CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de ce travail, nous rappelons brièvement notre problématique et notre démarche (cf. schéma ci-dessous), pour nous étendre ensuite plus longuement sur les deux principales conclusions (i et ii).

L'objectif de ce travail était d'apporter un éclairage sur le fonctionnement du marché du conseil en management. C'est pourquoi dans une première partie, essentiellement descriptive, nous sommes partis du terrain pour faire ressortir les spécificités du fonctionnement de ce marché, lesquelles nous ont amenés ensuite à nous interroger sur les mécanismes de constitution du marché et de coordination de la production en commun. Dans une deuxième partie, afin d'expliquer comment fonctionne ce marché, nous avons questionné diverses théories économiques et confronté leurs conclusions théoriques aux spécificités du terrain. Mais aucune des théories n'a apporté d'éclairage pertinent, car elles ne sont pas appropriées à la spécificité de la firme de conseil, d'où l'intérêt d'une troisième partie pour reconstruire la réalité, donner une signification à la description du départ, en somme apporter notre explication du fonctionnement du marché du conseil.

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Pour un éclairage du fonctionnement du marché du conseil -schéma de la démarche-

De ce travail, deux grandes conclusions ressortent : d'une part le marché des services et du conseil en particulier ne fonctionne que par la mise en place d'espaces (i) ; d'autre part la coordination dans les activités de conseil est plus complexe et plus large que nous le dit la théorie économique (ii).

(i) Notre méthodologie (basée sur une approche de type bibliographique et sur des entretiens) nous a conduit à faire ressortir des spécificités dans le fonctionnement du marché du conseil en management lesquelles sont liées aux caractéristiques du "produit" qu'est le conseil. Ce dernier, à la différence des biens, ne se traduit pas par un transfert de droit de propriété (même si cela peut exister), mais par la création d'un droit de créance qui implique un engagement réciproque entre le producteur du service et le bénéficiaire qui peut être le client. Aussi le service va naître de l'action du client (spécification de ses attentes, rôle dans la prestation, dans l'appropriation des effets) et de celle de l'offreur (dans la conception et la réalisation du service). Le service n'existe donc pas avant le début de la relation de service, il se manifeste par divers effets dans le processus d'utilisation. Par conséquent, l'attention ne pourra être portée sur l'objet transféré, mais au contraire sur les effets obtenus. Dès lors, l'incertitude sur la qualité (liée à l'indétermination du produit et au différé d'évaluation) représente une contrainte pour les clients et conduit à exclure toute rationalité des choix. Comment comparer sans connaître ? Comment choisir entre des qualités incommensurables ? Comment s'appuyer sur une expérience qui n'intervient qu'après la sélection ? S'il existe des biens et des services sans mystère, tel n'est pas le cas du recrutement d'un conseil qui porte sur une potentialité dont la valeur réelle, nécessairement indéterminée, invisible, incomplète au moment de la transaction, ne peut être fixée que longtemps après l'achat du service. Dans ces conditions, on peut comprendre l'hésitation des clients à recourir aux conseils et notamment quand ceux-ci leur proposent d'appliquer de nouvelles méthodologies non reconnues.

Il y a deux solutions pour renforcer la crédibilité du marché du conseil et donc pour favoriser la rencontre de l'offre et de la demande.

La première passe par la validation des pratiques des conseils. La validation est assurée quand des clients renommés sont satisfaits, quand des institutions recommandent certains cabinets aux clients... Mais quand les méthodologies ne sont pas encore mises en pratique, le conseil devra "préparer le terrain", c'est-à-dire qu'il y a tout un travail amont de conception des marchés, de conduite du changement, pour qu'ensuite la méthodologie apparaisse comme, en partie, indiscutable. Ce travail de validation peut passer par des cours à l'Université, par la publication d'ouvrages, par la participation à des colloques..., autant d'investissements de forme qui vont permettre de valider de nouveaux modèles c'est-à-dire qui vont les rendre plus forts, plus crédibles et finalement créer un marché durable. L'espace de validation regroupe donc divers acteurs, institutions qui sont autant de soutiens, de porte-parole, à des prestations, des cabinets, des consultants.

La deuxième solution aux problèmes de rencontre de l'offre et de la demande passe par l'évaluation. Lorsqu'il n'y a pas de procédure d'évaluation, les "mauvaises" prestations rejaillissent sur toute la profession et ternissent l'image du conseil. Par contre, lorsqu'elles existent, elles rassurent les clients même si elles n'éliminent pas toutes les incertitudes. L'évaluation est directe quand le conseil évalue chez le client les résultats de la prestation, c'est-à-dire qu'il suit la mise en oeuvre des recommandations. Bien évidemment, une bonne évaluation nécessite au préalable des accords sur les critères d'évaluation, sur les objectifs que la solution doit apporter ; ces accords vont émerger des interactions entre acteurs. Cette évaluation peut conduire à revenir sur la conception et la construction de la solution, quand les objectifs atteints sont différents de ceux escomptés ; ceci est lié au fait que le résultat n'est pas sûr et certain (l'activité porte sur des connaissances non scientifiques, en partie validées), d'où le besoin de "feed-back" permanents. Quand elle est indirecte, l'évaluation est réalisée par des tiers (associations professionnelles, syndicats, organismes publics ou parapublics...) qui mettent en place des processus d'évaluation (labels, certifications, qualifications) conduisant à une plus grande transparence des pratiques, à un choix plus rationnel du côté des clients et à repérer les vrais professionnels. Les règles édictées portent plutôt sur les conditions de faisabilité (qualité des prestations, qualification des personnes) mais pas sur le contenu du service (pas de qualification du service). L'évaluation des effets est donc importante pour la rencontre de l'offre et de la demande dans la mesure où des critères d'évaluation non subjectifs, partagés, sont mis en place et vont rassurer le client sur le déroulement de la relation de service et sur les résultats.

Notre représentation du marché du conseil en termes d'espaces a tenu compte de ces diverses spécificités ; elle distingue les "espaces-production", ceux directement reliés à l'activité productive (les espaces de la relation de service, des partenariats, de l'organisation interne), des "espaces-échanges", ceux qui permettent aux clients de disposer des informations, tout particulièrement sur la qualité, que le marché dissimule, et aux professionnels de favoriser l'organisation des échanges (construction du marché, envoi de signaux). Pris ensemble, ces espaces ("espaces-production" et "espaces-échanges") assurent l'ajustement offre-demande et la coordination de la production en commun ; c'est notamment leur combinatoire qui va assurer le fonctionnement et le développement du marché du conseil.

Finalement la société de conseil se situe à l'intersection de deux types d'espaces : ceux de la production et ceux de ses moyens de production. Sa spécificité par rapport aux autres firmes consiste à gérer au mieux les exigences et les contraintes que lui impose ce positionnement. Autrement dit, coopération et décentralisation vont de pair : coopérer avec de multiples acteurs car l'efficacité, la qualité des méthodologies, la crédibilité sont la conséquence de l'action collective (B. LATOUR 1989), et décentraliser les actions afin d'être en contact direct avec les problèmes et d'agir efficacement ("feed-back" pour une plus grande adaptation et opérationnalité des solutions). Ce fonctionnement particulier du marché est lié à la complexité de ce qui est vendu : la production d'un conseil implique d'activer des espaces qui ont des fonctions bien précises et pas seulement de mettre en relation un prestataire et un client. Comprendre le fonctionnement du marché du conseil, comprendre comment se construit la production, nécessite de prendre en compte une multiplicité d'acteurs qui ont des niveaux d'intervention différents. Le marché du conseil ne peut donc fonctionner que par la mise en place et l'activation de divers espaces.

(ii) Cette première conclusion nous amène à une seconde qui se focalise sur le concept de coordination. Dans la vision théorique, la coordination revient à la mise en relation instantanée d'acteurs multiples qui doivent s'articuler pour un objectif donné. On a donc une vision relativement statique de la coordination. Cette vision est juste mais limitée pour le conseil en management car elle n'intègre pas la spécificité de cette activité. La coordination pour ce qui est des activités de conseil est plus large, plus complexe que nous le dit la théorie économique.

Comme souligné précédemment, la coordination doit prendre en compte l'étape amont de la production celle qui va permettre le développement du marché. Dans cette étape il s'agit de tenir compte de l'importance de la validation des connaissances : la connaissance des clients par rapport à telle prestation, tel consultant, tel cabinet n'est pas forcément présente aujourd'hui, elle est donc à construire à l'aide d'espaces de validation. Dans ces conditions, la coordination de la production apparaît comme dynamique car elle n'intègre pas seulement l'action mais aussi les conditions préalables à l'action ; elle est également lente car la construction de référents, le conditionnement des comportements des clients potentiels et de l'environnement en général, la création de communautés de vue, sont des processus qui prennent du temps et qui doivent être savamment planifiés. En fait, il s'agit pour les conseils d'agir sur les représentations des parties prenantes du conseil (plus ou moins à leur insu). Dès lors, la coordination doit avoir lieu non seulement dans la firme de conseil (coordination intrafirme), dans les relations prestataire-client et éventuellement prestataire-partenaire(s) (coordination interfirmes), mais également à un niveau plus large où d'autres acteurs interviennent afin que le processus de validation se mette en place. Tenir compte de mécanismes plus larges, plus subtils de coordination où d'autres acteurs sont parties prenantes de la construction des connaissances s'avère fondamental.

La coordination doit également prendre en compte l'étape aval de la production c'est-à-dire non seulement l'acte mais aussi l'évaluation. Quand elle est réalisée par le consultant et le client (coévaluation), elle conduira peut-être à revenir sur certains aspects (conception, construction) d'où une solution plus adaptée, plus opérationnelle pour le client et un enrichissement des connaissances du prestataire. Finalement, les deux parties y gagnent : le client reçoit un service avec le suivi et la formation qui va avec, le prestataire reçoit une nouvelle expérience, qui le conduit à peaufiner ses méthodologies, à enrichir ses pratiques. Quand l'évaluation est réalisée par des tiers, elle conduit les prestataires à une plus grande transparence et à un plus grand professionnalisme. Cela dit, de quelques manières qu'elle se fasse, l'évaluation a pour conséquence de multiples "feed-back" qui poussent les professionnels du conseil à construire des méthodologies intéressantes et pertinentes du point de vue du client ; ceci renforce encore le caractère dynamique de la coordination dans le conseil.

Ainsi, la coordination de l'activité productive, c'est-à-dire la coordination d'acteurs économiques conduisant à la production d'une solution adaptée au client, ne peut se faire, ne peut être efficace que s'il y a aussi validation des connaissances et évaluation des effets (cf. schéma ci-dessous). Autrement dit, pour comprendre comment le marché du conseil fonctionne, il faut tenir compte de la production, de la conduite du changement en amont de la production, et de l'analyse des effets ou des actions menées en aval de la production. Le marché est fait d'anticipations, d'actions et de réactions.

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Face à cette représentation, on observe que de nombreux acteurs qui ne sont pas dans la coordination productive (comme l'État, les Universités, des organismes publics ou parapublics...) ont néanmoins un rôle dans l'activité productive. La coordination s'inscrit alors dans une relation sociale large ; ceci est lié d'une part au nombre d'associations nécessaires pour faire accepter les pratiques des conseils et les rendre en partie indiscutables (validation), d'autre part aux accords nécessaires sur les critères d'évaluation, et enfin à toutes les interactions prestataire-client (et partenaires éventuellement) dans la relation de service pour que le service corresponde bien à la singularité du client.

Avec ces activités de conseil, ce qui est nouveau ce n'est pas l'importance des relations dans la création de richesses (il n'y a pas d'économie sans acteurs en relation les uns avec les autres) mais une plus grande importance des mises en relation par rapport à la logique d'organisation du monde industriel. Les relations entre acteurs se déploient dans un espace de moins en moins conditionné par les déterminismes associés à la matière et aux moyens de production permettant de la traiter. Aussi nous rejoignons J. DE BANDT (1994 a) selon lequel ‘"on se trouve donc dans une situation où d'une part les choses, c'est-à-dire une multiplicité d'actes très hétérogènes, doivent impérativement être organisées, tandis que d'autre part aucune modalité d'organisation ne s'impose de manière évidente"’. Dans ce contexte où des systèmes d'interactions socio-économiques pas vraiment normés et peu standardisés se développent, la "piste relationnelle" (A. BRESSAND et K. NICOLAIDIS 1988, A. BRESSAND 1994) prend une importance considérable d'autant plus que les relations deviennent le point de départ des "produits" (et non l'inverse). Dès lors, la gestion des relations devient un aspect clé de la compétitivité.

Cela dit, la dynamique du marché du conseil ne peut être comprise dans une simple logique de relations, il faut creuser davantage. Plus précisément, les relations sont nécessaires mais non suffisantes à la compréhension de la dynamique du marché. Il est fondamental de prendre en compte l'histoire des liens entre les individus laquelle va façonner les représentations des acteurs... Autrement dit, pour construire la production il faut tenir compte de toutes les étapes de la coordination (validation, production, évaluation), de tous les acteurs impliqués et donc de toutes leurs représentations (nous ne voyons ni tous la même chose ni de la même manière). Aussi, la coordination met en relation des représentations qui apparaissent à tous les moments (en amont, à l'intérieur et en aval de la relation de service) sur lesquelles il s'agira d'agir.

Dans les activités de conseil, coordonner revient donc à construire des schémas de représentations afin de pouvoir ensuite dérouler des méthodes d'analyses (en partie validées) dans les organisations clientes. Ces méthodologies confrontées à des problèmes singuliers d'entreprises vont aider à concevoir, construire et mettre en oeuvre des solutions qui seront évaluées soit par le prestataire et le client (coévaluation), soit par des tiers, ce qui amènera les conseils à une réinterrogation de leurs concepts (d'où processus d'apprentissage).

Notre travail débouche donc sur un concept, celui de "coordination dynamique".

Dans le conseil, la coordination est dynamique dans le temps et dans les espaces, avec un temps et des espaces différents du temps et des espaces mesurables, et c'est ce qui assure la continuité de l'échange.

D'une part, la coordination ne se fait pas à un moment du temps, au contraire elle est dynamique dans le temps car elle implique le passé et le futur : chaque intervention se fait en fonction des précédentes (récurrence) et agit sur les modes d'action futurs (effets d'apprentissage), de même la coordination de la production implique que des connaissances soient validées, reconnues (d'où un travail dans le passé) et une évaluation des connaissances construites (d'où un travail dans le futur).

D'autre part, à l'aide de la première conclusion, on peut dire que la coordination est dynamique dans l'espace car pour produire il faut activer, mobiliser, combiner divers espaces ("espaces-production" et "espaces-échanges"). Plus généralement, sur le marché du conseil on ne peut concevoir un type d'espace sans automatiquement renvoyer à l'autre (et vice versa). Cette "coordination dynamique" naît de ces articulations et interrelations constantes entre les "espaces-production" et les "espaces-échanges".

Le concept de "coordination dynamique" permet de penser en même temps la production et l'échange car pour comprendre l'activité de conseil, il faut nécessairement intégrer ces deux aspects. Une des difficultés de la Science Économique est de tenir compte à la fois de la production et de l'échange : certaines approches sont essentiellement des théories de la production, d'autres sont des théories de l'échange. Selon la coordination statique, la production doit être coordonnée par l'intermédiaire de l'organisation (d'où apparition de coûts d'organisation), mais l'échange peut fonctionner suivant le niveau des coûts de transaction ; autrement dit, la coordination statique s'intéresse soit aux coûts d'organisation, soit aux coûts de transaction. Le concept de "coordination dynamique" permet de prendre en compte ces deux types de coûts mais en dépassant cette vision dichotomique : les coûts et les avantages de la "coordination dynamique" sont à la fois internes et externes. En dissociant la production de l'échange, on ne peut comprendre le fonctionnement du marché du conseil ; ces deux dimensions sont inséparables et interagissent l'une sur l'autre.

Au total, après avoir interrogé une réalité économique pour mieux la comprendre, on a dans le même temps enrichi d'une dimension dynamique un concept, celui de coordination. Cela dit, ce résultat reste une hypothèse de réflexion, car il n'est valable que pour le marché du conseil en management ; il est possible que d'autres marchés fonctionnent sur la base d'une articulation "espaces-production" - "espaces-échanges" et donc d'un concept de "coordination dynamique", mais d'autres recherches seraient nécessaires.