A. « Art » documentaire et contrôle social

Des images du Survey, les commentateurs ne retiennent en effet généralement que les clichés réalisés par Lewis Wickes Hine, que Maurine Greenwald qualifie de manière pour le moins ambiguë de « seul responsable de toutes les images du Pittsburgh Survey ».2 Si l’on est en droit de supposer qu’il pourrait être l’auteur de la majorité des 43 photographies de Women and the Trades, dont Greenwald rédige la nouvelle introduction, on constate aussi qu’un quart seulement de ces clichés est effectivement signé. De même, si les 4/5e des illustrations du volume intitulé Homestead lui sont dus, son nom est absent de The Pittsburgh District. Enfin, lorsqu’on considère l’ensemble du Survey, moins d’un quart des images est attribué sans aucune ambiguïté à cet auteur.3

En réalité, le rôle prédominant attribué à Lewis Hine par Maurine Greenwald illustre la place centrale de cette figure de la photographie sociale dans l’histoire du médium aux Etats-Unis. On admet généralement que l’histoire de la photographie sociale américaine débute en 1890 avec How the other half lives, du journaliste et réformateur d’origine danoise Jacob A. Riis, et se poursuit en 1904, avec les premières images réalisées par Hine à Ellis Island.4 Même si les noms de quelques obscurs contemporains sont parvenus jusqu’à nous,5 ce seul photographe a presque monopolisé l’attention des historiens de la production proto-documentaire6 du début du siècle, les auteurs louant tour à tour son « humanisme », son « art », ou la rigueur de son regard « sociologique ».7

S’il n’est pas question de nier la qualité exceptionnelle du travail de Hine dont de nombreuses images seront analysées en détail dans cette étude, notre lecture du Survey considérera les six volumes qui le composent comme un ensemble indissociable de textes et d’images, que ces dernières soient signées d’un héros consacré de l’histoire de la photographie américaine ou d’un professionnel anonyme employé par U. S. Steel. Les contrastes iconographiques qui se dégagent alors ne sont pas seulement dus à la multiplicité des sources : ils éclairent d’un jour nouveau les contradictions du regard progressiste, qui vise en réalité à élaborer un modèle social et politique ne reposant que très marginalement sur les ressorts émotionnels généralement associés à la photographie documentaire.8 Définir en ces termes le Survey mène toutefois l’analyse vers une deuxième difficulté : une lecture étroitement idéologique de l’iconographie progressiste, ramenant les efforts de Kellogg et de son équipe à une simple entreprise de surveillance sociale, rôle que l’étymologie du mot « survey » peut sembler suggérer. Depuis la fin des années 80, de nombreux commentateurs se sont interrogés sur les motivations réelles du regard social ou documentaire posé sur les classes populaires.

Maren Stange, dans Symbols of Ideal Life, tente une synthèse audacieuse en affirmant que l’esthétique développée par Hine, en autorisant une part d’expression autonome aux sujets qu’il photographie, mine subrepticement l’instrumentalisation des hommes inhérente au discours rationaliste du Survey. Ainsi la figure exceptionnelle de l’artiste-photographe émerge-t-elle presque intacte d’une critique virulente de l’entreprise dont il a pourtant été un acteur déterminant.9 D’autres auteurs « révisionnistes »10 considèrent simplement la photographie « sociale » comme un moyen de contrôle des classes populaires par les classes moyennes. Selon Martha Rosler, pour qui l’esthétisation de ces photographies dans le discours critique est une aberration :

‘« [...] reformist documentary [...] represented an argument within a class about the need to give a little in order to mollify the dangerous classes below, an argument embedded in the matrix of Christian ethics. »11

De nombreux exemples, parfaitement documentés, ont montrés que dans la seconde moitié du 19e siècle, l’image permet de classer, d’archiver et de définir les individus. La constitution de fichiers sert généralement des discours sur l’ordre ou la normalisation de populations considérées comme asociales (délinquants, malades, « races inférieures »). La photographie acquiert une fonction répressive - au service d’institutions telles que la justice, la police ou l’université12 - qui trouverait sa continuation dans une forme documentaire cachant difficilement, sous le masque de la compassion ou derrière l’alibi scientifique, la persistance d’une volonté de repérage, d’encadrement et de réforme imposée aux classes populaires.13 De ce point de vue, il ne fait guère de doute que le Survey, manifestation d’un discours progressiste incontestablement ancré dans les classes moyennes, est un outil de manipulation de la réalité urbaine. Au coeur de ce document, une série de représentations photographiques de l’ouvrier et de l’immigrant semble servir à les « intégrer » à une certaine norme sociale.

Ce modèle peut pourtant sembler réducteur à plusieurs titres. D’une part, l’incapacité du Survey à influer concrètement sur l’organisation économique et municipale de Pittsburgh démontre par l’absurde les limites de la photographie en tant qu’outil de contrôle social.14 D’autre part, l’examen attentif des images et de leur agencement permet de suggérer que le Survey se fonde en partie sur le portrait ouvrier pour définir ce qu’est la citoyenneté américaine. Enfin, il apparaît que la redéfinition de l’espace urbain et industriel proposée par l’iconographie du Survey est précisément le moyen d’identifier et de représenter certaines des tensions économiques, sociales et politiques qui se font jour dans la nouvelle Amérique, et de proposer des modèles permettant de les surmonter. Dans ces six volumes, c’est une certaine idée de la nation qui se révèle et se construit par la photographie, selon une tradition américaine bien établie.

Notes
2.

Greenwald, Maurine Weiner, « Women at work through the eyes of Elizabeth Beardsley Butler and Lewis Wickes Hine », in Butler, Elizabeth, Women and the Trades, Pittsburgh [New York] : The University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1984 [1909], p. xxxvi.

3.

On peut supposer, par divers recoupements, que certaines images anonymes (catégorie qui rassemble l’essentiel des photographies publiées) sont l’oeuvre de Hine, même si elles ne sont pas présentées comme telles. Toutefois, notre propre recensement des clichés effectivement signés s’élève à 83 images seulement, sur un total légèrement supérieur à 400. Aucune étude, à notre connaissance, n’a cherché à quantifier exactement la contribution de Hine au Survey.

4.

Voir entre autres Stott, William, Documentary Expression and Thirties America, Chicago & London : The University of Chicago Press, 1986 [1973], p. 30. Trachtenberg, Alan, ed., Classic Essays on Photography, New Haven : Leete’s Island Books, 1980, p.109. Goldberg Vick, The Power of Photography - How photographs changed our lives, New York : Abbeville Press, 1991, p. 173.

5.

Tels Jim Goodheart, Edgar Gardner Murphy, Myron Reed, cités par Bogardus, Ralph F. & Szasz, Ferenc, « Reality Captured, Reality Tamed: John James McCook and the Use of Documentary Photography in Fin-de-Siècle America », History of Photography, April-June 1986, p. 151-152.

6.

Le terme « documentaire », couramment utilisé pour Hine (dont la carrière dure jusque dans les années 30), est toutefois anachronique pour parler du Survey. Dans la mesure du possible, il lui est préféré l’expression « photographie sociale ». En anglais la première apparition de l’expression « documentary » daterait des années 20, en référence à un film de Robert Flaherty, Moana. Corner, John, ed., Documentary and the Mass Media, London : Edward Arnold, 1986, p. 35.

7.

Voir entre autres Abbott, Berenice, ’Foreword’, in Kaplan, Daile, ed., Photo Story, Selected letters and photographs of Lewis Hine, Washington ; London : Smithsonian Institution Press, 1992, p. xiii et McCausland, Elizabeth, « Portrait of a photographer », History of Photography, Summer 1992 [Survey Graphic, oct. 1938], pp. 102-104. Gutman, Judith Mara, Lewis W. Hine and the American Social Conscience, New York : Walker and Company, 1967, et Lewis Hine, 1874-1940, Two Perspectives, New York : Grossman, 1974, 84 p. Rosenblum Walter, Rosenblum, Naomi, Trachtenberg, Alan, America and Lewis Hine : Photographs 1904-1940, Millerton, New York : Aperture, 1977.

8.

« We undertand a historical document intellectually, but we understand a human document emotionally. In the second kind of document, as in documentary and the thirties’ documentary movement as a whole, feeling comes first. », Stott, op. cit., p. 8.

9.

Stange, Maren, Symbols of Ideal Life - Social documentary photography in America, 1890-1950, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 1989, p. 86-87.

10.

Stange, Maren, Introduction, Exposure, 27:2, 1989, p. 7

11.

Rosler, Martha, « In, Around and Afterthoughts on Documentary Photography », Contest of Meaning, Bolton, Richard, ed., Cambridge ; London : MIT Press, 1989, p. 302-324. Voir aussi Dimock, George, « Chidren of the Mills, Re-reading Lewis Hine’s Child-Labour Photographs », Oxford Art Journal, 16:2, 1993, p. 37-54.

12.

Tagg, John, The burden of representation : Essays on photographies and histories, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1993 [1988].

13.

Sekula, Allan, « Photography between labor and capital », in Buchloh, Benjamin H. D. ; Wilkie, Robert, ed., Mining photographs and other pictures : A selection of photographs from the negative archive of Shedden Studio, Glace Bay, Cape Breton, 1948-1968, Halifax : The Press of the Nova Scotia College of Arts and Design, 1983, p. 243.

14.

Anderson, Margo ; Greenwald, Maurine W., « Introduction », in Greenwald, Maurine W. ; Anderson, Margo, Pittsburgh surveyed : Social sience and social reform in the Early Twentieth Century, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1996, p. 9.