A. Riis et la flambée du muckraking

En 1890, l’ouvrage illustré de Jacob A. Riis sur les taudis new-yorkais, How the Other Half Lives, remporte un succès considérable. Cet accueil est dû notamment à son utilisation massive de la photographie, qui rend plus spectaculaire encore ce récit d’exploration des quartiers les plus pauvres de New York. Ancien reporter de la rubrique fait divers du New York Tribune, Jacob A. Riis devient à partir de la fin des années 1880 une figure majeure de la réforme sociale. Son travail, parfaitement représentatif de son époque, concilie la tradition sensationnaliste de la grande presse quotidienne et la nouvelle religion des faits, qui ne conçoit la connaissance du milieu social que par la compilation aussi méthodique que possible de données chiffrées et d’observation sur le terrain, censées refléter la réalité des villes. A l’occasion, Riis ne se prive pas, quelques années avant Kellogg, de faire référence au recensement comme à un outil essentiel de la compréhension du monde urbain :

‘« Reform found fifty thousand children drifting on the street for whom there were no seats at the school desks. That was what the census told us. Until we had that we guessed as we could. »82

Toutefois, Riis est une figure de transition, et il reste longtemps réticent à l’idée de ramener l’action sociale à une discipline purement scientifique, comme le suggère cette définition de How the Other Half Lives proposée par Larzer Ziff :

‘« a sociological report, enlivened by an application of the techniques of human-interest reporting ».83

La sociologie naissante et les conventions du journalisme y sont donc étroitement imbriquées, selon un modèle qui reste vrai, dans une certaine mesure, du Survey. Toutefois, le recours à des formes journalistiques n’est pas seulement pour Riis un moyen de rendre son texte « plus vivant ». Fondamentalement, la démarche scientifique heurte sa conception du rapport de l’enquêteur - journaliste ou sociologue - à ses sujets :

‘« A human being in misery is not to be stuck upon a pin for leisurely investigation and learned indexing. »84

Cette réserve clairement exprimée est révélatrice d’un débat qui anime le milieu de l’action sociale autour de 1900 : l’exploration du monde urbain et industriel est à la recherche des formes précises de son discours : l’exigence de rigueur tente en même temps de préserver une certaine posture morale, qui se traduit souvent par une présentation pathétique des faits sociaux. Toutefois, cette instabilité des formes ne change rien à la priorité affichée, par Riis comme par de nombreux contemporains : l’important est de décrire aux Américains l’univers urbain et industriel dans lequel ils vivent, et qu’ils connaissent pourtant mal, notamment sous ses aspects les moins flatteurs. Cette apparente nécessité se traduit par une fièvre éditoriale remarquable :

‘« Beside books and periodical literature, federal agencies, state and local bodies, and private organizations generated reams of statistics, observations, and recommendations. Though it is doubtful that few but the most avid citizens saw the reports, most urban residents did read newspapers. The ills of urban life were present in earlier decades as well, but never before had they been so well publicized. »85

La littérature à prétention sociale publiée à l’époque est à la fois abondante et diverse. A la suite de Riis, on relève par exemple les travaux de l’économiste Amos G. Warner (American Charities, 1894), du sociologiste de Princeton Walter A. Wyckoff (The Workers, An Experiment in Social Reality, 1897), de Charles B. Spahr (America’s Working People, 1900), de J. A. Brooks (The Social Unrest, 1903), de Robert Hunter (Poverty, 1904), et bien sûr les études signées par de futurs collaborateurs ou conseillers du Survey, tels Lawrence Veiller (The Tenement House Problem, 1903) ou Peter Roberts (The Anthracite Coal Communities, 1904).

Ce foisonnement est contemporain de l’émergence d’une nouvelle forme de journalisme d’investigation, baptisée « muckraking » par Theodore Roosevelt. Dans sa manifestation première, cette nouveauté prend réellement son essor avec un article d’octobre 1902, signé Lincoln Steffens pour le magazine de S.S. McClure. Intitulé « Tweed Days in St Louis », il traite de la corruption municipale dans cette importante ville du Middle West. Le succès immédiat des premières enquêtes de Steffens encourage de nombreux journalistes à suivre sa voie. Bientôt, les noms d’Ida Tarbell ou de Ray Stannard Baker deviennent aussi familiers à l’oreille de l’Américain moyen que celui des principaux leaders politiques ou religieux du pays. Parallèlement, McClure’s voit rapidement s’accroître la concurrence de nombreuses parutions populaires telles que Collier’s, American Magazine, ou Everybody’s. Ces magazines au ton polémique, vendus moins chers que les revues traditionnelles que sont Scribner’s ou Century, peuvent atteindre le million d’exemplaires vendus.86

S’il est délicat d’analyser précisément les raisons d’un tel succès, il convient au moins de reconnaître que les enquêtes menées pas ces reporters d’un nouveau genre apportent une contribution décisive à la prise de conscience progressiste. Si nul ne peut dire avec certitude si Steffens et ses collègues précèdent l’opinion publique, ou s’ils se contentent simplement de suivre l’air du temps, il est toutefois certain que la teneur des articles publiés alors modifient en profondeur l’image traditionnelle de la société américaine. On pourrait résumer cette influence en disant que ce type de presse généralise une attitude de suspicion et d’indignation vis-à-vis de la plupart des principaux acteurs de la vie publique et de l’activité économique américaines. Soudain, les Etats-Unis se découvrent rongés de l’intérieur par le ver de l’immoralité et de la corruption. Un éditorial signé McClure, dans le numéro de février 1903 de son magazine, donne une vision aussi synthétique que pessimiste de la situation du pays tel qu’il apparaît dans les pages du journal :

‘« Capitalists, workingmen, politicians, citizens - all breaking the law, or letting it be broken. Who is left to uphold it ? The lawyers ? Some of the best lawyers in this country are hired [...] to advise corporations and business firms how they can get around the law without too great a risk of punishment. The judges ? Too many of them so respect the laws that [...] they restore to office and liberty men convicted on evidence overwhelmingly convincing to common sense. The churches ? We know of one [...] which had to be compelled by a Tammany hold-over health officer to put its tenements in sanitary condition. The colleges ? They do not understand. »87

A une époque où nul ne saurait contester la bonne santé économique du pays, les Etats-Unis s’offrent en quelque sorte une crise de conscience, dont la nouvelle presse fait ses choux gras, en rencontrant semble-t-il l’acquiescement d’un part non négligeable de la population. Comme plus tard dans le Survey, ce sont les questions morales, civiques et politiques qui sont placées au coeur des débats. En quelques lignes, McClure semble résumer l’essentiel des griefs accumulés depuis au moins le Gilded Age : la collusion des élites économiques, politiques et judiciaires, mais aussi, pour faire bonne mesure, la menace des syndicats et l’absence de sens moral du citoyen ordinaire.

L’excès de zèle et les généralisations abusives contribuent certainement à provoquer, assez vite, l’essoufflement du muckraking, du moins dans sa forme originale. Pour beaucoup d’Américains, au premier rang desquels se situe Roosevelt lui-même, le catastrophisme cultivé dans les pages de McClure ’s ou Collier’s est vain, car outrancier. Au moment même où il baptise « muckrakers » Steffens et ses semblables, le Président américain semble pressentir le déclin imminent de leur influence :

‘ ‘« Hysterical sensationalism is the very poorest weapon wherewith to fight for lasting righteousness. The men who with stern sobriety and truth assail the many evils of our time, whether in the public press, or in magazines, or in books, are the leaders and allies of all engaged in the work for social and political betterment. But if they give good reasons for distrust of what they say, if they chill the ardor of those who demand truth as a primary virtue, they thereby betray the good cause and play into the hands of the very men against whom they are nominally at war. »88 ’ ’

La sobriété et la vérité, réclamées par Roosevelt, sont l’un des leitmotiv du Survey qui s’attache, un an plus tard, à nuancer le tableau des forces en présence sur l’échiquier social et politique de l’Amérique industrielle. En ce sens, Paul Kellogg est à la fois l’héritier et l’antithèse de McClure et de ses concurrents, chez qui on peut juger, sans risque de se tromper beaucoup, que la dénonciation systématique tient lieu de réflexion politique, et qu’elle sert une logique purement commerciale qui se révèle d’ailleurs efficace, si l’on en croit les chiffres de circulation de leurs magazines. Toutefois, ces considérations économiques n’enlèvent rien au fait que cette nouvelle forme de journalisme, malgré ses excès sans doute inévitables, joue un rôle primordial dans le débat qui se cristallise alors autour de l’avenir de l’Amérique industrielle.

Si l’on veut préciser un peu l’apport du muckraking, il faut peut-être souligner en priorité sa capacité à trouver de nouveaux champs d’application -infiniment plus constructifs - au sensationnalisme déjà largement répandu de la presse américaine, surtout depuis la fin du 19e siècle : le fait divers et la vie sportive perdent en quelque sorte leur quasi exclusivité sur ce qu’on pourrait appeler « l’émotion » journalistique.

Sans remettre en question fondamentalement le fonctionnement du modèle social américain, les muckrakers ont toutefois l’immense mérite de focaliser les regards sur un certains nombres de problèmes proprement sociaux, qui dépassent de loin le culte de l’anecdotique auquel est consacré l’essentiel des pages de la grande presse métropolitaine. L’indignation réelle - quoique sans doute intéressée - qui caractérise les enquêtes des muckrakers rejaillit sur l’état d’esprit des lecteurs américains, qui s’enflamment pour les grands enjeux politiques et économiques de la période.

La conséquence évidente de cette nouveauté est la constitution d’un public nouveau - ou du moins une demande nouvelle d’une part importante de l’opinion américaine. L’utilisation des techniques journalistiques pour traiter de sujets souvent complexes révèle une potentiel de mobilisation du public, jusque-là mal exploité, voire même inexistant. Comme le souligne avec concision Walter Lippman, et ce dès 1914, alors que sont publiés les derniers volumes du Survey :

‘« The mere fact that muckraking was what people wanted to hear is in many ways the most important revelation of the whole campaign. There is no way of explaining the quick approval which the muckrakers won. They weren’t voices crying in the wilderness, or lonely prophets who were stoned. They demanded a hearing ; it was granted. They asked for belief ; they were believed. They cried that something should be done and there was every appearance of an action. There must have been real causes for dissatisfaction, or the land notorious for its worhip of success would not have turned so savagely upon those who had achieved it.»89

L’Américain moyen se reconnaît donc, semble-t-il, dans les éditoriaux de McClure. Indiscutablement, quoique sous une forme infiniment moins accessible, le Survey vise les mêmes lecteurs que Lincoln Steffens ou Ida Tarbell. A ces derniers revient donc l’essentiel du mérite d’avoir élargi - et dans une large mesure façonné - le public potentiel des réformateurs.90 L’impact spectaculaire de leurs articles, pour inégales que soient leur qualité et leur rigueur, n’est certainement pas étranger à la vigueur de la croisade progressiste du début du siècle.

On comprend ainsi pourquoi Kellogg rassemble dans le même hommage Riis et Steffens, qui d’ailleurs se connaissaient depuis l’époque où ils hantaient les commissariats pour leurs journaux respectifs.91 Le travail effectué à Pittsburgh par l’équipe de Paul Kellogg est à bien des égards, et avec quelques nuances de forme et de fond, la continuation de l’entreprise du réformateur d’origine danoise et des muckrakers encouragés par McClure. On peut considérer que par sa nouveauté, et plus encore par sa popularité, le travail de Riis, Steffens, Tarbell et Stannard Baker est le véritable point de départ de la remise en cause générale du mode de fonctionnement de l’Amérique industrielle. Du moins est-ce le rôle crucial que lui attribuent certains historiens, tel C.C. Regier :

‘« The muckrakers probably deserve credit for [...] the introduction of congressional investigations, for the development of sociological surveys, for the devising of methods of popular exposition which the later essayists and the conservative magazines adopted, and for the destruction of the awe and reverence in which wealth had been held. »92

Que ce soit dans la forme, ou simplement par l’écho retentissant de leurs articles, les muckrakers infléchissent donc bien plus, au début du siècle, que le seul cours de l’histoire de la presse. Ils installent, pour longtemps, une ère de suspicion vis-à-vis de tous les pouvoirs et de toutes les élites américaines. Le Survey, que Kellogg définit comme étant, à l’origine, « une expérience journalistique »93, en porte indiscutablement les traces, ne serait-ce que par son souci de révéler les dessous du monde urbain et industriel, et son ambition sans cesse réitérée d’en appeler à l’opinion publique, juge ultime du bien-fondé de sa démarche :

‘« The Survey was an attempt to throw life on these [...] economic forces not by theoretical discussion of them, but by spreading forth the objective facts of life and labor which should help in forming judgement as to their results [...] As a basis for that national public opinion, facts are needed ; such facts as the Pittsburgh Survey endeavored to bring to the surface. »94

Ce credo journalistique de la découverte et de l’efficacité des faits, porté haut par Riis aussi bien que par Steffens, sert de modèle à l’action des enquêteurs et des rédacteurs du Survey sur le terrain. A cet exemple revendiqué, Kellogg et son équipe tentent toutefois d’apporter une caution scientifique indiscutable, même si celle-ci ne doit pas se cantonner à la « discussion théorique ».

Notes
82.

Riis, Jacob A., « Tammany, the People’s Enemy », The Outlook, oct. 26, 1901, p. 488. On se reportera aussi à son autobiographie, The Making of an American, New York : MacMillan, 1961 [1901], pp. 62, 204, pour mesurer à quel point la référence aux « faits objectifs » est chez Riis un leitmotiv.

83.

Ziff, Larzer, The American 1890s - Life and Times of a Lost Generation, New York : The Viking Press, 1968 [1966], p. 153.

84.

Cité in Lane, James B., Jacob Riis and the American City, Port Washington ; London ; New York : Kennikat Press, 1974, p. 143.

85.

Goldfield, & Brownell, op. cit., p. 201.

86.

Hofstadter, op. cit., p. 192.

87.

[Mc Clure, S.S.], « Concerning Three Articles in this Number of McClure’s, and a Coincidence that May Set Us Thinking », McClure’s, Feb. 1903, p. 336.

88.

Cité in Shapiro, op. cit., p. 5.

89.

Lippman, Walter, Drift and Mastery : An Attempt to Diagnose the Current Unrest, cité in Shapiro, op. cit. p.15.

90.

Filler, Louis, « The muckrakers and middle America », in Harrison, John M. ; Stein, Harry H., Muckraking Past, Present, Future, University Park, London : The Pennsylvania State University Press, 1973, pp. 25-41.

91.

Il s’agissait alors, pour Steffens, du New York Post. Voir Ziff, Larzer, op. cit., p. 152.

92.

Regier, C.C., The Era of the Muckrakers, cité in Shapiro, Herbert, ed., op.cit., p. 42.

93.

Kellogg, « Field Work », op.cit., p. 495.

94.

Ibid., p. 494.