La mesure la plus spectaculaire du développement urbain est démographique. La croissance urbaine se nourrit d’abord d’apports de populations nouvelles, attirées dans les grands centres urbains par les promesses d’emploi de l’industrie.
Faute de réelle croissance naturelle, la ville tire d’abord ses nouveaux habitants des régions rurales. La baisse des prix agricoles conduit un certain nombre de fermiers sans ressources vers les centres industriels. Le Midwest, « grenier à grain » de l’Amérique, est la région qui connaît le plus fort déclin, alors même que ses villes (Chicago en tête) suivent évidemment le mouvement de croissance urbaine.180 Le mouvement n’est pas totalement nouveau, puisqu’on considère généralement que l’exode rural débute dans certains Etats du Nord-Est dès les années 1860.181 Mais il faut replacer cette tendance relativement longue dans son contexte immédiat : non celui d’une Amérique qui ignorait l’attrait des villes pour une partie de la population rurale, mais bien celui d’un pays qui découvre soudain qu’il devient une nation à prédominante urbaine.
Un autre phénomène prend lui aussi une certaine ampleur. Des régions rurales du Sud commencent à affluer des populations noires. Leur nombre reste limité avant la Première Guerre Mondiale, mais leur arrivée ne peut passer inaperçue. Entre 1890 et 1910, la communauté noire augmente à Pittsburgh au même rythme que l’ensemble de la population, passant de 10000 à 25000 environ.182 Même si ce n’est pas la ville la plus touchée par le phénomène, le Survey lui consacre deux articles, dont l’un conclut :
‘« [...] the majority of Negro steel workers are not reproducing themselves ; while they work hard, eat good food, and marry, their families are small. Thus their places must be filled by new recruits from other places.Les conclusions de Wright suggèrent l’un des grands facteurs d’incertitude et d’incompréhension des Américains face aux nouvelles réalités de la grande métropole : la population urbaine est non seulement neuve, et différente, mais aussi en mutation constante. Si certains mouvements de masse se font sentir, les individus qui les provoquent ont tendance à ne pas s’installer durablement. Ce « roulement » de population, noire ou non, contribue à dessiner le contour sans cesse changeant de la ville du début du 20e siècle. De plus, cette tendance est renforcée par les autres flux migratoires qui affectent les Etats-Unis autour de 1900, ceux qui font arriver par millions les immigrants d’Europe de l’Est et du Sud.
Degler, Carl N., Out Of Our Past : The Forces That Shaped Modern America, New York : Harper Collophon Books, 1984 [1959], p. 335.
Weil, François, Naissance de l’Amérique Urbaine, 1820-1920, Paris : Sedes, 1992, chapitre 1.
Glasco, Laurence A., « Optimism, Dilemmas and Progress : The Pittsburgh Survey and Black Americans », in Greenwald, Maurine W. et Anderson, Margo, ed., Pittsburgh Surveyed : Social Science and Social Reform in the Early Twentieth Century, Pittsburgh : Pittsburgh University Press, 1996, p. 216.
Wright Jr., R.R., « One hundred negro steel workers », Wage-Earning Pittsburgh, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], pp. 109-110.