b - M. AOKI et la firme J

Contrairement à O. E. WILLIAMSON, pour M. AOKI (1986, 1988) la quasi-intégration est une forme d'organisation stable et génératrice d'une "quasi-rente relationnelle". Il va donc démontrer la supériorité de cette forme organisationnelle par rapport au marché ou à l'intégration.

Le but de M. AOKI (1986, p. 971) est de ‘"(...) comparer l'efficacité de deux structures informationnelles de la firme au niveau de la coordination des décisions opérationnelles entre des unités (ateliers) reliées dont les conditions de coût sont incertaines"’. Il oppose donc l'intégration de la firme américaine ou firme A (comparée à l'intégration rigide de la firme fordienne) à la quasi-intégration de la firme japonaise ou firme J (caractérisée par diverses formes de déconcentration et de décentralisation)304 305. Dans la firme J, que la production s'effectue par la coordination de divers ateliers ou par la coordination de divers sous-traitants, l'analyse est la même. Avec l'analyse de la firme japonaise, M. AOKI peut mettre en évidence une troisième catégorie d'allocation de ressources à côté du marché et de la firme intégrée : la quasi-intégration.

Selon M. AOKI (1986)306, la firme J combine plusieurs bénéfices de l'intégration et du marché :

‘"- la relation de sous-traitance étant une relation de longue durée, chaque participant a une parfaite connaissance technologique de l'autre, ce qui permet de surmonter l'«information asymétrique» ; cette situation évite ainsi les marchandages de prix inefficients et décourage les comportements opportunistes ;
- par ailleurs cette relation de long terme s'effectuant par un partage du profit, le sous-traitant a la possibilité d'investir ;
- enfin, le recours à la sous-traitance permet de maintenir les incitations du marché" (B. BAUDRY 1995, p. 36).’

Toutefois ces avantages ne se concrétisent qu'à partir du moment où il existe un système d'information efficient entre la firme parent et le sous-traitant, afin de coordonner les opérations de tous.

C'est le cas dans la firme J, où la structure d'échange d'informations est horizontale (à l'inverse de la firme A où la structure d'échange d'informations est verticale et hiérarchique). Dans ce type de structure, il n'y a pas de centralisation de la coordination (contrairement à la firme A). Chaque sous-traitant n'a qu'une connaissance imparfaite des techniques des autres sous-traitants, la coordination se faisant par apprentissage progressif entre sous-traitants voisins dans une chaîne amont-aval de relations fournisseur-utilisateur. En situation d'information imparfaite, cette structure est très efficace car l'organisation horizontale favorise l'apprentissage, ce qui permet d'améliorer progressivement la capacité à identifier les événements imprévus.

L'efficience de la firme J est donc liée à sa réactivité, et ceci conduit à des avantages économiques : ‘"On peut appeler ces avantages des quasi-rentes relationnelles en ce sens qu'elles naissent de l'efficacité spéciale, au plan de l'information, des relations contractuelles dans le groupe des sous-traitants"’ (M. AOKI 1988, p. 218). Aussi, la relation avec les fournisseurs n'est pas un jeu à somme nulle dans lequel l'un ne gagne qu'aux dépens de l'autre, mais une relation où les deux peuvent gagner (B. BAUDRY 1995). Le problème sera alors celui du partage de la quasi-rente.

Toutefois, M. AOKI souligne que pour que la coopération interentreprises puisse générer une quasi-rente, elle doit s'inscrire dans la durée. En effet :

Pour résumer, on peut dire que les travaux de M. AOKI mettent l'accent sur une forme stable de coordination, qualifiée de quasi-intégration, qui génère une quasi-rente. Dans cette structure, la coordination ne s'effectue ni par les prix, ni par la direction. En fait, les acteurs apprennent progressivement à se coordonner mutuellement, en améliorant le traitement des événements imprévus ; les prix ou la direction sont secondaires. Cela provient du fait que M. AOKI s'inscrit dans une perspective de rationalité limitée de la firme parent, en introduisant des événements imparfaitement connus d'elle et des délais d'exécution de ses décisions ; aussi dans ces conditions la coordination par la direction est inefficace.

Au travers de l'analyse de la firme J, l'auteur montre que cette forme d'organisation rend possible des processus d'apprentissage308 fondés sur l'articulation d'organisations (ateliers ou sous-traitants), lesquelles sont engagées dans des relations stables et durables de coopération. Le caractère stable de ces relations leur confère l'attribut d'investissement (L. THEVENOT 1985), car il y a bien établissement coûteux d'une relation stable mais dans la perspective d'un revenu à venir, notamment en termes d'apprentissage.

Dès lors, les frontières de l'organisation (firme J) ne sont pas très nettes. En effet, si on considère l'organisation comme constituée de divers ateliers, la délimitation entre postes de travail (ateliers) dans l'entreprise n'est pas formellement tracée. De même, si on considère une firme parente et ses sous-traitants, les sous-traitants constituent une zone intermédiaire entre le marché et l'entreprise. Dans les deux cas, la coordination s'effectue par apprentissage mutuel et non en référence à des formes générales codifiées. Ainsi, la façon dont les frontières de l'entreprise sont délimitées diffère entre la firme A et la firme J. L'extérieur de la firme A est constitué par le marché. La frontière de la firme est, dans ce cas, liée aux technologies coordonnées par la hiérarchie. Par contre les frontières de la firme J sont beaucoup moins nettes.

Finalement en mettant l'accent sur la stabilité et les bénéfices de la coopération, dans le même temps M. AOKI découvre un nouveau moyen de coordination que l'on peut appeler l'apprentissage relationnel. En effet, les acteurs apprennent progressivement à se coordonner mutuellement. Ce mode de coordination qui ne passe ni par le marché, ni par la hiérarchie, mais par des relations permanentes entre acteurs, est tout à fait intéressant au regard des relations prestataire-partenaire(s). En effet, dans ces relations-là, les prix ne peuvent être utiles à la coordination d'activités complémentaires puisqu'ils ne sont pas parlants : d'une part ils ne disent rien sur l'activité du partenaire, d'autre part le "produit" n'existant pas ex ante, le marché ne peut fonctionner correctement, enfin ils ne peuvent aider à organiser la production. De même, ce n'est pas une autorité particulière qui va permettre de coordonner les plans des contractants. Au contraire, ce sont les relations entre acteurs qui sont déterminantes dans la coordination des compétences, et la stabilité de la coopération va permettre de valoriser les acquis d'une connaissance mutuelle.

Mais la portée de l'analyse de M. AOKI est limitée parce qu'on ne sait pas comment les relations entre firmes émergent, comment les compétences se coordonnent, comment le savoir-faire collectif se construit. L'ambiguïté vient du fait que dans cette analyse tout est donné (il existerait une base de connaissance commune, une structure cognitive collective), alors qu'il serait plutôt intéressant d'analyser comment les relations émergent, comment les informations tacites circulent, comment les savoir-faire se construisent... Dit autrement, l'analyse des processus cognitifs, qui vont permettre un apprentissage relationnel (puis organisationnel), de même que l'analyse de la constitution des relations interfirmes, sont laissées de côté. En somme chez M. AOKI, la structure constituée de la firme et de ses partenaires, est une entité collective de traitement de l'information et d'allocation des ressources informationnelles, où l'apprentissage relationnel est parfait.

Notes
304.

Ici M. AOKI fait allusion au Capital Keiretsu, véritable micro système composé d'une firme principale qui entretient des relations de coopération avec des fournisseurs de premier rang, ces derniers étant eux-mêmes en rapport avec des sous-traitants de second rang et ainsi de suite (P. DULBECCO 1990).

305.

"(...) dans la firme A, 55 % de la valeur d'une automobile sont fournis par le marché, alors que ce pourcentage est de 75 % au Japon" (B. BAUDRY 1995, p. 35).

306.

Voir également les travaux de K. IMAI et H. ITAMI (1984).

307.

La théorie évolutionniste a démontré que l'entreprise possédait des capacités d'apprentissage (cf. Section 1) ; dans le cas présent on considère que l'organisation hybride est susceptible de permettre un apprentissage inter-organisationnel.

308.

Cette idée est également présente dans l'article de G. DOSI, D. TEECE, S. WINTER (1990), lesquels partent du concept de "cohérence". Ces auteurs considèrent l'entreprise comme un lieu où il est possible de développer des processus d'apprentissage internes à partir des actifs qui lui sont propres. Ce qui fait la spécificité de la firme est donc sa compétence qui s'appuie sur des savoirs et savoir-faire particuliers. Elle peut également enrichir ses actifs par des actifs complémentaires. Par conséquent, la firme subit d'un côté une contrainte d'irréversibilité liés à ses choix antérieurs ("path dependancy"), mais dans le même temps elle cherche à faire évoluer ses savoirs et compétences pour répondre à la pression concurrentielle, en s'associant à d'autres par exemple. "Ainsi, chaque entreprise coordonnée au sein de la forme hybride peut parfaitement mettre en avant une logique de cohérence, par un recentrage sur un métier, tout en s'associant aux autres pour bénéficier de métiers complémentaires et donc de compétences complémentaires" (P. BOUVIER-PATRON 1993, p. 35). Aussi, les coopérations sont sources d'apprentissages organisationnels internes et d'apprentissages relationnels entre organisations.