C. L’espace et la politique

1. Le nouvel espace urbain

La ville américaine du tournant du siècle s’étend en même temps qu’elle se peuple. Dans de nombreux cas, les grands centres urbains commencent par annexer les communes voisines. Olivier Zunz décrit précisément ce processus dans son étude sur Detroit, mettant l’accent sur la nécessité de rationaliser les réseaux de transports, dont le rôle devient de plus en plus déterminant du fait de la densification rapide du tissu urbain.207 En 1906, Pittsburgh parvient à annexer la ville jumelle d’Allegheny City, performance d’autant plus spectaculaire que la population locale, à peine moins nombreuse que celle de Pittsburgh, avait émis un avis majoritairement défavorable lors de la consultation organisée conjointement dans les deux villes. Cette réticence pose d’emblée la question de l’identité de la nouvelle unité urbaine ainsi constituée : en débordant aussi largement de son site originel, la ville court le risque de perdre sa cohérence sociale et culturelle. Pourtant, les réformateurs saluent ce qu’ils considèrent comme un progrès :

‘« The tendency of cities to reach out and include their present suburbs, and even the territory where the future suburbs are to be - a tendency which a few years ago was mocked at - is in these days seen to be normal and wise. The proper planning of the city’s layout, the proper adjustment of civic stress upon the different types of people in a great urban community, demand the inclusion of the suburbs [...] Greater Pittsburgh is less satisfactory than Greater New York or Greater Chicago only because it is less inclusive than they. » 208

En défendant l’intégration politique du district de Pittsburgh, Robert A . Woods et le Survey tentent de présenter cette évolution comme une réponse à la crise de croissance de la ville. Dans l’esprit des réformateurs, l’une des solutions aux problèmes nés du développement démographique et économique passe par l’extension des structures urbaines et civiques. « L’ajustement » dont parle Woods est en fait un élargissement : ce qui est déjà grand et admirable (great) gagne à le devenir plus encore (greater). La norme, et même la sagesse (wise), se révèlent paradoxalement affaires de démesure. L’interdépendance croissante des différentes banlieues, considérée comme inévitable, rend nécessaire la constitution d’une organisation spatiale et politique de forme nouvelle. Woods suggère donc qu’il faut accompagner la soudaine poussée de croissance de la ville pour pouvoir l’encadrer. La cohérence sociale et spatiale ne semble pouvoir se construire sur le modèle d’un noyau dur, central et homogène. Organiser revient à s’étendre et à absorber. Il existe d’ailleurs un point de convergence entre l’éloge convenu des colosses industriels du tournant du siècle et celui des métropoles urbaines. Un peu naïvement sans doute, Woods lie la naissance d’un « sentiment » communautaire à la victoire de l’humain sur la nature, de la puissance économique et politique sur l’environnement. L’union de Pittsburgh et d’Allegheny City induit l’aménagement (« l’amélioration ») du fleuve qui séparait les deux villes. Parallèlement à sa transformation économique se dessine une inversion des représentations : l’obstacle naturel devient symbole unificateur, et la planification urbaine est ainsi proposée comme pendant nécessaire à la prise de pouvoir industrielle :

‘« The converging rivers, providing broad, open spaces up and down and across which much of this drama of modern world industry may be viewed, have at last come to mean not separation but identity of the population on either side of them. If the banks on either side were improved, the river might easily become sentimentally as well as economically one of the most important common possessions of the old and the new sections of Greater Pittsburgh. » 209

Il faut toutefois rappeler que cet espoir d’une unité artificiellement construite naît de l’inquiétude provoquée par la « tension civique exercée sur les différentes catégories de personnes » habitant la grande métropole. Pour Woods, la volonté politique doit justement venir contrecarrer cette inquiétante pression que fait peser de plus en plus fortement l’accroissement spatial désordonné de la ville. L’intégration administrative et politique des communes satellites doit donc être comprise comme une réponse volontariste au désordre qui préside à la poussée urbaine.

Il convient néanmoins de souligner que les gestes politiques qui intègrent Grosse Pointe à Detroit, transforment Brooklyn en quartier de New York, ou font d’Allegheny City un faubourg de Pittsburgh ne font que rattraper une réalité économique déjà en marche, dont Francis G. Couvares a bien montré le mécanisme pour la « Ville du Fer »: les industriels, à la recherche de terrains vacants et bon marché pour construire de nouvelles usines, les trouvent à la périphérie des villes, où les emplois ainsi créés attirent aussitôt l’habitat ouvrier.210 Ce processus explique en partie comment les villes en viennent à déborder de leur cadre traditionnel, et à poser une série de problèmes tout à fait nouveaux.

Le plus concret est celui de l’équipement et des transports : il est souvent à l’origine même de ces regroupements de plusieurs villes. Le trolley électrique, déjà adopté par pratiquement toute les villes de grande taille dès 1900, autorise cette extension spatiale des villes, et en même temps l’encourage dans une certaine mesure, en diminuant les obstacles aux déplacements des citadins entre ces nouveaux « quartiers ». Dans le même temps, on note un développement des activités industrielles et commerciales le long des voies de trolley, ce qui a parfois pour effet pervers d’encourager les opérateurs (privés) à prolonger leurs lignes vers des terrains encore non exploités, créant ainsi une demande et une montée des prix dont eux-mêmes profitent ensuite.211 Il s’ensuit une inéquité des services offerts aux différents quartiers, un phénomène observable dans la plupart des grandes villes.212

Ce n’est certes pas un hasard si l’un des soucis premiers des auteurs du Survey se révèle être la distribution d’eau, et la lutte contre la typhoïde, qui se propage dans les quartiers les plus pauvres, et donc les moins bien lotis en termes de canalisations, d’approvisionnement, et d’évacuation.213 De même, l’étude de Shelby M. Harrison sur les taxes foncières, dans le Survey, condamne avec véhémence les disparités de services et d’équipement entre des quartiers dont les contributions fiscales sont pourtant quasi identiques.214

La question des transports et des équipements est d’autant plus épineuse que l’extension urbaine a d’autres conséquences que l’intégration progressive des banlieues proches. Parce qu’elle se fait presque exclusivement en fonction d’intérêts industriels et économiques, la croissance urbaine remet en cause, très profondément, le modèle de fonctionnement de la ville. On retrouve les symptômes d’une fragmentation sociale croissante dans la manière dont les quartiers tendent à se spécialiser, du point de vue économique et démographique. Avant la Guerre de Sécession, la ville constituait un ensemble relativement intégré. Dorénavant, les quartiers tendent à s’organiser autour d’une fonction spécifique. Tandis que les hangars et les entrepôts se multiplient le long des voies de chemin de fer ou des voies fluviales (l’Allegheny ou la Monongahela à Pittsburgh), les quartiers ouvriers s’agglutinent de manière plus ou moins anarchique autour des principales usines. L’habitat résidentiel s’éloigne du centre, où les rues commerçantes jouxtent de réelles poches de pauvreté, et sont de plus en plus dans l’ombre des nouveaux quartiers d’affaires. Les sièges sociaux, les grands magasins, les rédactions des journaux, constituent les nouveaux « CBD » (Central Business Districts), qui modifient le paysage urbain au rythme de la construction des gratte-ciel. A Pittsburgh, 428 nouveaux bâtiments sont construits dans le CBD entre 1888 et 1893, puis 356 dans les douze années qui suivent.215

Les mutations urbaines, qu’elles soient démographiques, économiques ou sociales, se manifestent ainsi de manière très spectaculaire dans les modifications du paysage urbain. Celui-ci comprend dorénavant des territoires autrefois considérés comme étrangers (les communes nouvellement intégrées). Il voit la grande industrie se développer à la périphérie, où elle entraîne une large part de la population ouvrière. Il se découvre peu à peu des banlieues résidentielles, rendues possibles par le développement des transports et les progrès - d’ailleurs fort inégaux - des services publics, mais aussi poussées à l’éloignement par l’accaparement du centre ville au profit des gratte-ciel des grandes sociétés financières et industrielles. L’espace ainsi redessiné accommode enfin, dans des espaces intermédiaires plus ou moins bien définis, des quartiers à concentration ethnique relativement forte, où se côtoient un habitat vétuste, des commerces de quartiers, et une industrie légère traditionnelle. Mais ces dernières poches qui, par certains côtés, perpétuent le modèle traditionnel de la petite ville, ne tiennent paradoxalement que par les concentrations de nouveaux immigrants, désireux de s’installer autant que possible dans les quartiers déjà occupés par leurs compatriotes. Le quartier intégré, lorsqu’il existe, est donc souvent une enclave plus ou moins bien acceptée par les Américains d’origine anglo-saxonne, du fait de sa coloration ethnique marquée. Quoi qu’il en soit, c’est une survivance d’un modèle ancien, remplacé au début du 20e siècle par une réorganisation économique de l’espace, où la hiérarchie des activités commerciales et industrielles entraîne une différenciation de type sociale de plus en plus marquée, qui divise la ville selon des lignes de partage tout à fait nouvelles.216

On ne peut comprendre le travail des réformateurs, que ce soit à Pittsburgh ou ailleurs, sans prendre en compte cette dimension essentielle du problème urbain. La ville est un espace de vie, mais ce sont essentiellement des enjeux économiques et utilitaires qui modifient l’organisation de la communauté urbaine. Il est significatif que de nombreux contemporains tentent de redéfinir un système de fonctionnement plus satisfaisant pour le citadin, en repensant l’organisation et l’esthétique du paysage urbain. Les efforts d’architectes tels que Daniel H. Burnham, inspirateur de la « Ville Blanche » de l’exposition de Chicago en 1893, ou Frederick Law Olmsted, dont le plan pour Pittsburgh est présenté dans le Survey,217 visent ouvertement à rendre à la fois beauté et unité à des espaces urbains qui s’éparpillent et perdent toute cohérence identitaire. La composante esthétique du projet passe même peu à peu au second plan, et la philosophie de la « Belle Ville » (City Beautiful) chère à Burnham est remplacée par le principe de la « Ville Efficace » (City Efficient), dès la fin de la décennie 1910. Au-delà des questions plastiques, c’est à une refonte totale de l’organisation spatiale de la grande ville que s’attachent alors des architectes tels que John C. Nolen.218

Parallèlement à cette reprise en main du nouvel espace urbain, les réformateurs doivent aussi faire face à ce qu’ils considèrent comme l’autre grande faillite de la nouvelle ville américaine : son organisation politique. Les défauts de cette dernière sont d’ailleurs en grande partie liés à deux phénomènes déjà évoqués : la part croissante de la population immigrée, et le développement de l’activité industrielle et des transports.

Notes
207.

Zunz, Detroit, p. 255.

208.

Woods, Robert A. « Pittsburgh : an Interpretation of its Growth », in The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Arno Press [Survey Associates] : 1974 [1914], p. 20.

209.

Ibid.

210.

Couvares, op.cit., p. 81.

211.

Goldfield, op. cit., p. 264.

212.

Zunz, Detroit, p. 99.

213.

Voir Wing, Frank E. « Thirty-five years of typhoid », in The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Arno Press [New York : Survey Associates] : 1974 [1914], pp. 63-86.

214.

Harrison, Shelby M. « The Disproportion of Taxation in Pittsburgh », The Pittsburgh District, p. 156-216.

215.

Pour une présentation générale de ces questions, voir Barth, Gunther, City People : the Rise of Modern City Culture in Nineteenth-Century America, New York, Oxford : Oxford University Press, 1980, chapitre 2.

216.

Zunz,, Detroit, p. 13.

217.

Olmsted, Frederick Law ; Arnold, Bion J. ; Freeman, John R., « Report on City Planning », The Pittsburgh District, pp. 480-492.

218.

Goldfield ; Brownell, op.cit., pp. 275-279.