Présentation : Photographier l’Amérique

Les six volumes du Pittsburgh Survey, et les nombreuses publications annexes qui leur ont servi d’ébauche ou de prolongement, sont l’une des productions les plus remarquables du discours progressiste américain du début du 20e siècle. Supervisé par Paul Underwood Kellogg et rédigé par une équipe d’universitaires, d’ingénieurs et de travailleurs sociaux entre 1907 et 1914, cet ensemble foisonnant mêle les techniques journalistiques et l’exigence scientifique, le souci philanthropique et un sens aigu de la publicité. On y dénombre un peu plus de 400 photographies, utilisées simultanément en tant que moyens de révélation et « copies » rigoureuses du réel, images de la compassion et techniques de communication.

Ces quatre fonctions ne sont pourtant que des moyens au service d’un projet de société, alternative possible au monde urbain que la photographie, dans un premier temps, dévoile. Le Survey vise en effet la disparition de ce qu’il représente, ou du moins de certains des aspects de la ville industrielle qu’il met en évidence et en image. Son iconographie n’exalte que très rarement la nouvelle Amérique, dont Pittsburgh est le symbole. Au contraire, elle la montre du doigt, explore ses faiblesses et ses contradictions, et suggère les voies d’un avenir à construire. La critique visuelle de la ville de l’acier - par l’exploration de son espace et la redéfinition de ses paysages - permet l’élaboration d’un projet social et politique construit à partir des figures de l’ouvrier, de l’immigré, ou de l’enfant.

Comprendre le travail de Paul Kellogg et de son équipe comme un modèle de Pittsburgh et de l’Amérique, à la fois représentation minutieuse et dynamique du présent et proposition de normes sociales et politiques pour l’avenir, permet d’éviter certaines impasses du débat historiographique sur le statut et le rôle de la photographie sociale aux Etats-Unis. Pour l’essentiel, le Survey est envisagé ici comme une production photographique, non pas seulement reflet d’un contexte culturel et idéologique, ou illustration d’un discours qui lui est extérieur, mais bien au contraire « machine à produire des images »1 et donc mode d’intervention sur la réalité urbaine, se distinguant d’autres systèmes photographiques, contemporains ou antérieurs, auxquels il faut le comparer. L’usage de la photographie en tant que pratique sociale, créatrice de signes et de représentations, dépasse le débat traditionnel sur le rôle de la photographie sociale américaine, polarisé autour du cas Hine, et dont on rappellera pour mémoire les principaux enjeux.

Notes
1.

Kempf, Jean, L’oeuvre photographique de la Farm Security Administration, 1935-1942 : Quelques problèmes de rapport entre photographie et société, thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon 2, 1988, p. 18.