PREMIERE PARTIE :
PITTSBURGH, LE SURVEY ET L’AMERIQUE PROGRESSISTE

Le Pittsburgh Survey est indissociable de la mutation urbaine et industrielle qui secoue les Etats-Unis autour de 1900, à une époque où le mot « société » et le concept de « question sociale » viennent de plus en plus souvent concurrencer l’idée plus consensuelle de « communauté ».23 L’Amérique traverse une véritable crise d’identité, et la littérature politique du temps regrette un « esprit » perdu, comme en témoignent ces quelques lignes du pasteur Josiah Strong :

‘« Few Americans live where they were born. The redistribution of population has uprooted families grown in the country and transplanted them in the town. Migration and immigration have gathered heterogeneous multitudes in new homes. The varying demands of the labor market have increased the fluidity of the industrial population. All this is unfriendly to the growth of local interest and pride, which naturally develop in those who are long resident in the same place. The modern ease of travel and short residence are destroying the sense of ownership expressed in ‘my city’ and ‘my neighborhood’ ; and as the local point of view characteristic of the old civilization and its individualistic spirit is lost, we need to gain the new social, altruistic spirit which is concerned with all that concerns the welfare of others. » 24

Le Survey, qui prend forme au moment même où Josiah Strong publie ce texte, souligne lui aussi quelques années plus tard la perte de ce sentiment communautaire, cette diminution de la « fierté et de l’intérêt locaux ». Robert A. Woods en appelle à ces mêmes valeurs pour tenter de rendre à Pittsburgh un certain sens de l’interaction sociale, basé non seulement sur la solidarité, mais aussi sur la conscience profonde de l’intérêt commun  :

‘« The people have a distinct capacity for the invaluable village type of loyalty. This can in due time with experience be made into the most enduring type of city loyalty, - that based on neighborly co-operation gradually extended and writ large but carrying with it always that sense of reality, that nearness to the soil, in which it begun. »25

Venant du défenseur de l’intégration urbaine, du héraut d’un Greater Pittsburgh englobant les communes voisines, ces quelques lignes sont significatives. Leur nostalgie non dissimulée, qui rappelle celle exprimée par Strong, se construit sur le regret d’un modèle d’organisation communautaire qui était encore celui de l’Amérique rurale de la première moitié du 19e siècle. On trouve dans ce texte la confirmation que l’explosion urbaine est ressentie, par nature, comme une perte, un effacement brutal de représentations traditionnelles au pouvoir symbolique extrêmement fédérateur. Toutefois, pour Woods comme pour Strong, la solution ne passe pas par un utopique retour en arrière : il convient au contraire d’inventer des formes novatrices, des réponses appropriées à la question sociale née du gigantisme urbain.

Pour l’historien Robert Wiebe, l’Amérique du tournant du siècle est une société privée de centre, ou de « coeur » (core). Dans sa composante urbaine, qui devient prédominante, elle semble soumise à un tourbillon aux effets centrifuges, dont les conséquences paraissent dévastatrices à une majorité de la population, pour qui le modèle traditionnel de représentation social est celui de la communauté moyenne, plus ou moins autonome. La plupart des grands combats de l’époque, que ce soit contre les monopoles industriels, contre l’immigration, ou en faveur de la prohibition,26 visent notamment à rendre à la ville une part de contrôle sur son propre destin. L’absence de « centre », qu’il soit géographique, politique ou social, et la perte apparente de valeurs théoriquement partagées par tous, font que le grande ville américaine de 1900 n’est pas seulement à la recherche d’ « ordre », comme le suggère le titre de l’ouvrage de Wiebe : elle ressent aussi le besoin de redéfinir une destinée commune.27

Cette crise d’identité se traduit par une évolution des représentations. Pour Richard Hofstadter, c’est la grande presse métropolitaine naissante qui contribue le plus, dans le dernier tiers du 19e siècle, à construire une « image mentale » de ces villes que beaucoup croient pourtant incompréhensibles. Les nouveaux quotidiens à fort tirage parviennent à donner un semblant de sens à l’apparent chaos :

‘« The newspaper owners and editors soon began to assume a new role. Experienced in the traditional function of reporting the news, they found themselves undertaking the more ambitious task of creating a mental world for the uprooted farmers and villagers who were coming to live in the city. The rural migrants found themselves in a new urban world, strange, anonymous, impersonal, cruel, often corrupt and vicious, but also full of variety and fascination. They were accustomed to a life based on primary human contacts - the family, the church, the neighborhood - and they had been torn away from these and thrust into a more impersonal environment [...]. The newspaper became not only the interpreter of this environment, but a means of surmounting in some measure its vast human distances, of supplying a sense of intimacy all too rare in the ordinary course of his life. » 28

Si ses objectifs semblent a priori bien éloignés de ceux de la grande presse métropolitaine, le Survey emprunte au journalisme certaines de ces formes. Plus généralement, il doit lui aussi être compris dans ce contexte de redéfinition de la représentation urbaine. La corruption et la cruauté de la ville sont au centre de ses préoccupations. Le besoin de comprendre les nouveaux modes de relations humaines dans une ville gouvernée par la nécessité économique est un thème constant. Le rôle de la famille et du quartier, unités sociales fondamentales, est constamment mis en exergue. Mais surtout, les fonctions de représentation et d’interprétation du Survey sont au coeur du discours de ses auteurs, persuadés que sans leur concours, le citoyen de Pittsburgh ne sera jamais capable de comprendre le fonctionnement réel de sa propre ville, et donc d’en reprendre le contrôle.

Les Progressistes ont le sentiment qu’il n’est pas trop tard pour cela, du moins dans la plupart des villes, dont Pittsburgh. Selon Paul Kellogg, maître d’oeuvre du Survey :

‘« Municipal growth is bringing large problems to America, and any new method of approach which shows elements of general usefulness is worth going into. Pittsburgh is a type of those industrial cities in the United States not so big that, like New York, they have lost self-consciousness, yet too big to manage themselves by the methods of little towns and older days. »29

C’est donc bien de conscience de soi qu’il est question dans le Survey. La réflexivité sur laquelle insiste Kellogg (self-consciousness, mais aussi manage themselves) suggère que la maîtrise des représentations de la ville est indissociable de la capacité des populations urbaines à prendre en main leur propre destin. Miroir tendu, le Survey doit ouvrir la possibilité de l’action civique et politique.

Dans cette optique, l’entreprise menée par Paul Kellogg se présente à la fois comme une expérience scientifique, une enquête journalistique, un document technique, et un programme de réforme sociale et politique de la ville. Cette multiplicité des approches tient l’essentiel de sa cohérence de l’idée d’expertise, le Survey se présentant comme l’oeuvre de spécialistes et de techniciens de la question sociale, qui commence pourtant à peine à être définie comme telle. Ce qui se joue dans le Survey - notamment par le biais de la photographie - est donc un rapport nouveau à la réalité urbaine, qui transforme le social et le politique en une question largement technique. Face au développement apparemment anarchique de la cité industrielle, les Progressistes sont tentés de saisir celle-ci comme objet d’analyse et d’expérience, susceptible de manipulation et de réforme.

Pour mieux comprendre cette démarche, et le rôle spécifique de la photographie dans un tel cadre, il faut à la fois replacer le Survey dans le mouvement Progressiste, et s’interroger sur le statut particulier de la ville de Pittsburgh. Les pages qui suivent s’efforcent d’abord de présenter la genèse du Survey, son contexte culturel et institutionnel, et ses auteurs. Dans un deuxième temps, on essaiera de comprendre ce qui a pu amener ces derniers à choisir Pittsburgh comme sujet de leur étude. Il paraît en effet évident que ce n’est pas cette ville, en particulier, qui motive le Survey, mais bien au contraire le Progressisme qui s’empare de Pittsburgh.

Ce choix n’a rien d’arbitraire : pour des raisons qu’il faudra rappeler, la « Ville de l’Acier » est - aux yeux même des contemporains -emblématique de l’Amérique du début du 20e siècle. Mais il faut aller au-delà de cette valeur symbolique : comme on le devine à travers le texte de Paul Kellogg cité ci-dessus, Pittsburgh rassemble toutes les qualités requises à l’expérience du Survey. Ville éminemment moderne mais d’une taille encore raisonnable, cité chaotique mais encore susceptible de réforme, elle représente pour les réformateurs un spécimen parfaitement représentatif, mais aussi un prototype à améliorer. En se tournant vers Pittsburgh, Kellogg et son équipe confirment donc son statut emblématique, mais font le pari qu’une relecture de ce symbole de l’Amérique industrielle triomphante peut provoquer la réforme du pays tout entier, et lui montrer enfin la direction qu’il doit suivre.

Notes
23.

Wiebe, Robert E., The Search For Order, 1877-1920, New York : Hill and Wang, 1967, p. 62.

24.

Strong, Josiah, The Challenge of the City, New York : The Young People’s Missionary Movement, 1907, p. 83.

25.

Woods, Robert A., « Pittsburgh : an interpretation of its growth », The Pittsburgh District : Civic Frontage, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], p. 36.

26.

Mohl, Raymond A., The New City : Urban America in the Industrial Age, 1860-1920, Arlington Heights : Harlan Davidson, 1985, chapitre 3.

27.

Wiebe, op. cit., p. 12.

28.

Hofstadter, Richard, The Age of Reform, New York : Random House, 1955, p. 188.

29.

Kellogg, Paul U., « The Social Engineer in Pittsburgh », The Outlook, sept. 25, 1909, p. 153.