Dans son ouvrage sur L’Amérique en col blanc, Olivier Zunz souligne d’entrée que les transformations de l’ordre économique américain au début du siècle ont eu pour conséquence de faire perdre l’essentiel de leur autonomie aux classes moyennes traditionnelles.57 Mais le même auteur, dans son étude sur Detroit, ne retrouve pas la trace de ces Américains moyens en manque de reconnaissance sociale lorsqu’il parcourt la liste des contributions à la Charity Organization Society de la ville :
‘« 214 individus firent des dons en 1890 ; tous étaient des citadins connus, membres de l’élite industrielle avec ses ramifications politiques et financières, tous républicains et protestants. »58 ’Cet exemple marque bien les limites du schéma d’interprétation proposé par Hofstadter. Dans le cas de villes aussi fortement marquées par la nouvelle donne économique et sociale que Detroit ou Pittsburgh, il semble en réalité que les nouveaux grands patrons d’industrie ne soient pas les derniers à se joindre au débat social et « réformateur ».
Si l’on déplace légèrement la question, du champ philanthropique au débat proprement politique, les résultats sont similaires. L’étude de Samuel P. Hays sur les acteurs réels de la réforme municipale à Pittsburgh contredit par exemple l’essentiel des conclusions de Lincoln Steffens à l’époque et, au passage, le modèle proposé par Richard Hofstadter. Ce ne sont pas les « classes moyennes » qui défendent l’idée d’une refonte du système politique de Pittsburgh, mais au contraire une élite économique réduite :
‘« Pittsburgh’s municipal reformers came primarily from the upper class. Of the total of 745, 65 per cent appeared in elite directories which contained the names of only 2 per cent of the city’s families. Moreover, a large proportion not in elite directories lived in upper-class areas. These reformers comprised not an old but a new elite ; few came from earlier industrial and mercantile families. Most had risen to social position from wealth created after 1870 in the iron, steel, electrical equipment and other industries, and lived in newer rather than older fashionable areas. »59 ’Le débat ne porte pas, on le voit bien, sur le « niveau » social des réformateurs, sur leur position économique au sens le plus étroit du terme, mais bien sur leur statut social. L’Amérique voit monter en puissance certaines catégories économiques et certaines professions, tandis que d’autres perdent peu à peu leur influence. Contrairement à Woods, Mowry et Hofstadter, Hays soutient que ce n’est pas plus particulièrement cette dernière catégorie qui mène le combat progressiste. Celui-ci n’est donc pas fondamentalement un réaction nostalgique et passéiste. Mêmes les membres des « professions libérales », dont nous avons déjà dit qu’elles jouaient un rôle moteur, ne sont pas exactement les hommes et les femmes que croit reconnaître Hofstadter :
« Almost half, 48 per cent, of the reformers were professional [...]. Some of these overlapped with the elite, especially the lawyers, ministers, and private school teachers, but for the most part their interest in reform stemmed from the inherent dynamics of their professions rather than their class connections. Moreover they came from the more advanced segments of their organizations. They constituted not older professionals seeking to preserve the past against change, but men in the forefront of innovation in professional life, actively seeking to apply expertise more widely to public affairs. »60
Ces premières précisions ne sont pas les plus surprenantes. L’image que projettent les Progressistes se brouille plus encore lorsque le décompte précis de Hays semble démontrer que les réformateurs sont en réalité, pour la plupart, des financiers et des dirigeants de l’industrie :
‘« 52 per cent were businessmen or their wives : merchants, bankers, corporation officials. They included the presidents of fourteen large banks and corporation officials of Westinghouse, Pittsburgh Plate Glass, U.S. Steel and its component parts [...], the H.J. Heinz Company and the Pittsburgh Coal Company, as well as officials of the Pennsylvania Railroad and the Pittsburgh and Lake Erie. Not small businessmen, these men directed the most powerful banking and industrial organizations of the city. They represented not the old business community, but industries which had developed and grown primarily within the past fifty years and which had come to dominate the city’s economic life. »61 ’Au terme de cet exposé se dessine le deuxième pôle du débat historiographique sur l’essor du Progressisme : à la thèse d’une classe moyenne relativement large, de tradition ancienne, tentant de survivre à l’émergence du nouvel ordre industriel s’oppose le modèle d’un mouvement soi-disant réformateur, récupéré en réalité par de nouvelles élites, dans leur propre intérêt. Comment ne pas noter que H. J. Heinz, plus connu aujourd’hui pour son ketchup que pour sa contribution au débat social, apparaît dans la presse locale du 19e siècle comme l’une des principales figures de la réforme à Pittsburgh, et fait partie des premiers donateurs du Survey ?62 En réalité, il ne fait guère de doute que les industriels voient d’un très bon oeil tout projet visant à rendre la ville plus propre, la vie politique plus simple, et les échanges commerciaux plus faciles. Tant que les réformateurs ne s’avisent pas de limiter les horaires de travail, et à chaque fois qu’il est question de remettre un peu d’ordre dans les quartiers ouvriers, les industriels veulent bien consentir à participer à l’effort social. Sans aller jusqu’à dire, avec Gabriel Kolko, que c’est en réalité le Progressisme qui permis le triomphe de la grande industrie,63 on doit néanmoins admettre que les réformateurs n’ont pas hésité, dans de nombreux domaines, à coopérer avec les nouvelles élites économiques et industrielles :
‘« Pittsburgh capitalists contributed [...] to efforts aimed at reforming the working-class city [...], big businessmen had no trouble linking their company welfare programs and their investments in suburban and downtown redevelopment with the movement to beautify the city and bring ‘efficiency’ and ‘business methods’ to its governement [...] Civic improvement was just good business. »64 ’L’implication des industriels dans la redéfinition de la ville démontre-t-elle plutôt leur sens civique, leur sens politique, ou leur sens des affaires ? Il n’est peut-être pas si facile de trancher, notamment si l’on se souvient du contexte particulier que constitue la courte crise économique des années 1907-1908.65 Si la conjoncture à long terme, dominée par la prospérité, a sans doute atténué certaines des crispations sociales, personne ne tient à revivre les épisodes des violentes grèves de 1877 et 1892.66
Zunz, Olivier, L’Amérique en col blanc - L’invention du tertiaire, 1870-1920, Paris : Belin, 1991, pp. 12-18.
Zunz, Olivier, Naissance de l’Amérique Industrielle : Detroit, 1880-1920, Paris : Aubier, 1983, p. 230.
Hays, Samuel P. « The Shame of the Cities Revisisted : The case of Pittsburgh », in Shapiro, Herbert, ed., The Muckrakers and American Society, Boston : D.C. Heath, 1968, p. 76.
Ibid.
Ibid.
A hauteur de... $ 100 ! Kellogg, Paul, « Field Work », op. cit., p. 496.
« Progressivism was not the triumph of small business over the trusts, as has often been suggested, but the victory of big business in achieving the rationalization of the economy that only the federal governement could provide ». Kolko, Gabriel, The triumph of conservatism : a reinterpretation of American history, 1900-1916, Chicago : Quadrangle Books, 1967, p. 284. Notons toutefois que le Progressisme, chez Kolko, est analysé presque exclusivement à travers le prisme de la politique économique menée par Roosevelt.
Couvares, Francis G.., The Remaking of Pittsburgh - Class and Culture in an Industrializing City, 1877-1919, Albany : State University of New York Press, 1984, p. 95.
Voir p. 121.
Voir p. 112.