C. L’éloge de la technique

Pour éviter de telles crises, il est nécessaire de rationaliser la gestion municipale. Lorsqu’il parle « d’efficacité », George Couvares met en évidence le lien le plus étroit entre la grande industrie et le renouveau social et civique réclamé par les réformateurs. Plutôt que de chercher l’inspiration du Progressisme du côté des principales personnalités du monde économique, qu’elles soient représentatives de l’ordre ancien ou des nouvelles hiérarchies industrielles, il faut souligner le parallèle sans cesse réitéré par les réformateurs entre compétence technique et efficacité sociale. Les figures du spécialiste, du technicien, et de l’ingénieur, issues du nouveau monde industriel, sont transposées au domaine de la gestion municipale. A la figure mythique du self-made-man paternaliste du type Carnegie, les Progressistes préfèrent de loin les nouveaux visages de l’expertise. La légitimité du succès économique se voit concurrencée par celle de la compétence technique. Le « spécialiste », quel que soit son domaine, est l’alternative souhaitée au régime autocratique des grands barons d’industrie qui hantent l’imaginaire collectif américain depuis les années 1870. On voit ainsi, chez Woods, que l’ingénieur est, potentiellement, le nouveau modèle de la citoyenneté américaine. Son apport est à la fois industriel, social et civique. :

‘« A new and promising element in Pittsburgh life is made up of the technical men and their families. Pittsburgh is a much sought and valuable training school for young technology graduates [...] the number who become permanent residents is very considerable [...] these people are bringing an important re-inforcement to the intellectual interests of the city, and it can not be doubted that they give fresh momentum to its social and political upbuilding. Their influence is supported by the large measure of authority which in the minds of Pittsburgh people is always conceded to the engineer. »67

Le Survey systématise ainsi une évolution déjà sensible depuis la fin du 19e siècle, et la lente constitution de la figure de l’ingénieur en héros américain.68 Il devient indispensable, par définition, et son rôle s’étend bien au-delà de ses seules compétences professionnelles. Cette figure du savoir est aussi une figure d’autorité. Ses compétences techniques et intellectuelles suffisent à légitimer son intervention dans le champ politique et social. Ainsi se développe au tournant du siècle un système municipal bureaucratique où les ingénieurs jouent un rôle déterminant.69 C’est sans doute en ce sens que le Progressisme du début du siècle, on le verra à maintes reprises dans le Survey, est le plus tributaire des nouvelles normes de la société industrielle.

On comprend bien comment, une fois de plus, le débat porte moins sur des questions de « classes », ou de domaine d’activité, que sur les nouvelles formes de l’organisation et de l’intervention sociales. Andrew Carnegie, qui en se retirant en 1901 avait fait cadeau à sa ville d’un musée et d’une bibliothèque, était une figure majeure de la philanthropie traditionnelle, en même temps qu’un de ses plus éloquents porte-parole. De même, on ne saurait être autrement surpris de trouver J. P. Morgan, au début du siècle, au poste de trésorier de la Charity Organization Society de New York, éditeur de Charities and the Commons. Ce ne sont pas leur qualités d’ « industriel » ou de « financier » qui pouvaient gêner le discours progressiste, mais bien leur vision jugée archaïque des hiérarchies et des équilibres sociaux. Leur pouvoir de type presque féodal, ou du moins paternaliste, est progressivement remis en cause par un discours progressiste qui met en avant le rôle de l’ingénieur, terme quasi générique qui s’applique aussi bien au manager d’une grande entreprise qu’à l’expert en urbanisme. H. D. W. English, qui fait partie des collaborateurs du Survey, est non seulement président de la Kingsley House, le settlement social de Pittsburgh, mais aussi, entre autres, associé de la compagnie d’assurance English & Furey, président de la Chambre de Commerce, et vice-président de la Voters’ League.70 Une description flatteuse de son action est proposée par Robert Woods.71 Dans le même ordre d’idée, on trouve répertorié, dans un document publié en 1908 et intitulé Manual of the Civic and Charitable Organizations of Greater Pittsburgh, non seulement les services municipaux, les hôpitaux et les organisations relevant de la Charity Organization Society, mais aussi les chambres de commerces des différents quartiers de la ville. On y trouve la confirmation d’un parallèle constant entre organisation sociale et efficacité économique, assurées par des élites « expertes », chefs d’entreprises, commerçants, « professionnels » divers, tous décidés semble-t-il à mettre leurs compétences au service d’une redéfinition de l’espace urbain. C’est ainsi, par exemple, que le West End Board of Trade y est décrit en ces termes :

‘« The West End Board of Trade was organized July 3, 1908, and was instituted for the purpose of fostering and encouraging the municipal and business interests of the City of Pittsburgh, especially as it pertains to the Western section of the city. It is pledged to promote the improvement of streets, highways, sewers, and public health, parks and playgrounds, and other matters of importance to the welfare of the entire community. Since its organization it has had an active career, and at the present time has a membership of 120. It is allied with the Joint Board of Trade of the City of Pittsburgh, and is affiliated with the American Civic Association. »72

On ne manquera pas de s’interroger sur le sens de l’expression « carrière active », alors qu’il s’agit d’une organisation qui ne pouvait avoir plus de six mois d’existence à l’époque où cet annuaire fut imprimé. Sans doute ce raccourci est-il révélateur de l’enthousiasme qui imprègne l’entreprise réformatrice dans son ensemble (malgré les nombreuses critiques qui motivent son discours), et que reflète précisément le Survey, surtout dans ses deux derniers volumes. La lente montée en puissance de nouvelles élites « techniciennes » se traduit en effet partiellement dans cette discontinuité du Survey, car celui-ci veut voir dans l’évolution de la ville entre 1907 et 1914 les signes encourageants d’un avenir meilleur, sous l’auspice de la compétence technique.

Notes
67.

Woods, op. cit.., p. 27.

68.

Nye, David E., American Technological Sublime, Cambridge, Mass ; London : The MIT Press, 1996 [1994], pp. 40-66.

69.

Weil, François, Naissance de l’Amérique Urbaine, 1820-1920, Paris : Sedes, 1992, p. 161.

70.

Early, Trisha, The Pittsburgh Survey, non publié, University of Pittsburgh, 1972, p. 36.

71.

Woods, op. cit., p. 27.

72.

Manual of the Civic and Charitable Associations of Greater Pittsburgh, Pittsburgh : A.W. Mc Cloy Printers, 1908, p. 40.