C. L’image de la démocratie

Notre étude se propose de comprendre la logique opératoire qui anime le Pittsburgh Survey, machine à produire non seulement des images, mais aussi un modèle politique et social. Le travail de Kellogg prétend être bien autre chose qu’un simple enregistrement de l’univers urbain. Il ne se conçoit ni comme un tableau, ni comme un bilan, formes marquées par l’idée d’achèvement, mais bien comme une tentative d’intervention sur les nouvelles réalités américaines.

La genèse du Survey, qu’il faut indéniablement replacer dans le cadre d’un mouvement « progressiste » américain protéiforme, permet de mieux comprendre que le projet ne naît pas de Pittsburgh, mais qu’il s’en saisit. Dans un contexte économique et social dont il faudra rappeler les grandes lignes, la « Ville de l’acier » est souvent considérée comme le symbole de l’Amérique du 20e siècle. Cette valeur emblématique fait tout son intérêt. Soucieux de proposer une analyse généralisable à l’ensemble de l’Amérique urbaine, de souligner les insuffisances structurelles du nouvel ordre industriel, mais aussi de plaider pour la possibilité d’en réformer le fonctionnement et de restaurer une démocratie jugée chancelante, les Progressistes comprennent le parti qu’il peuvent tirer du statut exceptionnel de Pittsburgh en 1907.

Autant qu’à la ville, le Survey s’attaque en effet au symbole. Cette cité presque mono-industrielle, et donc uni-dimensionnelle, blason d’une puissance sidérurgique triomphant sans partage, se transforme en cas d’école. Elle se trouve soumise à l’examen critique d’une équipe d’enquêteurs dont le point commun est leur statut (parfois auto-proclamé) d’experts des questions sociales. Rayonnante aux yeux de la plupart des contemporains, la voici réduite au rang de cobaye.

Cette démystification brutale possède, paradoxalement, une dimension iconoclaste que la deuxième partie de cette étude tentera d’analyser. On devine déjà que la démarche du Survey passe par une modification des regards portés sur Pittsburgh, et réciproquement, des clichés qu’elle projette. L’iconographie progressiste réintroduit la dimension sociale dans un décor urbain traditionnellement réduit à des formes rassurantes et spectaculaires telles que le panorama et l’album photographique. Elle identifie de la sorte les tensions sous-jacentes entre la logique productive de l’industrie et le modèle démocratique qui devrait guider la communauté civile. Le paysage sans profondeur qu’était Pittsburgh se mue dans les pages du Survey en milieu urbain, parcouru de lignes de tensions économiques et politiques, que la complexité nouvelle des photographies proposées impose comme principes d’organisation de l’espace social. Aux images statiques et rassurantes d’une cité imaginée généralement comme décor d’un spectacle pyrotechnique ou comme catalogue du progrès, le Survey substitue une véritable grille de lecture définissant la ville comme lieu de rapports et d’échanges, où se révèlent des divergences d’intérêts irréconciliables entre les patrons de la grande industrie et les aspirations de leurs employés.

L’objectif ultime du Survey semble être de rendre à ceux-ci le statut de citoyens, thème récurrent auquel seront consacrés es derniers chapitres de cette étude. Le Survey se singularise ici de certaines autres entreprises documentaires, qu’il s’agisse des travaux de Jacob Riis à la fin du 19e siècle ou des photographies de la Farm Security Administration dans les années 30. L’image de l’homme (ou celle de l’enfant) sert moins, ici, à éveiller la sympathie ou l’identification du public qu’à marquer les insuffisances de « l’usine à citoyens » qu’est la grande ville. On voit le Survey tenter, simultanément, de condamner l’instrumentalisation de l’humain par l’organisation industrielle et de proposer un modèle urbain où le citoyen serait, paradoxalement, le produit d’une sorte de « machine démocratique ». Par la multiplication d’illustrations techniques, ce document ébauche les plans d’un prototype social dont l’efficacité serait mesurée à l’aune de sa capacité à produire une nouvelle citoyenneté, dont les modèles sont esquissée par l’utilisation tout à fait particulière de portraits d’ouvriers.

La photographie apparaît donc, tout au long des six volumes, comme un outil d’analyse et de manipulation sociale dont le souci premier est une reprise en main du territoire - devenu majoritairement urbain - au service d’une certaine idée de la démocratie. Il s’agit, en dernière instance, de définir un nouveau « modèle américain » : le Survey est en effet, à la fois, la « représentation plus ou moins formalisée d’un processus » (l’expansion urbaine liée à l’industrialisation du pays), et un « d’objet d’imitation pour faire ou reproduire »22 (une ville différente, proprement américaine, et donc réellement démocratique). Une fois de plus, pragmatisme et téléologie font bon ménage. Par la redéfinition photographique du paysage urbain en environnement social manipulable, Kellogg et son équipe proposent une image nouvelle du territoire national, matrice de la démocratie américaine du 20e siècle.

Notes
22.

Ces deux définitions de « modèle » sont tirées du Robert de la Langue Française, 1985.