Avant de considérer le Survey comme un moment important de l’histoire de la photographie sociale aux Etats-Unis, il faut l’envisager comme une étude à prétention scientifique, et à finalité politique. Aujourd’hui encore, cette somme sur l’Amérique urbaine du début du 20e siècle sert de référence aux spécialistes d’histoire urbaine, postérité qui atteste de la qualité du travail effectué par ses auteurs. Toutefois, le Survey doit aussi être lu comme un exemple extrêmement riche et complexe du discours réformateur américain, dans le cadre du développement de ce « mouvement progressiste » dont l’aboutissement est la naissance d’un parti du même nom, rassemblé autour de Theodore Roosevelt pour les élections présidentielles de 1912.
Ces enjeux scientifiques et politiques déterminent dans une large mesure les formes iconographiques du Survey, et plus particulièrement son utilisation de la photographie. La rigueur des recherches menées, et l’expertise reconnue de la plupart des auteurs des six volumes, servent plus fondamentalement une réflexion morale et sociale dont l’ambition est d’apporter des solutions au développement apparemment erratique de la nouvelle Amérique industrielle. Malgré certains chapitres éminemment techniques, aussi bien dans le texte que dans l’image (on pense notamment au début de The Steel Workers, le volume écrit par John Fitch), ce sont les questions éthiques et politiques qui apparaissent primordiales aux yeux des réformateurs du Survey. Comme le souligne l’un des principaux historiens du mouvement progressiste, Roy Lubove :
‘« If the multifaceted Pittsburgh Survey can be said to have a single theme, it would be, in sharp contrast to the city’s economic sector, the fragmentation of its civic, political and social systems. »30 ’Au carrefour de la science et de la morale, de la sociologie et de la politique, l’oeuvre que nous nous proposons d’analyser répond donc à ce que les Américains appelleraient aujourd’hui un agenda, un projet social dont il est utile de connaître les présupposés et les objectifs explicites, avant d’en examiner plus précisément le fonctionnement réel. Quelles sont les origines du Survey ? Quels modèles influencent ses auteurs ? Qui sont ces derniers ? A quel public s’adressent-ils ? Ces quelques questions concrètes permettent de mieux cerner le point de vue social et méthodologique qui guide Paul Kellogg et son équipe.
Pour y répondre, il est d’abord nécessaire de retracer la genèse du projet, dont l’approche novatrice est favorisée par la création de la Russell Sage Foundation. Il est plus délicat, en revanche, de définir précisément le profil des acteurs du Progressisme, car la composition sociologique de cette population, et plus encore ses motivations, sont aujourd’hui encore objets de controverse : les grandes lignes de ce débat historiographique seront tracées. Deux idées principales s’en dégagent : d’une part, l’hétérogénéité sociale du mouvement progressiste, et d’autre part, le rôle fédérateur accordé à la notion d’expertise, alliance de connaissance théorique et de savoir empirique, souci d’impartialité et capacité d’intervention dans le champ social.
Cette référence constante à la primauté scientifique et technique, notamment à travers la figure de l’ingénieur, se reflète incontestablement dans le discours de Paul Kellogg, directeur et théoricien du Pittsburgh Survey. Elle témoigne en outre du rôle croissant de certaines disciplines universitaires, dont le développement coïncide avec l’histoire du Progressisme.
Toutefois, l’élaboration du discours progressiste, tel qu’il apparaît dans les six volumes étudiés ici, ne saurait se résumer à cette seule dimension. L’exigence scientifique est indissociable, pour Kellogg, d’un travail de journaliste. Le travail social, version professionnalisée de la philanthropie traditionnelle, associe l’enquête sur le terrain et une diffusion aussi large que possible des résultats obtenus. Cette publicité du travail social est indispensable à la prise de conscience de l’opinion publique. Pour comprendre le Survey, il est donc nécessaire d’évoquer ses liens avec les nouvelles formes du journalisme américain au début du siècle, mais aussi les mutations importantes subies par la pratique philanthropique aux Etats-Unis. Le choix même du terme survey comme titre du projet marque en effet une évolution nette, qui fait passer la tradition caritative à l’heure d’un « travail social » qui prétend concilier la constitution d’une nouvelle profession, la rigueur de la connaissance scientifique, et le souci de toucher le plus efficacement possible l’opinion publique à des fins d’action politique.
Lubove, Roy , « Pittsburgh and the Uses of Social Welfare History », in Hays, Samuel P., City at the Point : Essays on Social History in Pittsburgh, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1989, p. 300.