Une célèbre phrase de Lord Bryce, en visite aux Etats-Unis en 1888, est passée à la postérité :
‘« There is no denying that the government of cities is the one conspicuous failure of the United States. »219 ’Vingt ans plus tard, cette opinion est encore largement partagée par les Progressistes, qui tentent avec un certain succès de la faire partager à l’opinion publique, notamment au travers de très nombreux livres parus sur la question de la corruption municipale.220 Allen T. Burns, dans le Survey, juge que la fragmentation ethnique et spatiale décrite de la ville trouve son reflet politique le plus évident dans le système électoral des wards, circonscriptions électorales généralement peu étendues et tenues, surtout dans les quartiers d’immigration récente, par des potentats locaux, les bosses.221 Lincoln Steffens, qui consacre l’un de ses articles à Pittsburgh, décrit plus précisément la mainmise du maire Christopher L. Magee et de son équipe sur tous les rouages de l’administration municipale :
‘« Boss Magee’s idea was not to corrupt the city governement but to be it ; not to hire votes in council but to own councilmen ; and so, having seized control of his organization, he nominated cheap and dependent men for the select and common councils. Relatives and friends were his first resource, then came bar-tenders, saloon-keepers, liquor-dealers, and others allied to the vices who were subject to police regulations and dependent in a business way to the maladministration of the law. For the rest he preferred men who had no visible means of support, and to maintain them he used the usual means - patronage. And to make his dependents secure he took over the county governement. » 222 ’Tel est donc le schéma de ce qu’il est alors convenu d’appeler une « machine » municipale, et dont le modèle le plus connu reste l’administration Tammany, qui régna sur New York jusqu’en 1894. En échange de services rendus et de faveurs diverses, et grâce à leur parfaite osmose avec le quartier à la tête duquel ils se sont hissés (ou ont été placés), les bosses règnent en maîtres sur la vie politique de leur circonscription, et orientent les votes selon les besoins de leurs propres patrons, solidement installés à la mairie, ou d’opérateurs de services publics soucieux de s’approprier un marché. En général, il s’agit des deux à la fois.223
Aux yeux de Progressistes comme Allen T. Burns, la vie politique locale est donc entrée dans un système pervers d’échanges de faveurs entre entrepreneurs privés et représentants des circonscriptions d’une part, population et bosses d’autre part. L’intérêt collectif est bafoué à la fois au sommet et à la base, sacrifié aux appétits des grands entrepreneurs de travaux publics, des spéculateurs fonciers et des opérateurs de lignes de tramway, mais aussi supplanté par les intérêts locaux des potentats de quartier, dont le premier souci est de conserver popularité et influence au sein de leur ward. Ce dysfonctionnement renforce le sentiment d’une partie des contemporains, pour qui le tissu social se désagrège au fur et à mesure que le ville s’agrandit. Margaret Byington, dans son volume du Survey consacré à Homestead, fustige les insuffisances de la municipalité en soulignant notamment :
‘« [...] while the town has grown steadily both in population and territory, civic interest and the well-being resulting from sound political organization have not kept abreast with this growth [...] the borough legislature, a council of fifteen members, has been controlled in Homestead by the type of small politician to be found in office wherever whomesale liquor dealers dominate politics and where the local governement is used merely as a feeder for a state political machine. »224 ’De nombreux historiens relativisent cette analyse, et reconnaissent aux bosses le mérite d’avoir réussi à instaurer un semblant d’administration municipale dans des villes menacées par l’anarchie la plus totale.225 Toutefois, ils s’accordent à reconnaître avec les Progressistes que c’est auprès des immigrants de fraîche date que leur aide est la plus précieuse, alors même que la conscience politique et la responsabilité civique sont logiquement moins bien ancrées dans ces populations. De ce fait, l’existence de ces structures, si elle répond aux besoins immédiats des nouveaux Américains, ne constitue aux yeux des classes moyennes qu’une exploitation éhontée des populations les plus pauvres et les moins bien intégrées, en vue d’asseoir un pouvoir politique illégitime.226 Un tel système, aux conséquences discutables sur le processus démocratique, contribue à augmenter la méfiance, voire l’hostilité, de certains Américains de souche à l’égard des nouveaux arrivants. Au-delà d’une animosité raciale et culturelle sans doute réelle, le spectacle désolant d’une démocratie municipale à la dérive provoque dans une partie de l’opinion publique un sentiment de perte du modèle américain. Les immigrants nourrissent un système politique dont ils ne sont certes pas les instigateurs, mais qui remet en cause la cohérence et les principes de la démocratie américaine, telle du moins que le conçoivent les Progressistes. La scène municipale confirme ainsi le sentiment de dégradation et d’éparpillement qui habite de nombreux observateurs contemporains.
Pour tenter de rendre à la ville son unité et sa capacité d’action, les Progressistes se lancent notamment, au début du 20e siècle, dans un mouvement de réforme des chartes municipales qui s’avère finalement l’un de leurs (rares) succès. Il s’agit d’abord de libérer les grandes villes de la tutelle des assemblées des Etats, et donc de limiter l’influence des régions rurales sur les affaires urbaines.227 La National Municipal League, fondée en 1894, ne vise pas seulement à se débarrasser des bosses corrompus, mais aussi à rendre à l’administration municipale la haute main sur les affaires de la ville, sans interférence extérieure. En outre, une réforme des systèmes de recrutement et de nominations des fonctionnaires municipaux, visant à limiter les risques de fraude, est considérée comme indispensable. Cette proposition s’inscrit généralement dans des projets de refonte complète de l’exécutif municipal : en toute logique, dans ce domaine aussi, les Progressistes préconisent de remettre la gestion de la ville à des techniciens nommés (et non à des politiques élus), certains proposant même que les fonctionnaires, dans leur ensemble, soient pas autorisés à voter.228
Comme dans le domaine de l’action sociale, l’idéal progressiste propose donc une variante de l’ingénieur ou du gestionnaire comme panacée aux dysfonctionnements de la société urbaine. Si certaines des motivations du mouvement de réforme municipale sont sans doute plus ambiguës,229 ce type de projet confirme que la ville est conçue, par les Progressistes, comme une machine sociale en panne, qu’il s’agit de réparer et de conduire. Le rôle du city manager est d’y apporter la neutralité compétente du technicien qualifié. Ce modèle provient directement du monde industriel. C’est-à-dire, pour une large part, de Pittsburgh même.
On retrouve cette phrase dans Mohl, op. cit., p. 85, et dans Goldfield ; Brownell, op. cit., p. 238. Ces derniers l’ont eux-mêmes trouvée dans un ouvrage de John C. Teaford datant de 1984. Richard Hofstadter l’avait déjà reprise dans The Age of Reform, New York : Vintage Books, 1955, p. 176 et en localisait l’origine dans American Commonwealth, vol. I, p. 652.
Chamberlain, John, Farewell to Reform - The Rise, Life, and decay of the Progressive Mind in America, Chicago : Quadrangle Books, 1965 [1932], p. 145.
Burns, Allen T. « Coalition of Pittsburgh’s Civic Forces », in The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Arno Press [New York : Survey Associates] : 1974 [1914], pp. 44-45.
Steffens, Lincoln, « Pittsburgh : A City Ashamed - The story of a citizens’ party that broke through one ring into another », McClure’s, May 1903, p. 29.
Ibid. , p. 45.
Byington, Margaret, Homestead, the household of a mill town, Pittsburgh [New York] : The University Center for International Studies [The Russell Sage Foundation], 1974 [1910], p. 22.
Wiebe, op. cit., p. 30.
Hofstadter, op. cit., p. 177.
Voir par exemple : « The Municipal Problem : Should a City Govern Itself ? », The Outlook, Sept. 4, 1909, pp. 13-14.
Childs, Richard S., « What Ails Pittsburgh ? A Diagnosis and a Prescription. », The American City, July 1910, p. 11. Voir aussi Weil, op. cit., pp. 150-151.
D’après Raymond Mohl : « Clearly, the structural reformers of the National Municipal League sought not only to destry the bosses, but to rob the urban masses of their electoral power. », op. cit., p. 117. Nous aurons l’occasion de revenir dans la troisième partie sur les relations entre Progressistes et « masses urbaines ».