4 - La singularité dans l'évaluation

Les outils économiques ne suffisent plus à rendre compte de la valeur produite à l'issue de la relation de service. Le concept taylorien de productivité rencontre des limites du fait d'une part, de l'évolution des processus de production vers une baisse de la part de la production ouvrière et d'une vision linéaire du poste de travail désormais non pertinente (au profit d'une vision continue), et d'autre part de la non prise en compte de la qualité intrinsèque du produit (élément essentiel de productivité)330. La productivité, rapport entre les résultats du travail et la quantité de travail fournie, est une notion appartenant au "monde industriel". Lorsque l'on s'intéresse aux services et à la relation de service, cette notion n'est plus du tout pertinente. En effet, si on se situe dans le "monde domestique" ‘"(...) le service ne vaut que par l'individualisation des solutions et des contacts, la richesse relationnelle de son contenu, la serviabilité et la confiance réciproque, autant de formes de grandeur étrangères à la productivité"’ (J. GADREY 1994 b, p. 125), si on se situe dans le "monde civique", il s'agira de souligner l'impact social du service, sa contribution à l'intérêt général..., si on se situe dans le monde industriel, il s'agira de souligner la transformation du mode de fonctionnement de l'entreprise (importance des effets). Ainsi, dans les activités de service l'accord a beaucoup de difficultés à se faire sur ce qui compte, et il est difficile de trouver un compromis synthétique (tels qu'une méthode, un ratio, un indice d'efficience, d'efficacité, de qualité).

En fait, les outils d'évaluation de la performance économique sont bouleversés parce qu'il y a coproduction et copilotage de la relation de service, apparition du consommateur dans la sphère de la production, intégration de l'incertitude et du temps. Mais c'est bien sûr l'interaction producteur-client qui est l'élément clé de performance : la mobilisation de l'homme comme ressource centrale de la relation de service modifie les termes d'analyse et de mesure de la performance.

Dans le cas du service, l'évaluation est non objective et par conséquent "pluraliste" (E. MONNIER 1992). En effet, comme il n'y a pas de référence objective de la valeur du service, pour évaluer il faudra se mettre d'accord au préalable sur les critères d'évaluation, sur les objectifs que la solution doit apporter. Les différents critères d'évaluation sont donc à coproduire, d'où la singularité de l'accord ; cette coproduction fait intervenir nécessairement le consultant et le client, elle peut concerner également les bénéficiaires directs du service, les partenaires éventuels... Elle sera facilitée dès lors que les différentes parties disposeront des mêmes "cartes" cognitives, cela conduisant à définir des critères d'évaluation semblables.

L'évaluation porte d'une part sur la prestation et d'autre part sur le produit principal du service. Pour ce qui est de la prestation reçue, l'évaluation ne pose pas de difficulté : le client n'a qu'à vérifier si tout ce qui était prévu dans le contrat a été réalisé : les différentes étapes de la relation, les revues de projet, les présentations orales..., ou remis : documents, rapports..., ou respecté : dates, tarifs... En somme, le client évalue le "pré-output". Pour ce qui est du produit principal du service ou du véritable "output", il s'agit de vérifier si les objectifs atteints sont bien conformes à ceux définis en commun au préalable. Dès lors, on aborde la question de la mise en mouvement par le client, des solutions construites par le prestataire. Le service médiatisé par le client sera alors l'indicateur des effets produits sur le client. Plus précisément, les effets du service vont témoigner de la qualité de l'appropriation par le client des connaissances transmises par le prestataire et de la qualité de leur valorisation. Le client par ses comportements est autonome et définit le contenu de son mode de consommation et de satisfaction. Dès lors, quand la mise en oeuvre de la solution n'aboutit pas aux objectifs attendus (c'est-à-dire qu'il y a un écart entre le service médiatisé par le client et les effets escomptés), cela traduit des lacunes dans l'interaction entre les individus engagés dans la relation de service (problème de faisabilité de la solution, problème d'appropriation, etc.). Dans ce cas le consultant devra effectuer un retour en arrière en modifiant peut-être la solution envisagée ("feed-back").

D'une manière générale, l'évaluation implique plusieurs acteurs : parce qu'il faut des accords sur les critères d'évaluation, il n'y a pas un seul point de vue pris en compte. En outre, elle est contextuelle, c'est-à-dire qu'il faut tenir compte du degré d'adaptation du service à un domaine donné. Enfin, il est difficile de tout évaluer parce que différents types d'effets peuvent apparaître : des effets immédiats et d'autres à plus long terme, des effets plus ou moins explicites, des effets qui vont au-delà du monétaire, des effets internes et d'autres externes, des effets visibles et d'autres invisibles... (A. BARCET, J. BONAMY 1998). Aussi certains privilégieront certaines dimensions plutôt que d'autres (qualité, technologie, etc.). En d'autres termes, il ne peut y avoir de modèle évaluatoire complet, l'évaluation relève du domaine du singulier.

En somme, dans le cadre du conseil, il n'existe guère de référence objective de la valeur du service331. On ne peut en effet définir ni ce qu'est le produit ou l'unité de service, par référence à des spécifications techniques, ni par voie de conséquence les intrants nécessaires pour produire cette unité de service. De même, on n'a pas d'outils qui permettraient de mesurer tous les effets chez tous les bénéficiaires (le client impliqué dans la relation de service et son organisation par exemple). Aussi, la problématique de l'évaluation relève de l'ordre de l'individu, de sa subjectivité et de sa singularité, il n'y a pas un diagnostic mais plusieurs et l'évaluation doit en tenir compte. Il n'y a pas une technique d'évaluation, un concept global, s'appliquant à toutes les situations, mais on devrait plutôt parler de "boîte à outils" combinant différentes approches d'évaluation. Ainsi, ‘"(...) l'ambiguïté est de règle en matière de représentation de la prestation et de ses résultats, selon les acteurs en présence, selon les grandeurs auxquelles ils se réfèrent, selon l'horizon temporel qu'ils souhaitent privilégier (...)"’ (J. GADREY 1994 b, p. 135).

Pour terminer nous dirons simplement qu'utiliser une échelle numérique unique pour évaluer un service conduit à une pauvreté de l'analyse. Aussi est-il important de passer d'une notion de productivité basée sur des ressources quantitativement mesurables à une notion de productivité basée sur la puissance intellectuelle, la créativité, la dimension organisationnelle. En nous appuyant sur P. ZARIFIAN (1990), on peut dire que la source principale de productivité réside dans la mise en coopération des savoirs, des intentions et des actions de ceux qui participent à la production concrète, elle réside également dans la qualité des combinaisons sociales au sein desquelles se conceptualisent et se mettent en oeuvre les processus productifs.

Notes
330.

"(...) la différence fondamentale entre l'économie industrielle et l'économie de service est que la première confère une valeur aux produits qui existent physiquement et qui sont échangés, tandis que la seconde attribue de la valeur à la performance et à l'utilisation de ces mêmes produits. Alors qu'au cours de la révolution économique classique la valeur des produits s'identifiait essentiellement aux coûts relatifs à leur production, la notion de valeur dans l'économie de service se déplace vers l'évaluation des coûts soutenus pour obtenir des résultats dans l'utilisation." (O. GIARINI 1990, p. 57).

331.

Même si la qualité du service au consommateur peut faire l'objet de mesures quantitatives (taux de réclamations, indice de satisfaction de la clientèle, taux de reprises de la mission, etc.), il est délicat d'en déduire la valeur nette produite à l'issue de la relation de service.