A. L’Amérique des villes

La croissance urbaine n’est pas à proprement parler une nouveauté radicale. L’Amérique avait déjà connu plusieurs fois, au cours du 19e siècle, des progressions aussi spectaculaires.175 Toutefois, les Etats-Unis en étaient encore à découvrir, absorber et peupler leur territoire. Dans ce pays immense et presque vide, seuls quelques grands centres (Philadelphie, New York, Boston) pouvaient prétendre au nom de métropoles.

La modestie relative du tissu urbain n’avait pourtant pas empêché, dès la première moitié du 19e siècle, la perception de la ville comme lieu de décadence et de débauche. La « ville sur la colline » chère aux Puritains avait perdu, déjà, sa valeur mythique. Cependant, à l’horizon 1900, le poids croissant du milieu urbain entraîne plus profondément une remise en cause de l’image que l’Amérique se fait d’elle-même. Comme le résume l’historien Paul Boyer :

‘« At mid-century, America had been a rural society with a number of important cities ; by 1900, it was an urban-industrial nation with a strong agricultural component. The 1900 population of New York City alone - 3.4 million - was almost precisely the same as the total urban population of 1850 ! » 176

Evolution à peine croyable : 98% des 1700 villes recensées en 1900 n’existaient pas en 1800 !177 Soudain, le pays tout entier semble avoir changé, et l’opposition simpliste entre ville et campagne, sans disparaître totalement, laisse place à une prise de conscience plus globale de l’empreinte urbaine sur le pays. Les chiffres officiels du recensement sont là pour corroborer ce qui n’est plus seulement une impression. Dès 1890, New York, Philadelphie et Chicago comptent un million d’habitants. L’agglomération de Pittsburgh (qui inclut notamment Allegheny City), dépasse cette barre symbolique un peu avant 1910, doublant quasiment une population qui comptait 552 000 âmes 20 ans plus tôt.178 En 1860, un peu moins de 20% des Américains vivaient en ville. En 1880, on approche des 30% ; en 1900, des 40%. Même si la barre hautement symbolique des 50% de population urbaine n’est atteinte qu’en 1920, il faut souligner que ce cap est franchi dès 1880 dans le quart Nord-Est du pays (en incluant la Pennsylvanie, dont Pittsburgh fait partie). Or cette région concentre la majeure partie des Américains.179 En fait, si la population triple entre 1860 et 1920, le nombre de citadins est multiplié par neuf.

Ces chiffres permettent d’imaginer l’ampleur des changements que connaissent alors les Etats-Unis. Certains signes distinctifs de la ville américaine sont profondément altérés, et ce sont ces modifications du paysage urbain, plus ou moins immédiatement visibles, qu’il nous faut poser en préalable à l’analyse des représentations et, plus loin, des photographies utilisées par les Progressistes à Pittsburgh. On évoquera dans l’ordre les bouleversements démographiques et sociaux, les mutations de l’espace urbain, et la crise de l’organisation municipale. Dans le Pittsburgh du Survey, ces trois dimensions sont indissociables des réflexions sur le monde industriel.

Notes
175.

Voir Boyer, Paul, Urban Masses and Moral Order in America, 1820-1920. Cambridge, Mass. & London : Harvard University Press, 1978, pp. 5-6., et Goldfield, David R. et Brownell, Blaine A., Urban America : A History, Boston : Houghton Mifflin Company, 1990, p. 179.

176.

Boyer, op. cit, p. 123.

177.

Goldfield ; Bronwell, op. cit., p. 180.

178.

Couvares, Francis G., The Remaking of Pittsburgh : Class and Culture in an Industrializing City, 1877-1919, Albany : State University of New York Press, 1984, p. 81.

179.

Mohl, Raymond A., The New City : Urban America in the Industrial Age, 1860-1920. Arlington Heights, Illinois : Harlan Davidson, 1985, pp. 5-15.