2 - The Survey

En publiant les premiers articles sur Pittsburgh dans Charities, en 1909, Kellogg impose précisément cette définition du travail social dans le monde de l’action charitable traditionnelle. Cette évolution se traduit, très concrètement, à la première page du magazine : le 27 mars 1909 Charities and the Commons change à nouveau de titre, et devient The Survey.126 Le choix de ce terme par Kellogg et par les éditeurs de Charities and the Commons est particulièrement éclairant sur la démarche qui anime, à travers eux l’avant-garde de l’activisme social au début du siècle. Si Kellogg reconnaît volontiers que le mot survey n’est pas neuf (il le fait remonter aux Vikings !), il soutient que son utilisation dans le champ de la réflexion sociale constitue une nouveauté.127

Les diverses définitions du terme qu’il propose dans les textes déjà cités sont d’une extrême complexité : elles mêlent le modèle scientifique et technique à la dimension politique (référence à la communauté), et au souci de représentation de la structure sociale (il s’agit de « voir les problèmes dans leur ensemble »). Si la science et la technique sont étroitement liées, l’action politique et la communication, par l’image et le texte, apparaissent comme deux dimensions également indissociables, dont il convient de préciser quelques aspects.

On a déjà suggéré la signification première du choix du mot survey : le temps de l’analyse et de l’expertise succède à la logique de l’aumône, la bonne volonté cède la place au professionnalisme. La « charité », de plus en plus rationnelle dans son organisation (c’est-à-dire, pour l’essentiel, de plus en plus centralisée), laisse définitivement sa place à la « science » du social.128 Le changement de titre de Charities and the Commons suggère que l’expérience menée à Pittsburgh reflète (ou accélère) l’évolution, déjà perceptible depuis plusieurs années, du discours des travailleurs sociaux. La professionnalisation de leur activité les amène à revendiquer une place particulière dans le monde de la philanthropie, dont l’effort d’organisation à la fin du 19e siècle n’est qu’une étape nécessaire, mais encore insuffisante :

‘« Social workers, who as one of their leaders remarked made a ‘mutual discovery of their existence’ during the first years of the twentieth century, acted first to dissociate themselves from philanthropy and establish themselves as a distinct field within the new social sciences. Beginning with local leagues in Boston and New York, they had formed the National Federation of Settlements by 1911 and soon after captured the old National Conference of Charities and Corrections, renaming it the National Conference of Social Work [...] After 1909, the Survey provided them with a spokesman. »129

Mais si le magazine, inspiré par l’étude de Pittsburgh, devient le porte-parole des nouveaux travailleurs sociaux, c’est que le mot survey n’est pas seulement le reflet de la professionnalisation de l’activité philanthropique et sociale. Il implique un certain nombre de méthodes et de procédures qui doivent permettre de répondre aux impératifs énoncés plus haut : relevé rigoureux des faits, représentation des structures et des dynamiques sociales, et mise en évidence des enjeux sociaux et politiques.

Il faut notamment distinguer le terme survey de l’idée de recensement, avec sa connotation d’exhaustivité. Même si Kellogg utilise à l’occasion le terme d’ « inventaire », il affirme n’avoir disposé ni du temps ni des moyens nécessaires pour un véritable census, relevé systématique de toutes les données démographiques, sociales, architecturales et économiques de la ville. Autant qu’un problème de ressources, pourtant, on sent bien qu’il y a chez Kellogg une réserve de principe, et l’ambition avouée de représenter la ville plus complètement que ne peut y prétendre la sécheresse chiffrée des énoncés statistiques. Il s’agit, selon lui, d’approcher « le fait urbain d’une manière nouvelle » :

‘« For consider what has already been done in this field in America. We have counted our city populations regularly every ten years - in some states, every five. We have known that the country has grown and spread out stupendously within the century, and that within that period our cities have spread out and filled up with even greater resistlessness. How goes it with them ? What more do we know ? ».130

On en revient en quelque sorte à la métaphore du réservoir, opposée à celle des flux. Ce n’est pas le nombre des Américains qui importe, mais bien les liens économiques, sociaux et politiques qui s’établissent entre eux. La communauté n’est pas tellement affaire de nombre. Au-delà des chiffres, que peut-on savoir ? Comment « vont » les choses ? Pour tenter de le déterminer, le travail de Kellogg et de son équipe se fonde partiellement sur l’analyse statistique, mais aussi sur le témoignage direct, l’enquête sur le terrain, l’entretien avec les autorités politiques et la hiérarchie industrielle, l’examen des textes législatifs et réglementaires, et « l’étude de cas ».131

Ce dernier procédé, qui consiste à isoler quelques exemples d’une situation particulière et de tirer de leur étude attentive un modèle généralisable, est le fondement même du Survey. Il est, par définition, à l’opposé même de ce que propose le recensement, sans que cela soit, du point de vue de la rigueur scientifique dont Kellogg se targue, préjudiciable. Un « cas » bien choisi, s’il est suffisamment répété et surtout vérifiable, tient lieu de démonstration. L’exemplarité du Survey découle à la fois de celle de Pittsburgh, ville-symbole du siècle naissant,132 et de la rigueur « scientifique » démontrée par les enquêteurs, soucieux de se cantonner aux faits observables, et si possible quantifiables, ainsi que de vérifier sans cesse leurs hypothèses sur le terrain. L’introduction de Kellogg au livre de Margaret Byington, Homestead, illustre à merveille la démarche suivie : qu’est-ce qu’Homestead, sinon Pittsburgh en plus petit ? Ce modèle réduit a valeur d’échantillon expérimental, susceptible de proposer une modélisation de la grande ville industrielle, et au-delà de l’Amérique tout entière :

‘« [...] have we, in the industrial town of twentieth-century America, not a ’deserted village’ [...] but a more serious, antithetical problem in an overcrowded, overwrought aggregate of households ? »133

Homestead est la ville industrielle américaine du 20e siècle. Disons plutôt que toute la ville industrielle américaine du 20e siècle est dans Homestead. L’étude se resserre même d’un niveau, puisque le foyer familial, cellule de base du tissu social, est lui-même le lieu où se cristallisent toutes les forces et les tensions du nouveau monde industriel américain. Kellogg poursuit en effet :

‘« Such a description, however modest in scope and put forth in the homely imagery of domestic life, deals thus with the forces which are wrenching at the very structure of society. »134

« L’imagerie » de la vie quotidienne est donc le reflet de la structure sociale. En s’attachant à décrire - « modestement » - l’expérience de quelques 90 familles, Byington parvient à cerner la « vérité organique »135 de la société industrielle que Kellogg prétend vouloir mettre en évidence. Qu’importe, dès lors, les « insuffisances statistiques » de cette étude, puisque les chiffres ne sont qu’une part de la réalité. Le propre de « l’étude de cas » est précisément de court-circuiter l’exigence d’exhaustivité par la connaissance sans faille d’une instance significative de tel ou tel phénomène social :

‘« In carrying out this commission, Miss Byington made an intimate case study of 90 households, employing methods of budget taking which have been developped for standard of living inquiries. She brought to her work, as a basis for comparisons, an acquaintance with tenement conditions in New York and Boston. The resulting data have some rather obvious statistical shortcomings, which are explained in the appendix ; but as a transcript of everyday economic existence, they served at once to re-enforce and to check-up the impressions which grew out of her personal contact with the people. »136

C’est ainsi que resurgit indirectement l’idée d’«expérience » chère à Addams, mais sous un jour bien différent : il s’agit bien d’expérience professionnelle, qui permet à Byington de comparer ce qu’elle observe ici à ce qu’elle a observé ailleurs, et ce qu’elle voit à ce que lui proposent les chiffres et les normes. La familiarité (acquaintance), les « impressions », le « contact » ne relèvent pas à proprement parler de la subjectivité, et encore moins du besoin de « partager » l’expérience des ouvriers de Pittsburgh. Ils permettent plutôt de juger de la valeur, de la pertinence et de la représentativité des « cas » étudiés. Ce sont précisément, tout autant que la culture universitaire de Byington, des compétences professionnelles. L’expert, en choisissant les sujets de son étude, doit être capable de faire ressortir ceux qui contribuent à expliquer l’ensemble de la structure sociale. Byington choisit 90 familles, comme le Survey choisit Pittsburgh. Et au sein même des six volumes, Homestead fait précisément figure de cas exemplaire, étude fouillée d’une communauté restreinte, reflétant les questionnements qui se retrouveront, plus ou moins développés, dans tous les autres volumes.137

Le survey relève donc en partie, si l’on s’en tient par exemple à Byington, du sondage : il s’agit, par l’échantillon, d’estimer quantitativement et qualitativement la composition du terrain social. Cette idée d’échantillonnage, si elle reste implicite chez Kellogg, est pourtant l’une des notions pourraient indirectement faire le lien entre le travail effectué à Pittsburgh et les nombreuses expéditions géographiques et géologiques qui parcourent et cartographient l’Ouest américain tout au long du 19e siècle.138 Cette filiation est reconnue à demi-mot par Kellogg, qui compare le travail de son équipe, « couvrant le terrain » (going over the field), à la manière de travailler du géologue, de l’ingénieur de chemin de fer ou du fermier.139 De même, le Survey est parfois assimilé à une entreprise de « cartographie » des « eaux vivantes » de la nouvelle société industrielle, dont on a vu qu’elle était conçue comme la confluence tumultueuse de courants violents.140 Enfin, on trouve à l’occasion quelques références de Kellogg à la grande ville comme nouvelle « frontière » du début du 20e siècle.141 Ces diverses allusions sous-entendent que le Survey est, dans son genre, une mission d’exploration des terres quasi inconnues de la grande ville industrielle.142

Un tel modèle témoigne, à nouveau, du souci d’établir la rigueur scientifique du projet, dimension primordiale des surveys de l’Ouest, ou du moins de certains d’entre eux.143 Toutefois, il faut aller au-delà des principes d’ordre épistémologique, qui ne sont qu’une première étape, pour cerner réellement la filiation entre les expéditions du 19e siècle et le travail social effectué à Pittsburgh à partir de 1907. Dans les deux cas, la « méthode » du survey - quadrillage minutieux, sinon exhaustif, de l’espace, recoupement des sources et des diverses méthodes de relevé, étude de cas, compilation statistique - n’est qu’un moyen. Kellogg souligne à plusieurs reprises que son souci principal est celui de l’interprétation, première étape d’une forme de communication des données et des analyses, toujours destinée, dans son esprit, à l’opinion publique. On entre ici dans la deuxième dimension cruciale du terme survey, qui implique la préparation d’un projet d’ordre politique, au sens large. C’est peut-être en ce sens, surtout, que le projet mené à Pittsburgh se révèle être le descendant direct des explorations géologiques de l’Ouest américain de la seconde moitié du 19e siècle.144 Dans les deux cas, il s’agit d’une « collecte » des faits, au cours d’une mission effectuée par une structure temporaire, et dont les résultats « scientifiques » (ou présentés comme tels) sont interprétés en fonction d’une rationalité politique. La présentation des données recueillies, leur publication auprès de ses commanditaires et, dans certains cas, de l’opinion publique est l’une des raisons d’être fondamentales d’un survey.145 La démarche scientifique est ainsi ouvertement instrumentalisée : elle ne se contente pas de produire un discours et des représentations qui lui sont propres, mais fournit les justifications rationnelles de l’exploitation ou de la reprise en main d’un territoire,146 que celui-ci soit rural ou urbain, et que l’objectif ultime soit militaire, économique, politique ou social.

Notes
126.

Sous-titré : « A Journal of Constructive Philanthropy »

127.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 508.

128.

Stange, Maren, Symbols of Ideal Life, Cambridge : Cambridge University Press, 1992 [1989], pp. 48-49.

129.

Wiebe, op. cit., p. 121.

130.

Kellogg, « The Pittsburgh Survey », op. cit., p. 518.

131.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 492.

132.

Voir chapitre 3.

133.

Kellogg, « Editor’s Foreword », in Byington, Margaret, Pittsburgh : The University Center for International Studies [The Russell Sage Foundation], 1974 [1910], p. v.

134.

Ibid.

135.

Kellogg, « The Pittsburgh Survey », op. cit., p. 517.

136.

Kellogg, « Editor’s Foreword », in Byington, op. cit., p. vi.

137.

Autant qu’on puisse en juger, Homestead paraît d’ailleurs être le volume le plus fréquemment utilisé aujourd’hui dans le cursus des universités américaines. Ce n’est sans doute pas un hasard : à bien des égards, c’est un « concentré » du Survey.

138.

Brunet, François, La Collecte des Vues : explorateurs et photographes en mission dans l’Ouest américain (1839-1879), thèse de doctorat, EHESS, 1993, tome 1, p. 148-149.

139.

Kellogg, « The Social Engineer in Pittsburgh », op. cit., p. 154.

140.

Kellogg, « The Pittsburgh Survey », op. cit., p. 526

141.

« To give a little help to those who aretrying to understand, and measure these currents, and deal with them as intelligently as the locks and channels of the rivers are dealt with, has been the purpose of the Pittsburgh Survey. Such chartings as we have attempted have been of thses living waters ». Ibid., p. 522.

142.

Voir chapitre 2.

143.

Brunet, op. cit., p. 223-225.

144.

Voir Trachtenberg, Alan, Reading American Photographs, New York : Hill and Wang, 1989, pp. 121-124, et Sekula, Allan, « Photography Between Labor and Capital », in Wilkie, Robert, ed., Mining Photographs and Other Pictures, 1948-1968, Halifax : The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, 1983, p. 227.

145.

Brunet, op. cit., p. 150.

146.

Sekula, op. cit.