3 - Représenter et communiquer

Dans cette perspective, la nécessité de communication des résultats est absolument indissociable, dans l’esprit de Kellogg, de la démarche de recherche :

‘« The Pittsburgh Survey, then [...] was a first-hand inventory of social and living conditions in the American steel district.Its business was to get at facts and to put those facts before people ».147

Au-delà de la répétition du mot « facts », fétiche des journalistes comme des scientifiques du début de ce siècle,148 l’inventaire est conçu comme un document public. C’est une forme de rapport, un outil de travail et de réflexion fondé sur le discours scientifique. Notons en outre que le public est conçu par Kellogg au sens le plus large. Contrairement par exemple aux surveys de l’Ouest, celui de Pittsburgh est une initiative privée, qui se définit comme une entreprise de « civisme national ». Ses résultats ne sont pas destinés, en priorité, au gouvernement fédéral américain. Il s’agit donc d’« amener aux gens » les conclusions du travail mené. Pour ce faire, toutes les formes de représentations de la science, dont la photographie, sont convoquées :

‘« In the words of one of our collaborators in the field work, the end was ’piled up actualities.’ More than in investigations hitherto carried on, was made use graphic methods for interpreting those facts by maps, charts, diagrams, photographs, drawings in pastel and charcoal, and the large frames for an exhibit in Carnegie Institute. »149

On note toutefois que la présentation de l’appareil scientifique, sous les formes codifiées de la carte, du tableau statistique et du diagramme se mêle à des « méthodes graphiques » qui relèvent directement de pratiques artistiques (pastel, croquis). Ainsi la notion de communication fait-elle partie intégrante de la logique du survey, tel que le conçoit Kellogg. Dans une telle démarche, le choix du mot « actualities » (de préférence à « facts ») n’est pas innocent : il s’agit non pas seulement des faits bruts, mais de ce qu’ils signifient vraiment. Une fois de plus revient la question de Kellogg : au-delà des chiffres et des faits, que savons-nous ? « What more do we know ? » La réponse à cette interrogation passe incontestablement par l’interprétation et par la mise en forme des données relevées « scientifiquement » sur le terrain. Comme le souligne Maren Stange, Kellogg accorde au travailleur social le double rôle d’enquêteur et de pédagogue.150 La mise en forme de son discours est donc une fonction primordiale de son travail.

Cette exigence apparaît d’autant plus évidente que Kellogg met en avant les qualités « créatives » de son équipe, au même titre que leur sérieux et leur rigueur :

‘« It was a piece of team play, calling for certain scientific standards throughout. But the attempt was to stamp the work with the creative personality of the responsible investigators, and to reckon with the human equation in our audience. »151

Si l’exigence scientifique est réitérée, elle est presque reléguée au second plan, pour faire place à la « créativité » des « enquêteurs ». L’association de ces deux termes peut paraître paradoxale ; elle est pour le moins révélatrice de la double dimension, publique et publicitaire, de l’entreprise. Il est question de révéler et de diffuser, de connaître mais aussi de faire savoir. La recherche, le travail sur le terrain, permettent d’établir les faits. Dans un deuxième temps, la mise en forme du rapport est un travail de longue haleine, qui met en jeu une certaine sensibilité à « l’équation humaine » du public visé.152 Une fois de plus, le scientifique se fait un peu journaliste : les techniques de communication doivent lui permettre d’impliquer le lecteur dans l’exposé qui lui est proposé, et au-delà, dans l’effort de réforme. Si l’on suit sans peine l’analyse d’Alan Trachtenberg sur ce point, il semble que celui-ci attribue un peu arbitrairement au seul Lewis Hine, photographe le plus célèbre du Survey, une théorisation de la fonction de communication qu’il serait plus juste d’attribuer, sans doute, à Paul Kellogg :

‘« Hine understood, whether through Dewey or simply by the logic of the survey or both, that factual information alone did not carry the whole story, did not suffice to make the telling of the story a social act. Instead, the social act lay in the communication. Hine [...] enlarged the reformist idea of the survey to embrace the process of communication itself, inventing presentational forms through which social information might become the viewer’s concrete experience - not facts ’out there,’ in a distant realm, or facts to excite pity, but visual facts as the occasion for awakening the viewer’s awareness of and imaginative empathy with the pictured others, and thus the viewer’s own social being. »153

Lorsqu’il évoque « la logique du survey », Alan Trachtenberg touche plus juste que lorsqu’il fait de Hine l’auteur unique de la stratégie visuelle de l’ensemble des six volumes. Le processus de communication fait, à l’évidence, partie intégrante du Survey ; il n’en constitue pas un développement inattendu, né de l’initiative personnelle de l’un des membres de l’équipe, aussi éminent soit-il.

Cela paraît d’autant plus évident que la « créativité » réclamée par Kellogg n’est pas seulement celle du photographe. Elle est l’élément essentiel d’une certaine forme de « réalisme » du discours, qui ne peut se contenter de la « rigidité » des faits :

‘« The effort was to make the town real to itself ; not in goody-goody preachement of what it ought to be ; not in sensational discolouration ; not merely in a formidable array of rigid facts [...] Industrial biographies of roll hands and furnace tenders were collected by John A. Fitch [...] the group picture of child life in a glass town [...] was included alongside the analyses of labour legislation and compulsory education laws [...] maps charts and diagrams were used as modern hieroglyphs to reinforce the text [...], the camera was resorted to as a luminous and uncontrovertible transcript of life. » 154

Le miroir où la ville doit se découvrir est un discours. La réalité telle que la définit Kellogg (actuality) est une construction formelle, destinée à un public qui est Pittsburgh elle-même, et au-delà, l’Amérique. Dans cette synthèse rétrospective de la mise en forme du Survey, Kellogg insiste sur la multiplicité des moyens de représentations, seule susceptible de rendre justice à la complexité du problème posé. Le « réalisme » proverbial de la photographie est convoqué au même titre que le commentaire de textes de loi ou la « biographie industrielle », genre qui mélange l’exactitude de type « documentaire » et la construction d’un récit de vie. Dès 1909, parlant de Homestead, Kellogg n’hésite pas, d’ailleurs, à employer le mot « narrative »,155 qu’il présente comme de l’une des seules formes capables de rendre compte de la « mesure humaine » des phénomènes observés et rapportés. La narration permet de ramener les faits relevés à « l’expérience commune », quotidienne, de la population.156

Avec quelques années d’avance, Kellogg ébauche en réalité les réflexions menées par Walter Lippman, pour qui toute tentative d’intervention sur le monde passe inévitablement par la construction et l’adoption d’un représentation simplifiée de celui-ci : la fiction - mot que Kellogg n’ose jamais prononcer - est pour Lippman une étape obligée de l’action :

‘« For certainly, at the level of social life, what is called the adjustment of man to his environment takes place through the medium of fictions.

By fictions I do not mean lies. I mean representation of the environment which is in lesser or greater degree made by man himself. The range of fiction is extends all the way from complete hallucination to the scientists’ perfectly self-conscious use of a schematic model [...].

For the real environment is altogether too big, too complex, and too fleeting for direct acquaintance. We are not equipped to deal with so much subtlety, so much variety, so many permutations and combinations. And although we have to act in that environment, we have to reconstruct it on a simpler model before we can manage with it. To traverse the world men must have maps of the world. »157

Avec quelques années de recul, l’un des principaux intellectuels de l’Amérique progressiste158 théorise et radicalise ce que Kellogg suggérait à moitié. Certes, ce dernier ne va pas jusqu’à concevoir la science comme une fiction. Mais à l’inverse, il serait trop simple de mettre le souci « publicitaire » de Kellogg sur le seul compte d’une méfiance vis-à-vis de l’abstraction et de la théorie. Le directeur du Survey doute simplement de leur efficacité dans le cadre de ce « travail social » qui est son métier. Le Survey, on l’a vu, est précisément cette « carte du monde » dont parle Lippman. La représentation n’est ni une fantaisie ni un mensonge, mais bien un outil qui permet à l’homme d’avoir prise sur le monde, par une opération de simplification de celui-ci.

Le message doit donc être concret. Cela passe par exemple par le calcul précis du budget alimentaire des ouvriers de Homestead,159 mais aussi par un certains nombre d’illustrations de type divers, véritables supports visuels permettant au lecteur de se représenter les conséquences pratiques des phénomènes décrits par le texte. Le public se voit ainsi proposer en ouverture de Work-Accidents and the Law un « calendrier de la mort », où chaque ouvrier tué sur son lieu de travail est figuré par une croix, pour chaque jour de l’année. Quelques années plus tard, dans The Pittsburgh District, le lecteur rencontre, en haut et en bas de page, le long défilé des victimes de la typhoïde, représentés par des petites silhouettes noires en file indienne.160 Ces croix et ces fantômes sont autant de marques des effets dévastateurs de l’insuffisance des normes sanitaires à Pittsburgh. Le calendrier et la procession, représentations sociales traditionnelles du passage du temps et des années, évocateurs à la fois de célébrations et de cycles, dénotent ici le paradoxal progrès de Pittsburgh, qui entre dans le 20e siècle en comptant les victimes de sa prospérité industrielle.

Pour trouver l’écho voulu dans l’opinion, pour briser la « barrière » qui pourrait empêcher des « citoyens révoltés » de lutter efficacement contre les « conditions nocives » de la vie industrielle à Pittsburgh,161 Kellogg ne croit donc pas aux seules vertus de la rigueur scientifique. Soucieux de communication, il reconnaît que la quantité des informations recueillies n’est rien sans une élaboration sophistiquée du discours et du message ainsi constitué, et sans une mise en oeuvre de moyens humains, éditoriaux et financiers adéquats. Cette leçon est l’une de celles qu’il adresse en priorité aux futurs instigateurs de projets comparables au Survey :

‘« But if there are two generalizations more than others growing out of the experience, which should be of service to future surveys, they are : first, to spend more and not less in bringing the facts home to the community, so that they reach every householder and become part of the common understanding ; and second, to set aside far greater allowance of time for drafting the material into shape, once gathered. The greater the absence of social records in any community the slower the process of collation, the greater the time and technique necessary to shape them into a telling message. »162

La « collecte », on le voit, n’est qu’une facette de ce travail énorme dont le produit final est un « message parlant », sur la forme duquel les travailleurs sociaux du début du siècle, Kellogg en tête, commencent à s’interroger on ne peut plus sérieusement en 1908. En témoigne ce compte-rendu de session d’une conférence des charities à Richmond, où la question des relation de la philanthropie et de la presse est abordée, semble-t-il, pour l’une des toutes premières fois :

‘« The section on press and publicity held one session during the conference. Although there were four other section meetings going on at the same time, the council chamber at the City Hall was crowded to its capacity [...] The sense of the meeting seemed to be that it is desirable to secure the right kind of publicity for all charitable and correctional efforts and charitable needs. Just what constitutes right publicity was not clearly established, although a better understanding of the whole subject was reached. »163

Pour Edgar D. Shaw, principal orateur de cette session, il n’est pas d’article plus efficace que celui qui « exagère légèrement les faits » : en tant qu’homme de presse, il défend l’appel à l’émotion, et précisément de ce qu’il appelle « human interest story ».164 Or Kellogg semble constamment marquer sa méfiance pour ce type de récit à tendance sensationnaliste. Participant lui-même à la session, il explique néanmoins comment le service de presse de Charities and the Commons, qu’il dirige, confectionne des articles qu’il propose systématiquement à 125 journaux américains. On le voit, si la forme - ou le ton - adéquats restent à définir, l’existence-même d’un « service de presse » s’occupant des intérêts de la cause philanthropique atteste d’une conscience naissante de l’importance de ce que l’on pourrait presque appeler les relations publiques dans le domaine social. Notons pour conclure sur ce sujet qu’en 1912, la Fondation Russell Sage crée un nouveau département, sous le nom de Surveys and Exhibits. Elle justifie cette décision en soulignant « l’intérêt actuel pour les formes graphiques de présentations des faits [...] sociaux ».165 Shelby M. Harrison, diplômé de Northwestern University, et auteur d’un article sur les inégalités fiscales dans The Pittsburgh District,166 est nommé directeur de ce service, qui n’a pas pour objet de financer de nouvelles enquêtes, mais seulement de conseiller les travailleurs sociaux ou les organisations philanthropiques désireuses de mener des entreprises du type de celle du Survey. Prenant en compte les recommandations de Kellogg, la Fondation offre dorénavant un savoir-faire dans le domaine de la publicité et de la communication.

Notes
147.

Kellogg, « The Social Engineer », op. cit., p. 154.

148.

Shi, David E., Facing Facts : Realism in American Thought and Culture, 1850-1920, New York, Oxford : Oxford University Press, 1995, chapitre 4.

149.

Kellogg, « Field Work », op. cit. p. 492.

150.

Stange, op. cit., p. 51.

151.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 501.

152.

On se méprendra pourtant si l’on y voit une préfiguration, pour la photographie, de ce qu’on appelle en anglais « human interest ». Kellogg n’est pas un précurseur d’Edward Steichen, exaltant la communauté humaine dans l’exposition de 1955 du Museum of Modern Art intitulée The Family of Man. Quand Kellogg parle d’ « expérience », contrairement à Steichen (ou à Jane Addams), il ne parle pas d’émotion. Voir p. 497.

153.

Trachtenberg, op. cit., p. 203.

154.

Kellogg, Paul U. ; Deardorff, Neva R., « Social Research as Applied to Community Progress », First International Conference of Social Work, 1929, cité in Stange, op. cit., p. 51.

155.

Kellogg, « Editor’s Foreword », in Byington, op. cit., p. vi.

156.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 509-510.

157.

Lippman, Walter, Public Opinion, New York : Macmillan, 1932 [1922], pp. 15-16.

158.

Si Lippman et certains penseurs progressistes de la première heure, tels Dewey, diffèrent sur les solutions à apporter aux problèmes poliques, il nous semble que Public Opinion ne fait que systématiser certaines des suggestions de Kellogg et du Survey. Voir Kloppenberg, James T., « Une histoire des idées et des mouvements politiques », in Heffer, op. cit., pp. 42-43.

159.

Byington, op. cit., p. 45.

160.

Wing, Frank E., « Thirty-five years of typhoid », The Pittsburgh District, pp. 63-86.

161.

Kellogg, « Field Work », op. cit., p. 512.

162.

Kellogg, « Field Work », op. cit.., p. 501.

163.

Steele, H. Wirt, « Press and Publicity », Charities and the Commons, May 23, 1908, p. 269.

164.

Ibid., p. 270.

165.

Cité in Glenn, op. cit., p. 67.

166.

Harrison, Shelby M., « The Disproportion of Taxation in Pittsburgh », The Pittsburgh District, pp. 156-216.