I. Genèse et publication du Pittsburgh Survey 

Paul Underwood Kellogg, inspirateur et éditeur du Pittsburgh Survey, fournit en annexe de l’avant-dernier volume de cette entreprise imposante les principaux éléments d’information concernant la genèse du projet.31 En 1907, sur une proposition de la Charity Organization Society de New York, le comité d’édition du magazine d’actualité sociale et philanthropique Charities and the Commons rassemble une équipe d’environ 70 enquêteurs, journalistes et spécialistes des questions économiques et sociales. Leur mission consiste à explorer les conditions de vie de la communauté industrielle de Pittsburgh, afin de pouvoir compiler un rapport dont Kellogg donne la définition suivante :

‘« a rapid close range investigation of the ranks of wage-earners in the American steel district ».32

Les recherches sur le terrain, qui se déroulent en plusieurs étapes, durent en fait un an environ, à partir de l’été 1907. Ce travail est financé, pour l’essentiel, par la toute nouvelle Fondation Russell Sage.

La naissance à New York de cette institution dédiée à « l’amélioration des conditions de vie aux Etats-Unis »,33 est accueillie avec enthousiasme par les réformateurs et les travailleurs sociaux du début du siècle. Pour Lindsay Samuel McCune, secrétaire du Comité National sur le Travail des Enfants (National Child Labor Committee), il s’agit tout simplement du « don le plus sage, le plus sensé, et le plus en phase avec les besoins de son époque de toute l’histoire de la philanthropie ».34

Cette référence de McCune à la longue évolution de la question caritative aux Etats-Unis n’est pas anecdotique. Au-delà du seul cercle des associations philanthropiques, la grande presse américaine confirme que l’établissement de la Fondation marque une étape cruciale dans la lutte contre la dégradation de certaines conditions sociales dans le pays. Les observateurs sont frappés non seulement par l’énormité de la somme mise à disposition de cette cause par la veuve de Russell Sage (10 millions de dollars), mais aussi par la raison d’être purement « sociale » de l’institution, qui constitue une relative nouveauté. Cette année-là aux Etats-Unis, il n’existe encore que 8 fondations, dont seulement deux sont dotées de moyens comparables. Mais aucune des institutions existantes n’intervient, à l’époque, dans le champ social.35 Comme le souligne l’éditorialiste du New York Tribune :

‘« Heretofore the greatest gifts have been made to educational and other intellectual purposes. The object of these has been two-fold. First to raise the level of intellectual equipment of the people at large [...] and secondly, to develop, from among the mass of trained people, the exceptional man or woman [...]

The object which the Sage Foundation has in view is rather different, in that it seeks the improvement of the conditions of living among the less favored levels of society. It has in mind that the standard of living [...] is always in danger of being lowered. »36

Ainsi, la philanthropie traditionnelle se découvre au début du siècle un terrain d’application - et un certain nombre de principes d’action - qui ne lui étaient pas particulièrement familiers jusqu’alors, et dont le Survey est une manifestation emblématique. Il est question de réformer et d’améliorer la structure sociale dans son ensemble, en commençant par ses aspects les plus problématiques. Il s’agit d’améliorer l’ordinaire, et non de favoriser (ou d’éliminer) les cas et les situations exceptionnels. Le principe est ambitieux, il reste à lui donner forme : pour ce faire, de nombreuses voix s’élèvent pour rappeler la nécessité de mieux connaître les mécanismes sociaux de la nouvelle Amérique, et saluent à ce titre la volonté affichée par la fondation de financer des projets ressemblant en tout point au futur Survey :

‘« [...] we lack the knowledge of actual conditions. We have neither gathered nor interpreted to ourselves the facts which are at once the basis for intelligent action and of appeal for resources adequate to achievement.

Research and publication therefore are our most fundamental needs for substantial progress [...] »37

« Recherche et publication » : soulignons dès à présent l’égale importance de ces deux termes aux yeux des réformateurs et des travailleurs sociaux, dont certains s’apprêtent à faire de Pittsburgh leur principal champ d’expérimentation. Pourtant, il est surprenant de constater que lorsqu’il tire le bilan de son action et rappelle les circonstances de la genèse du Survey quelques années plus tard, Paul Kellogg paraît relativiser l’ampleur du geste de la Fondation Russell Sage, dont le financement s’est limité, selon lui, à trois contributions « d’un montant modéré ». La formulation est étonnante, puisqu’il est évident que ce « modeste » financement constitue l’essentiel du budget du Survey.38

Il semble en réalité qu’en minimisant ainsi la part de la Fondation Russell Sage, Kellogg s’ingénie indirectement à mettre en valeur la coopération d’une multitude d’organisations qu’il qualifie de « sociales et sanitaires ». Certaines, telles la Young Men’s Christian Association, la National Consumer League, ou l’American Civic Association, ont une envergure nationale. A Pittsburgh même, Kellogg peut en outre se féliciter du soutien d’autres institutions, telles que la Kingsley House,39 la Chambre de Commerce, ou le Tribunal pour enfants d’Allegheny,40 ce dernier étant d’ailleurs indirectement à l’origine du projet par l’intermédiaire d’Alice B. Montgomery.41

Ainsi, de grandes organisations s’allient aux bonnes volontés locales, individuelles et institutionnelles, pour réussir ce que Kellogg appelle une oeuvre de « civisme national ».42 L’alliance de ces diverses tendances réformatrices permet aux instigateurs du Survey de présenter ce travail comme une oeuvre collective, au service de la nation toute entière. Selon Kellogg, le projet prévoyait dès l’origine cette double dimension, locale et nationale :

‘« The initial plan [was] ’to publish a special Pittsburgh number for distribution locally so as to reach public opinion and for use nationally in movements for civic advance in other American cities’ »43

Dès l’origine, l’étude de Pittsburgh se présente donc comme un travail exemplaire, notion-clef qui revient de façon récurrente, sous diverses formes, chez Kellogg. Pour assurer une diffusion aussi large que possible au « cas » Pittsburgh, et aux méthodes du Survey, les résultats de l’enquête sont publiés sous diverses formes dans la presse locale (parfois accompagnés de critiques virulentes),44 et dans un certain nombre de publications nationales ayant l’habitude de traiter des questions sociales. La plupart s’inscrivent, de près ou de loin, dans la mouvance progressiste. On citera parmi les plus importantes des titres tels que The Outlook,45 et The American Review of Reviews 46 - soutiens quasi inconditionnels de Theodore Roosevelt aux élections de 1912 - ou bien le mensuel World’s Work, qui a parfaitement appris la leçon sans cesse rabâchée par Paul Kellogg quant aux origines, aux formes et aux objectifs du Survey :

‘« While not the first undertaking of its kind, the social survey of Pittsburgh [...] must now be ranked as the most momentous one. In more ways than one, it must be placed above even the monumental investigations embodied in Mr Charles Booth’s Life and Labour in London [...] The Pittsburgh Survey was projected and conducted by the Charities Publication Committee, of which Robert W. de Forest is chairman. The greater part of the funds was provided by the Russell Sage Foundation [...] but not inconsiderable sums came from the committee and from some public-spirited Pittsburgh citizens. The field work was planned and supervised by Mr. Paul U. Kellogg, managing editor of Charities and the Commons (which has lately been renamed The Survey), who for this purpose gathered around himself a staff of well-known social students and workers from every part of the country.

The Pittsburgh Survey is a national undertaking ; for while it deals specifically with Pittsburgh, it is an object lesson for the whole country. »47

Dans ce paragraphe, qui se contente de reprendre presque mot pour mot les principales idées exprimées par Kellogg, on retrouve l’essentiel des données fondamentales du projet : l’inscription dans une tradition reconnue de documentation sociale (que le Survey prétend toutefois renouveler), l’insistance sur la diversité des sources de financement (notamment l’implication des citoyens de Pittsburgh), la compétence professionnelle des enquêteurs et des auteurs, et le rôle privilégié de Kellogg lui-même. Quant à la dimension nationale de l’entreprise, sans cesse réitérée, elle ne se traduit pas seulement par la publication des conclusions de l’enquête dans la presse quotidienne ou périodique. L’information recueillie par l’équipe du Survey est utilisée sous des formes plus éphémères, mais sans doute aussi importantes aux yeux des Progressistes : tracts, conférences, affiches, dont les traces sont aujourd’hui relativement rares.48

Pour l’essentiel, néanmoins, le Survey trouve sa forme la plus aboutie dans une collection de six volumes, qui forment le corpus principal de cette étude. Ces six ouvrages reprennent et amplifient les textes et les illustrations préliminaires publiés dans les pages de Charities and the Commons, au gré d’une quarantaine d’articles.49 La publication des six ouvrages s’échelonne inégalement sur 6 ans, de 1909 à 1914. Elizabeth Beardsley Butler ouvre la série avec Women and the Trades. En 1910, les trois autres monographies paraissent : Homestead : The Households of a Mill Town est signé Margaret Byington, Work-Accidents and the Law, Crystal Eastman, et The Steel Workers, John Fitch. Ces quatre premiers volumes apparaissent aujourd’hui comme les plus cohérents, dans le fond comme dans la forme. Oeuvres d’auteurs uniques, traitant de sujets parfaitement définis (le travail des femmes, l’organisation sociale d’un faubourg de Pittsburgh, les accidents du travail, les conditions de travail et de vie des ouvriers sidérurgiques), ces études sont de nos jours les plus largement citées et utilisées, les seules dont on puisse trouver des éditions récentes accessibles.

Pendant les 3 ans qui suivent, la publication du Survey est interrompue, sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude les raisons précises de cette longue parenthèse.50 C’est donc en 1914 que paraissent les deux derniers volumes, sensiblement différents des quatre premiers, dans leur présentation comme dans leurs conclusions. Conçus et présentés par Kellogg, il regroupent des contributions variées, sous les titres The Pittsburgh District : Civic Frontage et Wage-Earning Pittsburgh.

On le devine à travers leurs titres, ces deux ouvrages cherchent à embrasser des sujets plus larges que les quatre premiers volumes. Mais la redondance menace : comment traiter du travail salarié à Pittsburgh sans reparler des femmes (comme Elizabeth Butler), et surtout des ouvriers de la sidérurgie (sujet unique des travaux de Fitch) ? Autre écueil prévisible : l’auto-portrait et, à terme, l’auto-célébration. En s’intéressant notamment à « l’éveil » civique de Pittsburgh, The Pittsburgh District est le seul volume où les réformateurs traitent de leur propre influence sur l’évolution de la ville. Ce glissement du point de vue n’est pas sans conséquence sur la teneur du discours et des représentations. Entre-temps, Roosevelt a échoué aux élections de 1912 et le Progressisme ressent sans doute le besoin de légitimer ses principes et son action par la publication de résultats tangibles. Le Survey ayant déjà longuement exposé les dysfonctionnements de Pittsburgh dans ses premiers volumes, il s’efforce de proposer sur la fin une vision plus encourageante de l’évolution de la ville, tout en gardant un regard critique sur certains aspects. Le nouveau contexte politique colore à l’évidence le changement de ton et de propos sensible dans The Pittsburgh District et Wage-Earning Pittsburgh. Lorsqu’on tente de considérer le Survey dans son ensemble, l’existence de ces deux volumes est donc à bien égards problématique, car elle ébranle assez fortement la cohérence relativement facile à démontrer des quatre premières publications. La diversité des auteurs et des sujets traités, au sein de ces deux derniers chapitres, introduit notamment certaines ambiguïtés quant aux motivations et aux objectifs du projet.

Outre le contexte politique immédiat, il est tentant de lire dans les incohérences rapidement apparentes du Survey le reflet inévitable de la profusion et de l’hétérogénéité du mouvement réformateur dans son ensemble. Les efforts de l’omniprésent Paul Kellogg ne parviennent pas totalement à masquer les disparités d’analyses et de points de vue inhérentes à un tel foisonnement de recherches, d’enquêtes et de propositions. Il convient donc de cerner plus précisément les contours du Progressisme américain du début du siècle, à travers un portrait de groupe de ses principaux acteurs.

Notes
31.

Kellogg, Paul U., « Field Work of the Pittsburgh Survey », The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Survey Associates [New York : Arno Press], 1914 [1974], pp. 492-515.

32.

Ibid., p. 492.

33.

Ou plus exactement « the improvement of social and living conditions in the United States ». « The Russell Sage Foundation », Charities and the Commons, Vol 17, p. 1055.

34.

McCune Lindsay, Samuel, in « The Russell Sage Foundation, Its Social Value and Importance - Views of Some of Those Actually Engaged in Social Work », Charities and the Commons, vol. 17, p. 1085.

35.

Glenn, John ; Brandt, Lilian ; Andrews, F. Emerson. Russell Sage Foundation, 1907-1947, (Volume 2), New York : Russell Sage Foundation, 1947, p. 13.

36.

« Two Uses of Surplus Wealth », cité in Charities and the Commons, volume 17, p. 1087.

37.

Taylor, Graham, in « The Russell Sage Foundation, Its Social Value and Importance - Views of Some of Those Actually Engaged in Social Work », Charities and the Commons, vol. 17, p. 1081. Professor de « sociologie chrétienne » à Chicago à partir de 1892, Graham Taylor est le fondateur du settlement de Chicago Commons, dont la revue Charities and the Commons est issue. Voir p. 56 et suivantes.

38.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 492. En fait, Kellogg compte 26 500 dollars de financement provenant directement de la Fondation Russell Sage, à comparer aux 1 000 dollars initiaux alloués par le comité de publication de Charities and the Commons, et à quelques donations privées dont le montant s’échelonne entre 50 et 100 dollars. Ibid., pp. 497-98. En outre, 20 000 dollars supplémentaires seront accordés par le Fondation pour couvrir les frais de publication. Voir Anderson, Margo ; Greenwald, Maurine W., « The Pittsburgh Survey in Historical Perspective », in Anderson, Margo ; Greenwald, Maurine W., ed., Pittsburgh Surveyed - Social Science and Social Reform in the Early Twentieth Century, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1996, p. 7. On se reportera aussi à l’histoire officielle de la fondation : Glenn, John ; Brandt, Lilian ; Andrews, F. Emerson. op. cit., pp. 27-29.

39.

Etablissement caritatif du type des settlement houses, selon le modèle de la Hull House de Chicago. Voir infra, p. 56 et suivantes.

40.

Kellogg, « Field Work », op. cit., pp. 493, 497.

41.

« In June 1906, so the story goes, Alice B. Montgomery, chief probation officer of the Allegheny County Juvenile Court and a local reform activist in Pittsburgh, requested that Paul Kellogg [...] send her a set of articles published in [Charities and the Commons]. ’Would it be possible,’ she began, ’for you to appoint a special investigator to study and make a report of social conditions in Pittsburgh and vicinity ?’ » Anderson, Margo ; Greenwald, Maurine W., op. cit., p. 7.

42.

Kellogg, « Field Work », op. cit.., p. 492.

43.

Kellogg, Ibid., p. 497.

44.

Voir notamment la longue série d’articles de Robert W. Jones, « Pittsburgh, A City to be Proud Of », in Pittsburgh Gazette-Times, publiée tous les dimanches, de décembre 1909 à mai 1910.

45.

Kellogg, Paul U., « The Social Engineer in Pittsburgh », The Outlook, Sept. 25, 1909, pp. 155-159.

Publié à partir de 1869 sous le titre Christian Union, cet hebdomadaire prend son titre définitif en 1893. Dirigé alors par le révérend progressiste Lyman Abbott, auteur de Christianity and Social Problems (1896), il tire au tournant du siècle à environ 100 000 exemplaires. A partir de 1908, en tant que contributing editor, Theodore Roosevelt y signe de nombreux éditoriaux.

46.

Pour une présentation du Survey, voir Kellogg, Paul U., « The New Campaign for Civic Betterment - The Pittsburgh Survey of Social and Economic Conditions », The American Review of Reviews, January 1909, pp. 77-81. Trois mois plus tard, un résumé anonyme des résultats du Survey paraît sous le titre « Pittsburg’s Army of Wage Workers », The American Review of Reviews, April 1909, pp. 494-496.

Mensuel distribué à environ 200 000 exemplaires autour de 1900, The Review of Reviews, est dirigé par l’historien et économiste Albert Shaw, partisan de Theodore Roosevelt. En 1923, le mensuel fusionne avec World’s Work.

47.

« To Whom Credit Is Due for the Pittsburgh Survey », World’s Work, May 1909, p. 11536. Pour un compte-rendu détaillé des principales conclusions du Survey, on se reportera à Bjorkman, Edwin, « What industrial civilization may do to men », World’s Work, April 1909, pp. 11479-97. Né en 1900, World’s Work « most often presented articles on technological progress, social reform, industrial relations, and international and domestic politics [...] it reflected a widely held optimism that the rise of an increasingly successful and altruistic class of entrepreneurs would be the key to improvement of the general welfare. », Graybar, Lloyd J., in Buenker, John D. & Kantowicz, Edward R., Historical Dictionary of the Progressive Era, 1890-1920, New York : Greenwood Press, 1988, p. 527.

48.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 501. Faute d’avoir pu localiser et consulter ces sources, nous ne pourrons les traiter dans le cadre de cette étude. On trouvera un compte-rendu de l’une des principales expositions organisées par l’équipe du Survey dans Kellogg, « New Campaign », op. cit., pp. 77-81

49.

La bibliographie proposée à la fin de cette étude tente d’offrir un recensement aussi complet que possible de ces sources.

50.

Selon Paul Kellogg, « Repeated delays, for which the editor more than any other person is responsible, led to a shift in the final plan of publication at this date ». Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 503.