1 - La singularité dans les stratégies de différenciation des cabinets

Tout serait beaucoup plus simple en termes de lisibilité pour les clients, si les mécanismes de marché étaient efficaces c'est-à-dire s'ils remplissaient leurs fonctions habituelles de fixation des prix321, production d'informations, coordination... Mais les informations sur les prix que produisent les marchés sont très insuffisantes et les parties concernées ne bénéficient pas d'informations pertinentes pour prendre leurs décisions (pas d'"informations symétriques"). Pour que le marché assure ses fonctions de formation des prix et d'allocation des ressources, il faudrait que les offres et les demandes confrontées les unes aux autres soient visibles. Mais ce n'est pas le cas et dans ces conditions on dit que le marché du conseil n'est pas transparent.

‘"(...) il n'y a pas ou ne peut pas y avoir de prix affichés ou annoncés, faute de pouvoir définir l'unité du produit et par conséquent le prix de cette unité de produit. Il n'y a pas, à proprement parler, de production d'informations sur les prix pratiqués pour des unités de produits ou de services : tout simplement parce que l'on ne peut définir ces unités de services, par référence à des spécifications techniques"’ (J. DE BANDT 1995, p. 99). L'auteur ne dit pas qu'il n'y a pas de prix, il ne dit pas non plus qu'il n'y a pas de marché, il dit qu'il n'y a pas d'unité de conseil, on ne peut donc définir le prix de cette unité. Il est toujours possible d'obtenir des indications relatives aux tarifs pratiqués par unités de temps (tarif homme-heure, homme-jours, homme-mois), mais ce ne sont que des indications sur le prix d'un intrant et pas du prix du "produit" (ce n'est pas le prix du résultat, c'est le prix de ce qui est nécessaire pour qu'un résultat soit là). Il est également possible d'obtenir un devis indiquant une somme forfaitaire, correspondant non pas à autant d'unités de service, mais globalement à l'opération spécifique qui est demandée. Toutefois si un client fait faire plusieurs devis par plusieurs cabinets concurrents, les montants forfaitaires vont varier dans des proportions considérables, ce qui renforce l'ambiguïté concernant la qualité du service.

Dès lors, comment l'ajustement réciproque de l'offre et de la demande peut-il se réaliser sans un système public d'information ? Selon J. DE BANDT (1995), pour pouvoir faire des comparaisons et conclure au meilleur rapport qualité-prix, il faudrait pouvoir comparer :

  • les niveaux de compétences du cabinet en fonction des investissements non matériels, des expériences et apprentissages accumulés... ;

  • les niveaux de compétences (capacités, formations, expériences) des personnes affectées à l'opération ;

  • les temps jugés nécessaires et/ou effectivement consacrés ;

  • les diverses dimensions qualitatives de la prestation (la "qualité du service").

Tous ces aspects ne peuvent être mesurés de manière précise du fait de leur caractère qualitatif ; de même, aucun instrument n'existe qui permettrait d'identifier, de recenser et de comparer les qualités. Le marché est donc peu transparent et les clients ont bien du mal à obtenir des informations permettant de comparer les prix et qualités des unités de service (qui n'existent pas).

Ainsi, la concurrence en termes de prix joue peu322. Mais cela ne signifie pas que les clients ne sont pas sensibles aux coûts des prestations de service, cela signifie plutôt que les prestataires ne sont pas sélectionnés en fonction des différences de tarifs ou de prix pratiqués par les uns ou les autres323.

La concurrence joue plutôt sur la base de tout ce qui accroît (ou paraît accroître) la qualité des prestations de service, par exemple : la taille, la spécialisation, les expériences accumulées, l'appartenance à un groupe ou réseau, la référence à des normes, labels... Tous ces éléments sont autant de signaux envoyés par le prestataire pour motiver les clients potentiels à recourir à son cabinet et surtout pour marquer sa différence, sa singularité, d'autant plus que la concurrence sur le marché du conseil est assez forte324. Finalement, comme les consultants en concurrence ne peuvent jouer sur les prix pour attirer de nouveaux clients et comme les comparaisons sont délicates (les conseils correspondent à des "produits" non homogènes), c'est la concurrence non-prix qui va prendre le relais pour guider les choix. On peut aller encore plus loin et dire que tous ces signaux envoyés par le prestataire sont autant d'éléments qui lui permettent de construire son image auprès des clients. L'image correspond donc à la réputation ou plutôt à la perception qu'en ont les clients potentiels : l'image de compétence, les ressources, l'accès aux informations, l'expérience, le sérieux, le professionnalisme... (J. DE BANDT 1995). Aussi le travail sur l'image (en plus du travail pour accroître les niveaux de compétence, de connaissance, d'information) est fondamental325 ; il s'agit par exemple de faire connaître des interventions complexes réussies au profit de clients importants, exigeants... D'une manière générale, on peut dire que le cabinet, par l'intermédiaire de signaux envoyés, cherche à construire son image326 (ou la représentation des clients) parce qu'elle va être déterminante dans le choix des clients327.

Finalement, du côté des clients, l'ignorance des qualités des prestations exclut la quête rationnelle du bon consultant et conduit les cabinets à construire leur singularité de manière à marquer leurs différences vis-à-vis de la concurrence. Mais cette construction est faite d'interprétations. En effet, les exigences de l'environnement vis-à-vis du cabinet sont le plus souvent floues et ambiguës. Dès lors, il est impossible de trouver un lien déterministe entre les formes d'organisation et de gestion du cabinet et le type d'environnement dans lequel il se trouve plongé. Le cabinet interprète les exigences de l'environnement ce qui signifie une sorte de "libre arbitre", de "subjectivité", ou plutôt d'"intentionnalité" de l'entreprise. Aussi, entre les influences de l'environnement et la structure de l'organisation, s'intercale une variable intermédiaire, la stratégie de l'organisation qui ne résulte pas du hasard, de la contingence mais plutôt d'interprétations. C'est pourquoi la stratégie formulée par la direction reste tout à fait singulière.

Notes
321.

Pour être un peu moins catégorique, nous dirons simplement qu'il y a des prix, des références, il y a des instances qui sont amenées à publier des prix (telles que les DRIRE) mais le prix ne signifie pas grand chose en termes de qualité de la prestation.

322.

Le postulat néoclassique, selon lequel le choix de l'agent économique repose sur la comparaison des prix, doit être abandonné pour comprendre la pratique des clients.

323.

Une comparaison sur la base des prix pratiqués peut s'effectuer dans le cas d'appels d'offre, dans lequel un cahier des charges assez précis est requis. Cependant cette comparaison ne permet pas de contrôler suffisamment les différences qualitatives car d'une part, quand la sélection s'opère sur le prestataire qui offre ses services au prix le plus bas, tous les prétendants vont alors chercher à baisser les prix (en jouant sur les temps affectés) au détriment de la qualité de la prestation, d'autre part, quand le client reste libre de choisir parmi les offreurs (pas de sélection sur le prix le plus bas), les écarts de prix sont interprétés comme reflétant principalement des différences qualitatives des prestations (différences supposées et difficiles à apprécier).

324.

En effet, la pénétration du marché est aisée car, d'une part les investissements matériels sont négligeables, et d'autre part il n'y a pas de barrière à l'entrée (par exemple aucun diplôme n'est exigé), ni à l'exercice (la profession qui n'est pas régie par un ordre).

325.

Les réseaux vont avoir un rôle très important pour véhiculer l'image (réseaux personnels, réseaux professionnels).

326.

L'image ou la réputation pourrait alors être considérée comme une barrière à l'entrée : les entreprises en place occupent le marché, du fait de leur image et rendent la vie difficile aux nouveaux entrants.

327.

Un consultant d'une petite entreprise de service nous disait que lorsque les acteurs publics décident de faire appel à un prestataire, ils choisissent systématiquement un cabinet renommé (bonne réputation) ; en cas de problème, la personne (l'équipe) qui a sélectionné le prestataire, pourra toujours dire qu'elle a cherché à minimiser les problèmes puisque son choix portait sur un cabinet reconnu, réputé, même si un cabinet moins renommé aurait été tout à fait compétent.