D. Une homogénéité illusoire

La volonté de prouver l’utilité des réformes défendues explique donc sans doute en partie l’écart de ton entre les premières et les dernières pages publiées sous l’autorité de Kellogg. Des avertissements de John Fitch aux « promesses » de Robert Woods, le Survey semble se rapprocher du discours rassurant d’élites économiques confiantes en l’avenir. Au-delà de cet élément chronologique les liens étroits d’une classe moyenne éduquée et sans doute « traditionnelle » avec les nouvelles élites économiques se fonderait donc principalement sur une foi en l’expertise technique et professionnelle de plus en plus largement partagée.

Cette mise au point ne permet pas, toutefois, de dégager clairement les motivations profondes des différents acteurs de la réforme. Peut-être même qu’une telle définition, trop générale, interdit en réalité de répondre réellement à la question ainsi posée. De nombreux historiens proposent des hypothèses plus prudentes. Pour Robert Wiebe, certains réformateurs, parmi les plus impliqués dans le combat social, valorisent leur qualité d’experts auprès des élites économiques pour tenter de mener à bien les objectifs qu’ils se sont fixés. Cette démarche parfois ambiguë tend progressivement à scinder le mouvement de réforme :

‘« By 1905 urban progressives were already separating along two paths. While one group used the language of the budget, boosterism, and social control, the other talked of economic justice, human opportnities, and rehabilitated democracy. Efficiency-as-economy diverged further and further from efficiency-as-social service. »73

Il n’est pas totalement hasardeux de poser dès à présent l’hypothèse qu’un tel schéma expliquerait certaines différences de ton qu’il sera nécessaire d’analyser entre John Fitch, ou Margaret Byington, et leur « patron » Paul Kellogg. Selon qu’ils se tiennent à distance plus ou moins respectable des influences du monde industriel, les réformateurs modulent fortement leur discours. Toutefois, ces variations ne peuvent s’expliquer de manière satisfaisante si l’on s’en tient aux modèles d’un Gabriel Kolko ou d’un Samuel P. Hays, pour qui les Progressistes, sous influence, tentent essentiellement de confisquer le pouvoir politique au seul profit des nouvelles élites économiques.74 Sans doute l’accent mis dans ces travaux sur les questions politiques (Hays) et industrielles (Kolko) favorise-t-il ces interprétations du Progressisme sous le seul angle des rapports de pouvoir.

Plus mesuré que ses confrères, Francis Couvares confirme néanmoins les limites du compromis instable qui est au coeur du Progressisme. Il croit moins à l’existence de deux « tactiques » réformatrices, comme le propose Wiebe, qu’à la tendance progressiste à se laisser gagner insensiblement aux vues du monde industriel :

‘« [...] although great capitalists contributed to the movement for reform, it was to smaller businessmen and to the new middle-class of professionals and white-collar workers that leadership fell. In striving to ‘civilize’ the industrial city, these middle-class reformers shared many of the values of the welfare capitalists. And yet, notwithstanding the distance that had grown between their suburban world and the life of the proletarian wards, some of the reformers came to recognize - often grudgingly - that the same steel barons who had mastered the working class had mastered them. »75

Cette lutte d’influence, plus ou moins clairement perçue par les Progressistes eux-mêmes, doit incontestablement être prise en compte. Même s’il est difficile d’en mesurer précisément la portée, son existence module très nettement le portrait longtemps un peu simpliste du réformateur anglo-saxon moraliste à l’esprit missionnaire.76

On peut toutefois supposer que les motivations profondes du mouvement progressiste dépassent peut-être la question du contrôle des manettes politiques et économique du pays. Qu’on soit ou non totalement convaincu par l’explication de Richard Hofstadter, on peut au moins admettre l’idée d’une nécessité, pour la ou les classe(s) moyenne(s), de se redéfinir et de se donner un rôle clair dans la nouvelle hiérarchie sociale. Le début du siècle serait donc le moment de cette redéfinition, de cette prise de conscience d’une classe sociale qui se sent de plus en plus hétérogène, et quelque peu bousculée par les récents bouleversements économiques et démographiques. Paul Kleppner, en faisant de l’opposition entre nouvelles élites « techniciennes » et classes moyennes plus traditionnelles la clef du débat sur la rénovation de l’organisation municipale de la ville, montre bien à quel point le groupe social médian ne saurait aisément se retrouver sous une seule étiquette.77 Dans sa synthèse intitulée The New City, Raymond Mohl va jusqu’à différencier les acteurs de la réforme, et leurs motivations, selon le type d’action dans lequel ils s’engagent : les élites anciennes, du type de celles décrites par Hofstadter, se consacrent à une réflexion sur la moralisation de la vie politique et municipale ; les nouvelles élites « techniciennes » défendent ce que Mohl appellent les « réformes de structure », que ce soit dans le domaine politique, sanitaire ou social ; les purs « réformateurs sociaux » sont des maires alliant démagogie et réel souci de faire progresser leur ville ; enfin, les « réformateurs moraux », chez qui l’influence du protestantisme reste prédominante, s’attachent avant tout à « moraliser » la vie de la cité, et notamment des populations ouvrières.78

On aurait évidemment beaucoup de mal à tracer des frontières précises entre ces quatre catégories, qui se recoupent sur bien des points. En outre, un tel découpage ne permet pas réellement d’expliquer la coïncidence de ces divers mouvements. Un bilan du débat historiographique semble donc à bien des égards confirmer le jugement de John Chamberlain, qui dès 1932 décrivait le Progressisme comme un patchwork, « a crazy- quilt pattern ».79 Les diverses tentatives de synthèse globale, si elles apportent toutes des éléments d’explication, peinent généralement à ne pas simplifier l’élan réformateur.80

On voit ainsi toute la difficulté qu’il y à définir précisément un « point de vue » progressiste. La nébuleuse réformatrice semble se fonder sur des aspirations divergentes, parfois contradictoires, et sur certaines tensions internes. C’est ainsi que le Survey, s’il emprunte à certaines tendances reconnaissables du mouvement progressiste, peut apparaître comme un carrefour ambigu, et par là révélateur, des représentations sociales de cette « classe moyenne » pour le moins hétérogène.

Pour clarifier certains points, on peut tenter de préciser le contexte institutionnel qui entoure le Survey ; si elle s’avère éclairante sur bien des points, une telle exploration confirme toutefois que ce document complexe est difficile à enfermer dans un cadre strict. On y retrouve en effet des influences journalistiques, de type souvent sensationnaliste, cohabitant avec des modèles issus des « sciences sociales » naissantes. On y découvre aussi les signes de la mutation importante traversée par la philanthropie américaine du tournant du siècle. Quelle que soit la référence choisie, le discours du coeur et de la morale cède progressivement le pas à celui de la rigueur scientifique : se dessine en filigrane, à nouveau, l’importance accordée à la notion d’« expertise », et de compétence technique.

Notes
73.

Wiebe, op. cit., p. 176.

74.

Pour Hays, on l’a vu, les nouvelles élites économiques sont à l’origine du mouvement de réforme municipale à Pittsburgh. Leur objectif est de contrôler l’organisation municipale en diminuant l’influence des wards raditionnels, et donc de l’électorat populaire. Voir Hays, Samuel P., op. cit., p. 81.

75.

Couvares, op. cit., p. 95.

76.

Pour un raccourci de ce profil type, voir Goldfield, David R., & Brownell, Blaine A., Urban America, Boston : Houghton Mifflin, 1990, p. 252 : « men and women of mainly middle-class, native born parentage, who believed that just as their country had a mission to bring democracy to the dark corners of the world, so they had the duty to bring a decent life to the benighted sections of the city. »

77.

Kleppner, Paul, « Government, Parties, and Voters in Pittsburgh », in Hays, Samuel P., ed., op. cit., p. 169.

78.

Mohl, Raymond, The New City - Urban America in the Industrial Age, 1860-1920, Arlington Heights : Harlan Davidson, 1985, chapitre 4.

79.

Chamberlain, John, Farewell to Reform, Chicago : Quadrangle Books, 1965 [1932], p. 42.

80.

C’est encore la conclusion générale à laquelle parvient Richard L. McCormick, dans son article « Public Life in Industrial America, 1877-1917 », in Foner, Eric, ed., The New American History, Philadelphia : Temple University Press, 1997, pp. 107-122. Voir aussi Portes, Jacques ; Pouzoulet, Catherine, « Déclin et renouveau de l’histoire politique », in Heffer, Jean ; Weil, François, Chantiers d’histoire américaine, Paris : Belin, 1994, p. 87.