme, car pour eux l'autorité est à même de supprimer l'opportunisme interne. En outre, O. E. WILLIAMSON reconnaît que la relation d'emploi peut poser également des problèmes d'incitation à l'effort et générer une incertitude sur la qualité du travail (l'opportunisme est donc aussi redouté à l'intérieur de la firme). Il est dès lors délicat de démontrer qu'une relation internalisée est plus efficace qu'une relation de marché, d'autant plus qu'après intégration, le coût de production interne peut se révéler supérieur au coût de marché.
De plus, pour l'auteur la forme hybride est instable (en tout cas jusqu'en 1985) du fait de l'opportunisme des acteurs, mais ne pourrait-on pas considérer que les comportements des acteurs engagés dans une relation bilatérale spécifique soient fiables295 ? L'entreprise selon l'auteur est réductrice d'incertitude, mais est-ce la seule forme possible réductrice d'incertitude ?
Toutes ces questions nous amènent à faire des hypothèses autour de la forme organisationnelle hybride : ne serait-elle pas stable, réductrice d'incertitude, source d'apprentissages organisationnels, créatrice de valeurs et de richesses... Différentes analyses théoriques prenant en compte les relations interfirmes vont valider ces hypothèses et en particulier les travaux de G. B. RICHARDSON et M. AOKI.
"It is Williamson though who, since 1985, and particularly in his paper of 1991, has provided the most detailed analysis of the differentiated nature of these arrangements and of their relation to governance structures" (C. MENARD 1996, p. 157).
Cette distinction est due à I. R. MAC NEIL 1974 et 1978.
Un actif est spécifique lorsque sa valeur dans des utilisations alternatives est plus faible que dans son utilisation présente. O. E. WILLIAMSON distingue donc les actifs redéployables des actifs non redéployables. Pour comprendre pourquoi la spécificité des actifs est un concept crucial aux yeux de O. E. WILLIAMSON, "Supposons qu'un bien, pour être produit nécessite un investissement dans un actif durable, spécifique à la transaction en question. L'actif est donc spécialisé en fonction des besoins de l'autre partie. Autrement dit le détenteur de cet actif a tout intérêt à ce que la relation avec son partenaire continue le plus longtemps possible. En effet, en cas de rupture, la valeur de l'actif spécifique deviendra nulle, puisque son propriétaire ne peut satisfaire que la demande particulière de son contractant. Mais d'un autre côté, le client a lui aussi intérêt à la poursuite de l'échange, une rupture prématurée lui imposant de trouver un autre vendeur capable de lui livrer le produit en question, ce qui engagera des coûts de recherche, de sélection et de négociation, en d'autres termes des coûts de transaction. Finalement, les deux contractants sont susceptibles de se retrouver dans une situation de «monopole bilatéral». De tels investissements sont donc risqués, car ils peuvent engendrer des pertes de valeur du capital engagé en cas de rupture du contrat, contrairement aux investissements standardisés qui permettent de redéployer le capital" (B. BAUDRY 1995, pp. 24-25).
En fait, l'instabilité repose sur l'éventualité d'un comportement opportuniste de la part du fournisseur, et sur un a priori selon lequel l'entreprise est la meilleure forme d'organisation (la plus efficiente) et surtout la seule qui soit stable et réductrice d'incertitude.
"Whereas I was earlier of the view that transactions of the middle kind were very difficult to organize and hence were unstable, on which account the bimodal distribution was more accurately descriptive, I am now persuaded that transactions in the middle range are much more common" (O. E. WILLIAMSON 1985, p. 83).
"Dans la perspective de Williamson (...) l'opposition radicale entre marché et hiérarchie va devenir caduque pour laisser la place à une approche plus explicitement contractuelle et centrée sur des dispositifs intermédiaires entre ces deux idéaux types. Dans la TCT (ndt : théorie des coûts de transaction), cette évolution a été suivie par Williamson lui-même comme en témoigne la transformation de la notion de forme hybride considérée comme instable en 1975 et qui est devenue stable en 1985" (E. BROUSSEAU 1997, p. 36).
"Au total la théorie des coûts de transaction reconnaît aujourd'hui l'existence d'un très grand nombre de dispositif de coordination car, d'une part, les formes intermédiaires ont leur propre vertus (et ne sont pas systématiquement appelées à se transformer en mécanismes marchands ou hiérarchiques), d'autre part, ces mécanismes sont améliorés en permanence par les agents qui, en fonction de processus d'apprentissage, les adaptent de mieux en mieux à la spécificité des problèmes de coordination qu'ils doivent surmonter" (E. BROUSSEAU 1997, p. 36).
Il s'agit ici de nuancer nos propos en montrant avec le modèle RIORDAN-WILLIAMSON (1985) que les coûts de production n'ont pas toujours été négligés. Ce modèle établit les conditions dans lesquelles la firme est préférée au marché en tant que lieu de coordination des transactions. La spécificité des actifs est placée au coeur de ce modèle. Le principe de ce modèle est de poser qu'il existe des différences de coûts de coordination et de production entre la firme et le marché. Ces différences de coûts dépendent de la spécificité des actifs mis en oeuvre dans la transaction. La différence de coût de coordination entre la firme et le marché diminue avec le degré de spécificité des actifs, il en est de même pour la différence de coût de production.
Cette question revient à se demander comment inscrire la relation bilatérale spécifique dans un contexte coopératif, autrement dit comment faire en sorte que les deux parties coopèrent sans que soit éliminé l'opportunisme des contractants. Il y aura possibilité d'échange (coopération) s'il y a, au départ, une phase de négociation qui va permettre de réduire l'asymétrie relationnelle sur la base de la mise en place d'une réciprocité avec concession mutuelle d'otages. En effet, il n'est pas dans l'intérêt de celui qui détient l'actif spécifique d'affaiblir l'autre en le rendant dépendant (il n'est pas intéressant qu'il quitte le jeu), il n'est pas non plus acceptable qu'un des deux contractants s'engage de manière irréversible sans avoir au préalable reçu une contrepartie.