3. Les divisions raciales, économiques et morales

Du point de vue de l’historien de la fin du 20e siècle, l’activité de ces associations et de ces paroisses n’est pas forcément le symptôme d’une résistance à l’intégration au sein de la communauté urbaine.193 Toutefois, le concept d’ « accommodation » défini par June Alexander n’est pas encore à l’ordre du jour dans l’Amérique du début du siècle. Nombreux sont les Américains d’immigration plus ancienne qui craignent que les nouvelles réalités démographiques ne fassent peser une menace réelle sur l’homogénéité culturelle et sociale des Etats-Unis. D’après John Bodnar, certaines communautés qui n’étaient pas hostiles à l’arrivée de nouveaux immigrants dans les années 1880 changent d’attitude à la fin du siècle. Les Slaves et les Italiens sont soupçonnés d’abuser de la boisson, leurs parades dominicales semblent trivialiser le « sabbath » dominical, on en vient à craindre les épidémies qu’ils pourraient provoquer : autant de récriminations qui dénotent surtout une crainte grandissante de voir le monde urbain perdre ses repères traditionnels.194 Peter Roberts, dans le Survey, ne fait que reprendre en termes mesurés les données d’une situation complexe lorsqu’il écrit de Pittsburgh :

‘« Roughly speaking, one-quarter of the population of Pittsburgh is foreign born [...] The conflict of customs and habits, varying standards of living, prejudices, antipathies, all due to the confidence of representatives of different races of men, may be witnessed here. The whole territory is thrown into a stern struggle for subsistence and wage standards by the displacements due to these resistless accretions to the ranks of the workers. The moral and religious life of the city is equally affected by this inflow of peoples. » 195

Même un observateur a priori bienveillant ne peut donc manquer de constater les bouleversements apportés par l’afflux de travailleurs venus d’Europe orientale. Ces inquiétudes, régulièrement exprimées par les classes moyennes et supérieures, auraient pu être compensées au bas de l’échelle sociale par une certaine solidarité de classe : ce n’est pas le cas, et les quelques lignes qui précèdent suggèrent l’une des raisons principales de ce manque d’unité des populations les plus modestes. La plupart des ouvriers, et leurs syndicats, tiennent les nouveaux arrivants pour responsables des baisses de salaire et de la perte de prestige des emplois industriels. On trouve des échos nombreux de cette opinions dans le Survey, notamment sous la plume de Peter Roberts :

‘« [...] the Slavs will consciously cut wages in order to get work. A man who knows something about blacksmithing will work at a trade for little more than half the standard wage of the District [...].

So the Slav gains his foothold in the Pittsburgh industries, and while gaining it he undermines the income of the next higher industrial group and incurs the enmity of the American. »196

Cette opinion largement répandue à l’époque explique l’hostilité des syndicats vis-à-vis des nouveaux arrivants.197 Pour de nombreux historiens, qui ne font là que confirmer l’analyse des contemporains, le facteur ethnique mine donc de l’intérieur les possibilités d’une véritable solidarité ouvrière. Certains travaux pourtant bienveillants vis-à-vis du mouvement ouvrier, comme ceux de Richard Oestreicher sur Pittsburgh, doivent reconnaître que du côté des nouveaux arrivants eux-mêmes, les sentiments d’allégeance étaient partagés entre les liens nationaux et la solidarité économique, et qu’en général les différences nationales et ethniques finissaient toujours par constituer un obstacle à l’unité des diverses catégories ouvrières.198 D’autres, comme Olivier Zunz, pensent que le combat était perdu d’avance : l’échec des syndicats ne fait que refléter l’impossibilité, pour les institutions sociales et culturelles, de « transcender les barrières ethniques » et d’« unifier les différents segments de la société ».199

On ne peut pourtant sous-estimer le fait que les conditions sociales d’une telle solidarité de classes étaient rassemblées à l’époque, et provoquaient l’inquiétude des observateurs contemporains. A la fragmentation ethnique se superpose en effet un sentiment de hiérarchisation sociale extrêmement aigu. L’un des résumés les plus concis (mais aussi les plus caricaturaux) du sentiment dominant se trouve dans une conférence donnée en 1906 par James Laurence Laughlin, professeur d’économie politique à l’université de Chicago :

‘ « [...] the marked class feeling between the employer and the employee [...] is a part of the larger classification between those who have and those who do not have. This has not always been so [...] With the great increase of wealth, with the consequent envy excited by its proud display, with the growth of large cities, and especially with the influx of foreign immigrants steeped in the socialistic tenets of Europe, there has come a pronounced change. The talk of arraying the masses against the plutocrats is now frequently bandied about . » 200

On le voit, les divisions ethniques pourtant apparentes au sein même de cette « classe ouvrière » sans réelle unité n’empêchent pas certains contemporains de se soucier grandement de l’influence dangereuse des agitateurs européens.

Il faut néanmoins souligner que cette inquiétude naît simultanément du fait que les fortunes accumulées par les grands capitaines d’industrie projettent l’image d’une société dont l’égalité théorique est de plus en plus illusoire. A l’hétérogénéité ethnique s’ajoute le sentiment d’un accroissement des inégalités économiques. Andrew Carnegie, qui peut être considéré à la fin du 19e siècle comme le véritable maître de Pittsburgh, tente de justifier l’accumulation extraordinaire de richesses personnelles, que beaucoup de ses contemporains trouvent choquante. Dans The Gospel of Wealth and other timely essays, le baron de l’acier défend la thèse selon laquelle l’écart grandissant entre les plus riches et les plus pauvres est une conséquence normale et bénéfique des progrès de la civilisation :

‘« The problem of our age is the proper administration of wealth, that the ties of brotherhood may still bind together the rich and poor in harmonious relationship [...] The contrast between the palace of the millionaire and the cottage of the laborer with us to-day measures the change which has come with civilization. This change, however, is not to be deplored, but welcomed as highly beneficial [...] Much better this irregularity than universal squalor. » 201

Le revenu moyen annuel de l’ouvrier américain au début du siècle est de 500 dollars. Par comparaison, de 1895 à 1899, l’acier rapporte 10 millions de dollars par an à Carnegie. On a pu calculer en outre que sept huitièmes des richesses du pays sont détenues par 1% des familles, et que les quatre cinquièmes des foyers atteignent difficilement le niveau minimum de subsistance.202 En 1904, Robert Hunter livre ses conclusions pour le moins alarmistes quant à l’étendue de la pauvreté aux Etats-Unis, notamment dans les régions industrielles :

‘« On the whole, it seems to me that the most conservative estimate that can fairly be made of the distress existing in the industrial states is 14 per cent of the total population ; while in all probability no less than 20 per cent of the people in these states, in ordinarily prosperous years, are in poverty. [...] the conclusion is that no less than 10,000,000 persons in the United States are in poverty. »203

Au vu de telles estimations, de nombreux Américains estiment que les élites économiques du pays évoluent dans leurs sphères propres, coupées du reste de la population, et que leur richesse remet en cause l’équilibre même de la société, au même titre que le dénuement extrême dans lequel vivent des populations toujours plus nombreuses, généralement étrangères, et presque toujours urbaines.

Notons pour finir que l’église protestante américaine paraît impuissante à apaiser ces tensions. Sa perte d’influence n’est pas seulement due à l’afflux de nouveaux immigrants catholiques ou juifs. Une partie du public traditionnel de l’église, au sein des milieux ouvriers, se détache peu à peu d’une hiérarchie religieuse qui, pendant tout le 19e siècle, a généralement choisi de soutenir les classes supérieures dans leur discours moralisateur et la justification de leurs succès industriels et financiers.204 Les valeurs communes sur lesquelles s’est bâtie la société américaine jusqu’à la fin du 19e siècle, et dont le Protestantisme est évidemment l’un des fondements, se révèlent soudain inadéquate dans la nouvelle Amérique urbaine.205 John Fitch, dans le Survey, stigmatise l’attitude de l’église vis-à-vis des populations ouvrières :

‘« The fact [...] that the ministers do not generally understand the workingman’s problem, and do not seek to understand, well enough to sympathize with the hardships of their lives, has tended to make the workers lose interest in the church. Even deeper has been the estrangement which has arisen because of the hesitancy of the clergy to speak as boldly against the large offender as against the small.

There is an instinctive feeling among the steel workers that the church is ‘on the other side’. »206

Le sentiment de défiance que décrit John Fitch suggère que l’accentuation des oppositions économiques et sociales est nettement ressentie par les contemporains, aussi bien dans le monde ouvrier que chez les réformateurs, à tous les niveaux de la nouvelle organisation urbaine. La poussée démographique intense, colorée de l’exotisme plus ou moins bien accepté des populations nouvelles, se double d’une série de dislocations sociales de plus en plus aiguës. Ni le modèle de réussite économique américain, qui semble se déséquilibrer en faveur des plus riches, ni l’héritage moral et religieux du protestantisme, ne parviennent à encadrer la poussée de croissance de la ville à partir de la fin du 19e siècle. La communauté urbaine - si tant est qu’elle ait eu une réalité - n’est plus qu’un souvenir. Elle a été remplacée par une société déséquilibrée à ses extrêmes et minée par les oppositions sociales, sensibles aussi bien dans son évolution spatiale que dans l’échec apparent de son organisation politique.

Notes
193.

Alexander, June Granatir, The immigrant church and community : Pittsburgh’s Slovak Catholics and Lutherans, 1880-1915. Pittsburgh : Pittsburgh University Press, 1987, pp. xviii-xix.

194.

Bodnar, op. cit., pp. 76-85.

195.

Roberts, Peter, « Immigrant Wage Earners », Wage-Earning Pittsburgh, p. 33.

196.

Roberts, op. cit., p. 41.

197.

Collomp, Catherine, « Les organisations ouvrières et la restriction de l’immigration aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle », in Debouzy, Marianne, ed., A l’ombre de la Statue de la Liberté : immigrants et ouvriers dans la république américaine, 1880-1920, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 1988, pp. 231-235.

198.

Oestreicher, Richard, « Working-class formation, development, and consciousness in Pittsburgh, 1760-1960 », in Hays, Samuel P., op. cit., p. 125.

199.

Zunz, Olivier, Naissance de l’Amérique industrielle : Detroit, 1880-1920, Paris : Aubier, 1983, p. 183.

200.

Laughlin, J. Laurence, Industrial America, New York : Charles Scribner’s Sons, 1912, p. 68.

201.

Carnegie, Andrew, The Gospel of Wealth and other timely essays, Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1969 [1900], p. 14.

202.

DeSantis, Vincent P., The Shaping of Modern America, 1877-1916, Forum Press, 1977, p. 151.

203.

Hunter, Robert, Poverty, New York, Evanston & London : Harper Torchbook [Macmillan], 1965 [1908], p. 60.

204.

Gutman, Herbert G., Work, Culture and Society in Industrial America, New York : Albert A. Knopf, 1976, pp. 79-117.

205.

Boyer, op. cit, p. 142.

206.

Fitch, John A., The Steel Workers, Pittsburgh [New York] : The University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee] : 1989 [1910], p. 224.