2 - Marché du conseil et auto-organisation

Si on reprend ce qui a été dit précédemment, l'auto-organisation correspond donc à la possibilité pour un système d'acquérir des propriétés nouvelles en modifiant lui-même son organisation selon les conséquences tirées de ses interactions avec son environnement. Ainsi, les agents modèlent le système dans lequel ils apprennent, mais celui-ci est aussi modelé par son inscription dans un environnement particulier.

Pour en revenir à notre sujet -le conseil en management-, les agents principaux sont les prestataires et les clients qui forment un système, le marché du conseil, lequel est inséré dans un environnement incertain et risqué. Finalement, par rapport à la théorie de l'auto-organisation, deux aspects attirent notre attention : le premier concerne les relations existant entre la modification des agents et celle du système, c'est-à-dire le rôle des relations prestataire-client dans la structuration du marché du conseil ; le second est relatif aux interactions entre les agents (donc le système) et leur environnement, c'est-à-dire que les agents reçoivent des informations de leur environnement qu'ils décodent selon leur cadre de référence. L'allure du marché du conseil (du système) est donc fonction des interactions d'une part, entre ses composantes, et d'autre part, entre ses composantes et l'environnement.

Il nous semble donc important de mettre l'accent sur la variété micro-économique, cause de désorganisations, autrement dit sur les caractéristiques d'imbrication du système global (marché du conseil) et du système interne particulier de chaque agent dans un environnement donné. Dès lors, cette réflexion nous permet d'aborder la question du changement économique sur le marché du conseil où c'est la diversité micro-économique (informationnelle, cognitive, stratégique, etc.) qui constitue le moteur même de l'évolution globale.

Plus précisément, ce sont les "feed-back" entre le tout et les parties du système qui sont source de dynamique. A chaque instant la structure du système forme et contraint ses possibilités d'évolution, et à travers le temps, les résultats des comportements et des interactions individuels déterminent la structure et la performance du système. Ce sont également les "feed-back" entre les agents et l'environnement qui sont source de dynamique : les agents (prestataires ou clients) reçoivent des informations de l'environnement (d'autres acteurs, d'autres systèmes) qu'ils décodent et qui jouent sur la structuration du marché (donc l'environnement a un impact sur le système) ; de même, les acteurs du marché du conseil envoient des informations à leur environnement, à d'autres systèmes, d'autres acteurs ce qui leur permet en retour d'avoir un impact sur leur environnement.

On peut représenter tous ces "feed-back" au moyen du schéma suivant :

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La source du mouvement est donc bien interne, liée à la variété micro-économique, à la variété des agents. Cette variété est celle de l'information que détient chaque agent (différences d'expériences passées, de niveaux d'apprentissage, de règles de comportement, de représentations, etc.). Finalement, on pourrait dire que le système est incontrôlable, il n'y a pas de "tourneur de manivelle" pour reprendre l'expression de F. VARELA (1989). L'expérience même de l'action est source de connaissance (retour d'expérience) réservée par définition à celui qui agit. L'autonomie cognitive des acteurs implique que chacun d'eux participe à sa mesure au fonctionnement de l'ensemble (le marché).

Le corollaire de cette situation est bien entendue la non transparence de l'information, c'est-à-dire le fait qu'elle ne se présente pas sous forme concentrée ou intégrée. Aussi, la clé de la dynamique du système va résider dans la manière dont les agents perçoivent et transmettent des informations partielles, de types et de qualités variables. Autrement dit, l'environnement agit sur les agents, mais ce ne sont pas les paramètres réels de l'environnement de l'agent qui déterminent son comportement, mais plutôt la représentation qu'il s'en fait. Il apparaît alors un espace intermédiaire entre les caractéristiques objectives de l'environnement et les représentations des agents. Il est donc important de s'intéresser à la nature exacte de ces flux informationnels et à leur interaction avec des agents capables d'apprentissage.

J. A. HERAUD (1988) distingue les "flux informationnels statiques et dynamiques", caractérisés respectivement par l'absence ou la présence de phénomènes d'apprentissage chez les agents qui communiquent.

Les "flux statiques" sont neutres du point de vue du système interne des agents (absence d'apprentissage), et ont du point de vue du système global, une simple fonction de régulation (le système maintient sa structure inchangée au travers de tels échanges).

Les "flux dynamiques" entraînent plutôt une modification du système ; les messages échangés peuvent acquérir la faculté de restructurer le système. C'est le cas lorsque les agents recevant l'information ne la traitent pas passivement, mais créent des formes nouvelles en la combinant avec celle qu'ils maîtrisent déjà : l'information est alors de nature dynamique puisqu'elle modifie les agents et en retour se trouve modifiée par eux.

Cependant, la nature des flux informationnels dans un système dynamique n'est jamais donnée ex ante parce que la signification du message est indissociable de son effet sur le récepteur particulier, ou parce qu'il faudrait connaître la situation du système interne de l'agent récepteur.

La qualité d'auto-organisateur du marché du conseil est aussi indissociable de la prise en compte du temps. Mais il ne s'agit pas d'un temps mécaniste (cf. la fameuse flèche du temps), mais d'un temps qui implique une certaine forme d'irréversibilité. L'analyse est dynamique, elle se rapporte à plusieurs périodes continues, c'est-à-dire que les relations ne sont pas étudiées à l'intérieur d'une période (ou en dehors du temps). Dans ces conditions, l'information ne s'accumule pas en stock de connaissances, les éléments ne s'additionnent pas mais se composent au fil des périodes. L'irréversibilité ne se traduit pas par la modification d'un stock mais par la restructuration d'un système, ou plus exactement par la restructuration du système global et du système interne particulier à chaque agent.

Dans le système du marché du conseil, on observe donc à la fois des flux de communication dynamiques et statiques, c'est-à-dire un couplage dynamique entre activités innovantes (moment d'apprentissage innovation) et activités ou interactions relevant plus de la routine (aspects de fonctionnement routiniers). Dès lors, les flux informationnels et le temps sont importants, mais il ne faut pas négliger le rôle de la "rationalité limitée" laquelle permet le développement d'une heuristique de la décision et fait disparaître l'aspect un peu tautologique de la décision d'optimisation statique habituelle du calcul économique. Action et décision ne sont plus deux moments logiques successifs. L'apprentissage s'applique à l'information et aux préférences. Les agents décident d'actions qui entraîneront une modification de leurs règles de décision.

Pour comprendre le développement d'un système auto-organisé tel que le marché du conseil, nous sentons clairement la nécessité d'une théorie où les agents ne sont pas omniscients et ne sont pas non plus assimilables à des automates. Les agents ne doivent donc pas être traités comme des boîtes noires dans la description du fonctionnement d'ensemble du marché du conseil371. Au contraire, on doit s'efforcer de décrire les transactions entre les agents et la manière dont ces transactions engendrent une dynamique fine conduisant à un état stable. L'évolution du marché peut alors être comprise à l'échelle des interactions entre les agents, et de ce point de vue-là l'approche en termes d'auto-organisation est éclairante.

La théorie de l'auto-organisation nous permet donc de lier la source de la dynamique et du progrès, aux impulsions de la base micro-économique et aux processus d'interactions et de communication. Le progrès n'émerge donc pas par génération spontanée. On s'éloigne alors du modèle standard où les effets des comportements ou des opinions des agents sur le comportement des autres agents sont considérés comme étant des imperfections.

Il faut également prendre pleinement en compte le fait que le comportement des agents et leur réseau de contacts sont conditionnés par leurs rencontres antérieures : les agents ne maximisent plus mais apprennent. Ainsi, à partir d'un comportement individuel très influencé par des interactions complexes et aléatoires, on peut voir émerger au niveau macro-économique une évolution bien déterminée mais probablement très dépendante des conditions initiales. Autrement dit, les interactions entre individus de même que l'organisation des échanges ont un rôle central dans l'auto-organisation du marché donc dans sa structure.

Avec tous ces éléments, il est dès lors possible de décrire les divers mécanismes de coordination propres au marché du conseil.

Notes
371.

Au contraire les agents sont d'une extrême complexité. Nous rejoignons ici H. ATLAN (1979) selon lequel il est impossible pour un observateur extérieur (le modélisateur) de réduire sans perte d'information le système interne des agents à un système d'entrée-sortie, c'est-à-dire à une boîte noire.