Alors qu’elle compte généralement pour moins d’un tiers de l’accroissement de la population américaine entre 1820 et 1920, l’immigration représente pratiquement 40% de la croissance démographique pour deux décennies : 1880-1890 et 1900-1910184. Les premières années du siècle sont particulièrement spectaculaires : le recensement indique qu’entre 1902 et 1914, plus de 500.000 personnes arrivent chaque année aux Etats-Unis. Six fois, entre 1896 et 1915, ce chiffre dépasse le million. Dans cette Amérique qui se découvre soudain urbaine, les nouveaux arrivants décident naturellement de s’installer dans les grandes villes, où les possibilités d’emploi paraissent plus prometteuses, et où leurs compatriotes ont développé un certains nombres de structures d’accueil (associations d’entraide, paroisses, etc.). Là encore, les chiffres sont éloquents : en 1900, 37% de la population de New York, le principal port d’arrivée, sont nés à l’étranger. Ce chiffre descend un peu lorsqu’on s’éloigne vers l’intérieur, mais il s’élève tout de même à 35% pour Chicago, et à 26% pour Pittsburgh. Dès le deuxième génération, le poids démographique des nouveaux arrivants s’accroît : en 1890 déjà, 29% des habitants de Pittsburgh étaient nés à l’étranger, et 37% étaient fils et filles d’immigrants. En 1910, d’après l’historien de Pittsburgh Francis G. Couvares, les immigrants récents et leurs enfants sont trois fois et demi plus nombreux que la population d’origine européenne née sur place.185
Ces chiffres ne suffisent pas encore à expliquer que le président Grover Cleveland soit le premier à évoquer officiellement aux Etats-Unis un « problème de l’immigration ».186 Mais il se trouve que les nouveaux Américains proviennent de pays qui ne fournissaient pas l’immigration traditionnelle des Etats-Unis. Ces « Hunkies », terme générique utilisé notamment les auteurs du Survey, sont Russes, Slovènes, Polonais, et plus généralement originaires de l’Est et du Sud de l’Europe. Ils viennent généralement de régions rurales. Leurs traditions culturelles, et notamment religieuses, sont totalement différentes de celle des Américains d’origine nordique et anglo-saxonne, généralement protestants. Leur arrivée en masse bouleverse presque instantanément le paysage urbain, à travers une modification profonde des équilibres démographiques. Le problème de l’assimilation de ces populations se pose avec acuité dès les dernières années du 19e siècle, et il est très loin d’être résolu en 1908, année où on a pu calculer que pas moins de 60% des ouvriers de la sidérurgie, à Pittsburgh, étaient issus de cette nouvelle immigration.187.
Nombreux, différents, les nouveaux citadins paraissent en outre insaisissables. Ce qui était vrai des mouvements de population rurale et noire l’est tout autant de ces immigrants plus lointains, qui quittent la ville presque aussi nombreux qu’ils y arrivent. Les Etats-Unis voient arriver 3 570 000 étrangers entre 1900 et 1904, mais pratiquement 1 million et demi ont quitté le pays. Entre 1905 et 1909, les chiffres sont respectivement d’environ 5 500 000 et 2 650 000. De 1910 à 1914, 6 millions d’immigrants croisent 2 750 000 d’émigrants. Il y a donc environ, sur l’ensemble de la période, à peine plus de deux arrivées pour un départ. Ce phénomène de retour au pays est donc considérable, et ne contribue en rien à « fixer » le paysage démographique des Etats-Unis.188 Certains contemporains, comme en témoigne notamment le Survey, en viennent à douter de l’attachement de ces immigrants de fraîche date à leur pays d’accueil, et craignent les conséquences de ces brassages énormes de population sur la stabilité sociale et politique du pays. Il faut dire qu’à Pittsburgh, l’historien S. J. Kleinberg estime que seuls 24% des résidents de 1900 habitent encore la ville cinq ans plus tard.189
Ce chiffre extravagant suggère à quel point l’idée de communauté, même au sens le plus large du terme, est remise en cause par les schémas démographiques du moment. De plus, ces doutes sont exacerbés par les fragmentations parfois visibles de la communauté urbaine selon des lignes de partage ethniques190 d’autant plus marquées que les nouveaux immigrants vivent selon des traditions clairement différentes, que leur nombre permet de perpétuer. On voit ainsi se former, dans toutes les villes où se concentrent les arrivées, des enclaves slaves, croates ou polonaise.191 L’arrivée massive de nouveaux habitants est donc d’autant plus remarquée qu’elle modifie la population de certains quartiers, ou en crée de nouveaux. Elle change aussi très concrètement le paysage, comme a pu le montrer June G. Alexander dans son étude sur les paroisses slovaques à Pittsburgh : la construction d’églises était l’un des grands projets fédérateurs au sein de ces communautés de nouveaux Américains, souvent sous l’impulsion des associations d’entraide.192
Weil, op. cit., chapitre 1.
Couvares, op. cit., p. 88.
Cité par Wiebe, Robert H., The Search for Order : 1877-1920, New York : Hill & Wang, 1967, p. 54.
Nash, Michael, Conflict and Accomodation, Coal Miners, Steel Workers, and Socialism, 1890-1920, Wesport, Connecticut : Greenwood Press, 1982, chapitre 5. Le Survey lui-même propose des estimations similaires. D’après l’un de ses auteurs : « [...] the Slavs are one of the three largest racial elements that immigration is adding to our population, [...] in the Pittsburgh District they constitute over one-half of the workers in the steel mills » Koukol, Alois B., « A slav’s a man for a’ that », in Wage-Earning Pittsburgh, New York : Survey Associates, 1914, p. 61.
Painter, Nell Irvin, Standing at Armageddon : The United States, 1877-1919, New York ; London : W. W. Norton & Company, 1987, p. xxii-xxiii.
Kleinberg, J.S., The shadow of the mills : working-class families in Pittsburgh, 1870-1907, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, p. 53.
Selon la définition de Jane Smedley, Race in North America : Origin and Evolution of a Worldview, Boulder, San Francisco, Oxford : Westview Press, 1993, p. 30 : « The terms ‘ethnic’ and ‘ethnicity’ are best used, analytically, to refer to all those traditions, customs, activities, beliefs, and practices that pertain to a particular group of people who see themselves and are seen by others as having distinct cultural features, a separate history, and a specific socio-cultural identity. » Le concept d’ethnicité vise précisément à ramener à des phénomènes culturels ce que le 19e siècle tendait à définir selon des modèles biologiques, sous le terme de « race ». Dans le Survey, cette distinction n’est jamais clairement posée.
Bodnar, John, Immigration and industrialization : ethnicity in an American mill town, 1870-1940, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1977, pp. 25-27.
Pritchard, Linda K., « The Soul of the City : A social history of religion in Pittsburgh », in Hays, Samuel P., ed., City at the Point : Essays on the Social History of Pittsburgh, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1989, p. 339.