Commentant l’évolution de Charities and the Commons sous l’impulsion du Pittsburgh Survey, Kellogg réaffirme la pluralité des genres dont relève le travail de la nouvelle génération de travailleurs sociaux :
‘« [...] the Pittsburgh Survey crystallized the standards and spirit of the magazine which took over its name, and which in a staff of investigational reporters is developing a range of work midway between scientific research on the one hand, and newspaper and magazine journalism on the other. »95 ’Les modèles journalistiques de Kellogg ayant déjà été évoqués, il faut dire quelques mots de ce que signifie, au début du siècle, l’idée « scientifique » dans le domaine de la réforme sociale. Cette notion est indissociable du poids de l’université dans le discours progressiste.
Il suffit dans un premier temps de parcourir la liste des auteurs du Survey pour mesurer la contribution essentielle du monde universitaire à cette entreprise. De l’obscur Raymond D. Frost, étudiant à l’Université du Wisconsin, à des personnalités aussi reconnues que J. R. Commons, professeur d’économie politique dans la même institution, ou Edward T. Devine, professeur d’économie sociale à Columbia, les cautions académiques ne manquent pas. John Fitch, seul auteur de The Steel Workers, sort lui aussi de l’université du Wisconsin. Crystal Eastman, auteur du volume Work-Accidents and the Law, étudie à Vassar College jusqu’en 1903, puis obtient à la fois une maîtrise de sociologie à Columbia et un diplôme de droit à New York University, avant de se joindre à l’équipe de Kellogg. Elizabeth Butler, avant d’écrire Women and the Trades, obtient son diplôme de Barnard College en 1905. Si, comme le prétendait S.S. McClure en février 1903, l’université « ne comprend rien » à la situation des villes, ce n’est donc pas faute d’essayer. Comme le souligne Richard Hofstadter à ce propos :
‘« [...] what was significant in that era was the presence of a large creative minority that set itself up as a sort of informal brain trust to the Progressive movement. »96 ’Cette participation active d’une nouvelle génération d’universitaires, pour la plupart issus de Columbia ou du Middle West, n’est évidemment pas un hasard. Le tournant du siècle est l’époque où se structure la sociologie en tant que discipline académique à part entière, le premier département étant créé à l’université de Chicago en 1892, et l’American Journal of Sociology fondé en 1895. Les phénomènes sociaux deviennent un sujet de recherche en soi, et ne sont plus confinés aux départements d’économie ou d’histoire politique. C’est ainsi que les conclusions principales du Survey sont présentées par Edward Devine, lui même titulaire d’une thèse d’économie de l’université de Pennsylvanie, à une convention commune de l’American Sociological Society et de l’American Economic Association. Elles sont ensuite publiées dans Charities and the Commons (dont Devine est l’un des fondateurs), puis dans l’American Journal of Sociology.97
Il faut pourtant souligner que le champ du travail social et celui de la sociologie ne se confondent pas. Chacune des deux activités prend appui sur l’autre pour assurer son propre développement. Dans son histoire de la naissance de la sociologie américaine, William Fine montre qu’à l’origine, celle-ci tire une grande partie de sa légitimité sociale du discours progressiste, qui l’aide à s’établir en tant que discipline. En contrepartie, les travailleurs sociaux et les réformateurs ont besoin de cette caution universitaire pour crédibiliser leur discours, au fur et à mesure que la traditionnelle référence religieuse perd de sa pertinence.98
Pour l’historien Martin Bulmer, le rôle des surveys, et principalement celui de Pittsburgh, est donc crucial, mais « orthogonal » par rapport à l’histoire de la sociologie en tant que discipline académique. Selon lui, la principale différence entre les deux formes de recherche et de représentation a moins à voir avec une question de rigueur qu’avec une différence de finalité :
‘« [...] early social surveyors, though acquainted with sociologists, were more distant from social science and much more oriented to social action. » 99 ’Cette analyse rejoint celle de William Fine, pour qui les sociologues sont confrontés très tôt au dilemme que représente leur implication dans les mouvements de réforme et l’exigence du « professionnalisme scientifique ». Peut-on être porte-parole du Progressisme et garder la mesure d’objectivité indispensable à toute science constituée ? Le débat agite la discipline dès sa naissance.100
On ne trouve d’ailleurs aucune des grandes figures de la sociologie, au sens strict, dans l’équipe du Survey. Edward A. Ross, l’un des fondateurs de la discipline aux Etats-Unis, enseigne pourtant, comme J. R. Commons, à l’Université du Wisconsin, où John Fitch a fait ses études. Cette absence remarquable - alors que le Wisconsin sous l’impulsion du sénateur La Follette, est à l’avant-garde de l’Amérique réformatrice - est un indice parmi d’autres de l’élasticité des liens entre l’équipe de Kellogg et les sociologues académiques.
Sans doute est-ce à nouveau la notion de professionnalisme, ramenée à l’idée de « compétence » ou d’« expertise » évoquée plus haut pour définir le mouvement progressiste, qui permet le mieux de comprendre ce qui est demandé des universitaires dans le cadre de l’action sociale. La caution académique s’apparente plus au modèle de la faculté de médecine qu’à celui de la chaire de philosophie ; s’il fallait graduer, un peu arbitrairement, le champ des disciplines entre pratique et théorie, sans doute le travail du Survey se trouverait-il plus proche du premier terme. C’est ce que suggérait l’analyse de Martin Bulmer,101 et que confirme un texte de Paul Kellogg :
‘« [...] the Survey was distinctly in line with progressive methods in business and in the professions. It was kindred to what the examining physician demands before he accepts us as insurance risks [...], what the consulting engineer performs as his first work when he is called to overhaul a manufacturing plant. The wonder is not as to the nature of the undertaking, but that the plan had never been tried by a city before.»102 ’La référence universitaire n’est donc pas à proprement parler celle du savoir, mais celle de l’expertise, du professionnalisme. Le rôle du Survey est celui d’une passerelle entre la connaissance et l’action. Il ne lui revient pas, ostensiblement, de théoriser ou de faire la leçon, mais bien d’établir un diagnostic, et de proposer un traitement. Le terme de « consultant », utilisé ici, est révélateur de cette position d’observateur et de conseiller adoptée par les auteurs du Survey. Kellogg et ses collaborateurs s’imaginent médecins sociaux, mais aussi architectes, juristes, et surtout ingénieurs, sans doute la profession-clef dans l’imaginaire du Survey. Certains le sont effectivement (voir, respectivement, Charles Mulford Robinson, Crystal Eastman, ou Herbert S. Brown), d’autres se définissent plus généralement comme « travailleurs sociaux », activité qui devient elle-même un métier à part entière (c’est par exemple celui de Paul Kellogg). Les auteurs du Survey sont donc avant tout des « professionnels » au sens français et, surtout, anglo-saxon du terme.103 Leur qualification repose sur une somme de connaissances théoriques et pratiques, acquises tour à tour sur les bancs de l’université et dans les taudis des grandes villes, qui en font des spécialistes dans leur domaine, susceptibles d’intervenir activement dans les processus économiques, sociaux et politiques.
L’ironie apparente de la situation, constante dès qu’il est question du Progressisme, est évidemment la part prépondérante prise par les grandes fortunes industrielles du tournant du siècle dans le développement de nouveaux centres et de nouvelles disciplines universitaires. John Rockefeller participe à hauteur de 10 millions de dollars à la création de l’université de Chicago en 1891, et à Pittsburgh, Andrew Carnegie fonde sur ses propres deniers la Carnegie Institution (1902), consacrée à la recherche scientifique, et la Carnegie Corporation (1911), dédiée entre autres aux sciences humaines. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action sociale et politique, l’alliance objective des élites économiques et des réformateurs progressistes trouve ainsi de nombreuses concrétisations, même si cela ne va pas sans certaines velléités d’indépendance au sein du monde académique, comme le suggère en 1915 la naissance de l’Association Américaine des Professeurs d’Université.104
Ainsi se dessine peu à peu une nouvelle carte des disciplines scientifiques, qui cherchent à affirmer leur autonomie vis-à-vis des puissances financières dont elles dépendent en partie, mais aussi du mouvement réformateur qu’elles sont tentée d’accompagner. Les Progressistes, pour leur part, considèrent la référence scientifique comme une caution indispensable à leur action, et notamment à la crédibilité du Survey. C’est à l’université qu’ils prétendent puiser à la fois leurs principes, leurs techniques et leurs forces vives. L’action sociale est devenu un métier hautement qualifié, comme en témoigne encore ce texte tiré de Charities and the Commons, en juillet 1901 :
‘« The Summer School in Philanthropy, conducted by the New York Charity Organization Society, is the significant, tangible evidence of the new movement in charity work. It is the positive recognition that the care and treatment of dependent members of the community should be entrusted only to people with natural qualifications for such work, who have been educated and trained to follow it as a profession.Si l’on devait trouver le plus large dénominateur commun à tous les auteurs du Survey, très peu d’entre eux seraient exclus d’une telle définition, qui allie les prédispositions - morales et intellectuelles - et la compétence acquise, la connaissance théorique et l’expérience concrète de l’action sociale. On notera pour finir que cette « université d’été », fondée par Walter Devine en 1898, devient quelques années plus tard la School of Social Work de l’université de Columbia. Entre la fin du 19e siècle et 1919, 17 institutions de ce type sont créées aux Etats-Unis. Cette nouveauté confirme les liens étroits qui s’établissent entre le monde universitaire et l’action philanthropique au tournant du siècle.
Ibid., p. 514.
Hofstadter, op. cit., p. 154.
Devine, Walter T., « The Pittsburgh Survey », Charities and the Commons, March 6, 1909, p. 1035 et « Results of the Pittsburgh Survey », American Journal of Sociology, march 1909, pp. 660-667.
Fine, William, Progressive Evolutionism and American Sociology, Ann Arbor : U.M.I. Research Press, 1979, chapitre 1.
Bulmer, Martin, « The Survey Movement and Sociological Methodology », in Greenwald ; Anderson, ed., op. cit., pp. 15, 23.
Fine, William, op. cit., chapitre 1.
Voir p
Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 515.
Balogh, Brian, « Les relations entre les professions et l’administration fédérale aux Etats-Unis », in Heffer, Jean ; Ndiaye Pap ; Weil, François, ed., La démocratie américaine, Paris : Belin, 2000, pp. 119, 123-124.
Hofstadter, op. cit., p. 155.
Tucker, Franck, « What a charity worker is expected to do », Charities, July 6, 1901, p. 29.