Jusqu’en 1860 environ, les villes ne connaissaient pratiquement que des formes d’industrie légère, quasi artisanales, et l’argent qui y était investi était essentiellement consacré à des placements fonciers ou à des entreprises commerciales. Les années de guerre voient s’esquisser les contours d’une nouvelle forme de croissance urbaine, couplée au développement industriel. Si certaines villes comme Chicago diversifient leurs activités, si d’autres comme New York ou Philadelphie continuent d’être des villes d’ateliers, un certain nombre de centres urbains émergeant s’appuient sur une activité dominante : c’est le cas de Pittsburgh, dont on a pu dire qu’elle était « la première ville dont la croissance fut due presque exclusivement à l’expansion industrielle ».231 Quelle que soit la forme que prend cette évolution, elle apparaît vite inéluctable, comme le prouve a contrario le déclin relatif de ces métropoles commerciales traditionnelles que sont Boston, Baltimore ou la Nouvelle-Orléans.232 Les progrès technologiques (illustrés notamment par le nombre sans cesse croissant de brevets déposés), les besoins du pays pendant la Guerre de Sécession et pour la Reconstruction, l’existence d’un réseau de transports relativement performant, sont quelques-unes des raisons avancées pour expliquer cet essor. Tous ces facteurs contribuent à ce que dès 1890, la valeur des produits manufacturés dépasse aux Etats-Unis celle des produits agricoles, qui pourtant n’avait jamais été aussi haute.233 L’Amérique des villes se rend soudain compte qu’elle s’appuie avant tout sur sa puissance industrielle, comme la vieille Europe dont elle pensait pourtant être si différente. Cette comparaison vaut plus particulièrement pour la production sidérurgique, qui à la fin du siècle dépasse celles de l’Angleterre et de l’Allemagne cumulées.
En 1898, le président de l’Association des Banques Américaines peut donc se féliciter de voir les Etats-Unis posséder trois des atouts décisifs de la grandeur commerciale : le fer, l’acier, et la charbon.234 Partant de ce principe, il n’est guère surprenant que Pittsburgh joue un rôle-clef dans le paysage industriel et économique du pays. Il n’est qu’à lire ces quelques lignes de John Fitch, dans le troisième chapitre de son volume du Survey, pour comprendre que la ville est un véritable condensé de ce qui fait la puissance présente et future des Etats-Unis :
‘« The bituminous coal field which stretches in all directions from Pittsburgh, and the rivers which furnish cheap transportation, combine to make this one of the great workshops of America. The Great Lakes bring the iron mines of Northern Michigan and Minnesota to Pittsburgh’s back door ; and a railroad haul of a trifle over one hundred miles is sufficient to carry the ore from the docks on Lake Erie to the furnaces in the Monongahela Valley. So great has been the development, that today there is no other area of equal size in the world where so large a tonnage of pig iron is annually produced as in this county of Western Pennsyvania. »235 ’Du point de vue économique, Pittsburgh est alors considérée, avec quelque raison, comme la « locomotive » de l’Amérique du 20e siècle. La production sidérurgique, à laquelle Pittsburgh doit son essor, profite comme toutes les autres branches industrielles et commerciale de l’extension du réseau ferroviaire, qui crée les conditions d’un véritable marché national. Mais elle en profite aussi, et surtout, parce qu’elle y contribue massivement, en produisant rails et locomotives. L’acier est en fait le matériau-clef de cette deuxième révolution industrielle. Il permet les projets architecturaux les plus audacieux, et crée ainsi une demande à laquelle Pittsburgh s’empresse de répondre. Il n’est même pas rare qu’elle la stimule ou même qu’elle la devance. En 1893, Carnegie fait ainsi débuter la construction du premier gratte-ciel de la ville, qui doit servir de siège à sa société. Deux ans plus tard, le transfert des bureaux a enfin lieu : entre ces deux événements, le chantier a connu une pause d’un an, afin que le public puisse admirer la squelette en acier qui sert de structure à l’édifice.
C’est ainsi que la plupart des symboles de la modernité, du rail au gratte-ciel, en passant par les navires cuirassés qui, en 1898, permettent à l’amiral Dewey d’envoyer par le fond la flotte espagnole, semblent naître à Pittsburgh. En 1900, celle qui n’est que la 11ème ville des Etats-Unis par la population se classe en revanche au 5ème rang si l’on prend en compte le capital investi. Elle concentre, en 48 usines et 300 entreprises travaillant le métal sous toutes ses forme, la moitié des actifs du pays investis dans le fer et l’acier, et livre un quart de la production américaine.236 Cette profusion industrielle inspire à l’époque cette étonnante définition du citoyen de Pittsburgh sous la plume de Charles Henry White, auteur d’un article d’ailleurs contemporain du Survey, et paru dans Harper’s Monthly Magazine :
‘« The Pittsburger can carry more figures of large denomination on his person without your suspecting their existence than any other citizen of the United States. He is a reservoir of decimal and statistics [...] If provoked or inclined to extend himself, in a five-minute talk he can fill you so full of miscellaneous industries - natural gas, steel rail, tin plate, petroleum, stell pipes and sheet-metal, fire-bricks, tumblers, tableware, coke, pickles, and all that sort of thing - that you will begin to feel like a combination delicatessen and hardware store. »237 ’Quelques pages plus loin, l’humour laisse place au sentiment exaltant qu’offre le spectacle contrasté, et parfois peu attrayant, de la puissance industrielle de Pittsburgh. Cette vision n’est rien d’autre que le nouveau visage de l’Amérique. Pour reprendre les termes de Charles Henry White, ce choc visuel provoque une « émotion tout à fait nouvelle », c’est une révélation radicale, à tel point que même les références à la vieille Europe doivent être dépassées. L’ampleur et la vigueur de ce géant industriel sont une incarnation moderne du Nouveau Monde :
‘« Beneath its soot and grime [one] will discover in Pittsburgh one of the most picturesque cities in America. Here [one] will find nothing stolen from Europe - nothing derivative. It is the very quintescence of what one is in the habit of styling ‘American’. » 238 ’Cet enthousiasme, on le verra plus loin, n’est pas sans réserves. Mais White ne peut que souligner à quel point l’activité incessante, « la puissance et la force infinies » qui semblent animer Pittsburgh impressionnent les contemporains. Quelques années auparavant, plus enthousiaste encore, Harper’s Weekly avait consacré un numéro spécial à Pittsburgh, qu’un article anonyme pouvait décrire comme le « géant industriel du monde », sans que cette affirmation puisse être sérieusement discutée :
‘« They used to call Pittsburgh the Smoky City ; it is smoky yet. They used to call it the Iron City ; Steel City would be a better name, for if ‘Iron is King’, the steel throne of His Industrial Highness is in Pittsburgh - if we must use analogies pertaining to royalty - [...] to illustrate American strength and supremacy [...]Cette valeur emblématique est évidemment ce qui provoque l’intérêt des réformateurs et des auteurs du Survey, même si la mesure de leur fascination paraît plus raisonnable. Paul Kellogg, dans son introduction au volume signé par John Fitch, se contente de souligner sobrement que l’acier est « une industrie de base en Amérique », dont « les produits se retrouvent dans chaque outil, chaque moyen de transport de notre civilisation ».240 Quelques années plus tard, dans leur article du volume Wage-Earning Pittsburgh, John R. Commons et William M. Leiserson donnent quelques chiffres plus précis, qui soulignent à leur tour à quel point la production de la ville lui offre l’un des tous premiers rôles industriels dans le pays.241
Toutefois, la puissance de Pittsburgh, comme son expansion démographique et spatiale, manquent aux yeux des réformateurs d’un principe moral, ou du moins civique. La ville est restée à l’état « adolescent », pour reprendre par exemple le terme choisi par Robert Woods. L’analyse de ce dernier mérite d’être largement reprise ici, car elle met le doigt sur le déséquilibre fondamental qui motive toute l’entreprise du Survey. Trop occupée à assurer sa croissance et son développement économique, Pittsburgh est dépourvue de la moindre conscience communautaire et civique :
‘« This is, however, always the case when a community’s moral powers are absorbed in the subduing of nature and the achieving of a great material destiny. The spirit of adventure in Pittsburgh has been thus far economic [...]Woods partage donc la fascination de ses contemporains pour la grandeur économique de Pittsburgh. Lui aussi est impressionné par l’énormité des chiffres, mais il les cite comme une sorte de circonstance atténuante. Vue par lui, Pittsburgh semble en quelque sorte victime de son succès, ainsi que de l’impitoyable logique économique. Il a été dit plus haut combien celle-ci pesait sur le développement parfois anarchique de l’espace urbain. Pour Woods, comme pour tous les auteurs du Survey, ce modèle de croissance fondé sur la production industrielle empêche la ville de se développer en tant qu’unité civique cohérente. Les bosses et la culture européenne des nouveaux immigrants ne sont pas seuls responsables des dysfonctionnements démocratiques évoqués plus haut. Une fois de plus, il sera donc question d’un « esprit » à retrouver, voire à créer, afin qu’il corresponde aux nouvelles données urbaines et industrielles. Mais la fin du texte cité ici évoque aussi, indirectement, l’un des obstacles majeurs qui encombrent le chemin vers ce nouvel état d’esprit communautaire : les monopoles industriels, incarnation quasiment maléfique du gigantisme urbain du tournant du siècle.
Zunz, op. cit., p. 27.
Weil, op. cit., pp. 50-63.
Degler, op. cit, p. 259.
Cité dans Painter, op. cit., p. xvii.
Fitch, op. cit., p. 22.
Kleinberg, op. cit., pp. 3-4.
White, Charles Henry, « Pittsburg », Harper’s Monthly Magazine, 118 : 702, Nov. 1908, p. 901. On notera la manière dont de nombreux contemporains orthographient « Pittsburgh » sans le « h » final qui est devenu la norme aujourd’hui.
Ibid., p. 905.
« Pittsburgh, the Giant Industrial City of the World », Harper’s Weekly, 47 : 2422, May 23, 1903, p. 841. On notera au passage que l’illustration de couverture de ce numéro, dessinée par G.W. Peters, est intitulé « Our new citizens », et représente l’arrivée d’une foule bigarrée d’immigrants débarquant dans un port d’accueil que l’on suppose être New York. Le lien entre industrie et immigration récente est donc établi d’entrée.
Kellogg, Paul U., « Editor’s Foreword », in Fitch, John A., op.cit., p. xix. Texte original : « Steel is a basic industry in America [...] Its products enter into every tool and structure and means of traffic in civilization. »
Commons, John R., et Leiserson, William M., « Wage-Earners of Pittsburgh », Wage-Earning Pittsburgh, p. 115.
Woods, op. cit., p. 12.