2. L’obsession des « trusts »

On ne peut comprendre le développement de Pittsburgh et de l’Amérique industrielle sans dire quelques mots des grands monopoles industriels dont l’influence grandissante obsède les Progressistes. La concentration de pans entiers de l’économie entre les mains de quelques sociétés géantes, susceptibles d’écraser la concurrence et de s’accorder sur les prix à pratiquer, représente en effet aux yeux de beaucoup d’Américains l’un des périls majeurs du moment. La création d’un marché national et les possibilités nouvelles de financement dues au développement de grandes banques américaines,243 conjuguées à l’absence quasi-totale de contrôle public sur les opérations financières et industrielles de grande envergure, sont quelques-unes des raisons qui expliquent la montée en puissance de ces géants industriels, dès la fin de la Guerre de Sécession. Pour les grands chefs d’entreprise, ainsi que pour de nombreux observateurs, cette évolution est inévitable, sinon bienvenue. Comme le résume l’historien Gabriel Kolko :

‘« [...] the destructiveness of competition and the alleged technical superiority of consolidated firms were the catalytic agents of change which made industrial cooperation and concentration a part of the ‘march of civilization’ »244

De fait, on assiste à la formation de gigantesques ensembles industriels et financiers dans la plupart des secteurs de productions. Ce mouvement de fond, qui prend un réel essor vers 1897 et atteint des sommets en 1904, voit la naissance d’environ 300 « trusts », dont la capitalisation globale s’élève à 7 milliards de dollars. Dès 1902, 200 compagnies s’appuyaient déjà sur environ 10 millions de dollars de fonds propres, somme qui était pourtant tout à fait exceptionnelle dix ans auparavant. L’une des conséquences, plus ou moins directe, de ces mouvements tectoniques qui secouent le paysage industriel américain est l’engloutissement d’un tiers environ des entreprises, qui disparaissent des registres entre 1897 et 1904.245

La situation n’est pas uniforme, évidemment, et les niveaux de concentration industrielle ne sont pas toujours comparables, selon les cas et les domaines d’activité. C’est la raison pour laquelle, là encore, Pittsburgh se distingue : au début du 20e siècle, rien n’égale l’ambitieuse construction de la United States Steel Corporation. Dès 1900, la Carnegie Company et la H.C. Frick Coke Company avaient fusionné, constituant ainsi une entreprise géante évaluée à 320 millions de dollars, la Carnegie Steel Company, Limited. Cette première étape encourage les financiers Charles M. Schwab et John P. Morgan à voir encore plus grand, l’année suivante, et à favoriser l’absorption d’une dizaine d’entreprises sidérurgiques de taille plus modeste (Federal Steel Company, American Steel, National Steel, etc.). Le 1er avril 1901, J.P. Morgan apporte la dernière touche à ce qui devient le plus grand groupe sidérurgique du monde, alors capitalisé à hauteur de 1,4 milliards de dollars. Pittsburgh confirme ainsi avec éclat son statut de capitale mondiale de l’acier. Plus que jamais, elle est aussi le jouet de Carnegie, Frick et surtout Morgan.

Pour autant, comme le souligne Gabriel Kolko, il semble que pour la plupart des observateurs du temps, cette évolution soit inévitable. Ainsi, malgré sa réputation de muckraker, Ray Stannard Baker défend l’idée selon laquelle la constitution des trusts fut une simple question de survie économique, une conséquence naturelle du progrès. L’article qu’il signe dans McClure ’s, en novembre 1901, prend donc la défense de Carnegie, et plus encore de Morgan, au moment de justifier la naissance de U.S. Steel 246  :

‘« Many of the men who were prominent in the organization were unquestionably forced into it against their will [...] Mr. Morgan [...] knows when to fight and when to buy. Fighting in this case meant losses to everyone concerned [...] Mr. Morgan did not hesitate ; the price was promptly paid, and the Carnegie Steel Company and nine other great corporations were combined to form the colossal United States Steel Company. » 247

Le ton extrêmement bienveillant de Baker sert un discours où la logique économique prévaut sur la bonne volonté de chacun, y compris J. P. Morgan et Andrew Carnegie. Ce qui sous-tend implicitement cette analyse, c’est la perte d’un modèle libéral à visage humain, où la concurrence respectait des règles bien établies, et où chaque entrepreneur indépendant pouvait tirer son épingle du jeu sans risquer la faillite. Le 20e siècle, en revanche, doit être celui du gigantisme industriel, seul capable de répondre aux nouvelles conditions du marché : selon Baker, Morgan rachète toute la production sidérurgique de la région pour ne pas avoir à détruire ses concurrents.

Tout le monde n’est pas exactement de cet avis, mais le frein momentané constitué par le loi antitrust de 1890 (Sherman Antitrust Act), s’il atteste de l’inquiétude d’un certain nombre d’Américains, ne retarde finalement guère le mouvement général. Cela n’a rien de surprenant pour Gabriel Kolko, dont la thèse - très discutée - tend à démontrer que la logique économique qui sous-tend ce modèle est en général acceptée sans discussion. Selon lui :

‘« [...] even granting the belief of so many historians in the existence of small businessmen who have challenged the supremacy of the great business enterprises, the evidence indicates that the vast majority accepted the inevitability of the monopoly movement in the economy even if they believed it undesirable. »248

Cette analyse a le grand mérite de mettre le doigt sur l’ambiguïté du discours réformiste, dont nous aurons le loisir d’explorer de nombreuses facettes. Mais dès à présent, il faut comprendre que le développement des trusts, pour inévitable qu’il apparaisse aux yeux des contemporains, n’en est pas moins extrêmement dangereux pour le « modèle américain » tel qu’il est vécu ou rêvé par les classes moyennes, les intellectuels, et les réformateurs. On devine le malaise qui s’installe en lisant entre les lignes l’article de Ray Stannard Baker, pourtant fasciné par l’entreprise U. S. Steel :

‘« It is difficult to convey any adequate idea of the magnitude of the Steel Corporation. A mere list of the properties owned or controlled would fill an entire number of this magazine. It receives and expends more money every year than any but the very greatest of the world’s national governments ; its debt is larger than any but the very greatest nations of Europe ; it absolutely controls the destinies of a population nearly as large as that of Maryland and Nebraska, and directly influences twice that number. Its possessions are scattered over half a dozen States, from Minnesota to New York and Massachusetts, with its chief interests centering at Pittsburgh, Chicago, and Duluth, and the whole controled from New York City. »249

La primauté donnée à l’information quantitative, même si les données statistiques sont ici présentées de manière plus concrète, est à nouveau à l’honneur, et le gigantisme apparaît, une fois de plus, comme le phénomène dominant, celui qui obsède les esprits contemporains. En filigrane se révèle pourtant certains des éléments qui éveillent, vis-à-vis des trusts, la méfiance apeurée des Progressistes et d’une partie de l’opinion publique. Il ne suffit pas, comme le fait Baker plus loin, de prouver par les chiffres, et en citant quelques concurrents plus ou moins fantomatiques, que U.S. Steel ne peut réellement être accusée de monopole. Même si, techniquement, on peut considérer qu’il n’a pas totalement tort, 250 le vrai problème n’est pas là. En réalité, la question de la régulation du marché n’est pas, loin s’en faut, la priorité des réformistes.

Plus fondamentalement, le gigantisme de U. S. Steel constitue surtout un danger pour l’idée que l’Amérique des classes moyennes se fait de la démocratie, et ce à deux niveaux de représentation, l’un national, l’autre local. D’une part, Baker décrit une puissance économique et sociale telle que ses marges de manoeuvres paraissent presque sans limite. Avec son budget, ses populations et ses territoires, U. S. Steel ressemble dangereusement à un état dans l’état, selon une définition dont même le fédéralisme le plus large aurait du mal à s’accommoder.

D’autre part, il faut se demander si le déplacement des centres de décision de Pittsburgh vers New York ne met pas en péril l’autonomie et l’identité de la communauté urbaine, auxquelles les réformateurs, on l’a vu plus haut avec le débat sur les nouvelles chartes municipales, restent extrêmement attachés. Une telle crainte n’est ni irrationnelle, ni simplement symbolique : l’influence croissante des puissants banquiers de la côte est semble en effet leur donner les clefs de l’avenir économique de tout le pays. J. P. Morgan possède une banque, il contrôle U. S. Steel et un autre géant, General Electric, et il a la haute main, entre autres, sur des compagnies d’assurances et des sociétés de transport maritime et ferroviaire. On a pu ainsi calculer que 11 associés de la banque Morgan occupaient 72 postes de directeurs dans 47 des plus grandes compagnies américaines à la fin du 19e siècle.251 On sait d’autre à quel point l’influence de Morgan, ou celle du millionnaire Mark Hanna, maître d’oeuvre de l’élection du président McKinley, ont pu peser sur les choix politiques au plus haut niveau de l’Etat Fédéral, au point que Marianne Debouzy a pu écrire :

‘« Ainsi, au tournant du siècle, sous l’égide des Mark Hanna, McKinley, et Theodore Roosevelt, tout avait été mis en oeuvre pour assurer la confiscation du pouvoir par les puissances d’argent. La fusion des affaires privées et publiques caractérisa désormais le gouvernement des Etats-Unis. » 252

Si cela est vrai au niveau fédéral, et lorsqu’on connaît les déficiences de la démocratie municipale américaine, comment peut-on espérer qu’une ville comme Pittsburgh échappe au pouvoir de Carnegie, Frick, et à travers eux de Morgan et consorts ? Lorsque Baker, dans l’extrait cité plus haut, parle du « contrôle absolu » exercé par U. S. Steel sur une « population presque aussi nombreuse que celle du Maryland et du Nebraska », il ne vise apparemment qu’à rendre plus concrète la grandeur de l’entreprise. Il fait pourtant beaucoup plus. Involontairement, sans doute, il pose la question du pouvoir politique, dont les rênes semblent désormais tenues par les conseils d’administration des grandes compagnies financières et industrielle. Pour les réformateurs, le vrai motif d’inquiétude est là, et on devine, parfois à travers les lignes, que cette question anime toute l’entreprise du Survey. Dans sa préface à Homestead, le volume de Margaret Byington, Paul Kellogg esquisse le portrait de ces nouvelles communautés industrielles, et souligne la mainmise de l’usine sur la vie locale :

‘« Miss Byington’s study is essentially a portrayal of these two older social institutions, the family and the town, as they are brought into contact with this new insurgent third. Has their development and equipment kept pace with mechanical invention ? Have they held their own against the mill ? »253

Plus loin, il s’interroge :

‘« How shall local self-government keep abreast of a nationalized industry ? » 254

Une grande partie du dilemme progressiste est ici résumé en quelques lignes. Refusant de s’en prendre ouvertement à la nouvelle structure économique qui transforme le pays, et dont Kellogg est prêt à reconnaître volontiers, dans la foulée, qu’elle se caractérise par « un brillant esprit d’invention » et « le génie de l’organisation », les réformateurs préfèrent mesurer les dangers représentés par les nouveaux monstres industriels à l’aune d’un modèle démocratique local qui n’est sans doute plus d’actualité. Le problème, répétons-le, n’est donc pas essentiellement d’ordre économique. Ce qui inquiète Kellogg et ses collègues, c’est la perte d’autonomie des villes américaines, la disparition de la tradition démocratique locale. Pittsburgh, à l’ombre des cheminées de U. S. Steel, symbolise de manière particulièrement spectaculaire la perte de cet idéal communautaire, rendu caduc aussi bien par l’explosion démographique et spatiale des villes que par ces nouveaux complexes industrialo-financiers régnant en maître sur la vie économique, sociale et politique du pays, de Washington à Homestead.

Notes
243.

Wiebe, op. cit., pp. 24-25.

244.

Kolko, Gabriel, The triumph of conservatism - A reinterpretation of American history, 1900-1916, Chicago : Quadrangle Books, 1967 [1963], p.13.

245.

Painter, op. cit., p. 177.

246.

Cet article est l’un de ceux qui attirent la foudre de certains historiens vis-à-vis des soi-disant convictions progressistes des muckrakers. On lit notamment sous la plume de Gabriel Kolko, op. cit., p. 160 : « all too many of the prominent muckrakers were journalists rather than thinkers, with commonplace talent and middle-class values, incapable of serious or radical critiques. A few, at least, were opportunists. Ray Stannard Baker was celebrating U. S. Steel in 1901. »

247.

Baker, Stannard Ray, « What the U.S. Steel Corporation really is, and how it works », McClure’s Magazine, Nov. 1901, pp. 4-5.

248.

Kolko, op. cit., p.12.

249.

Baker, op. cit., p. 6.

250.

Ibid., p. 6. Sur ce point, Gabriel Kolko rejoint Ray Stannard Baker : pour lui, U.S. Steel n’a jamais réussi à réduire suffisamment la concurrence pour installer un monopole, ce qui explique que la bataille industrielle et commerciale se soit peu à peu déplacée sur le terrain politique. Selon ses calculs : « United States Steel during its first two decades held a continually shrinking share of the steel market. It accounted for 63 per cent of the nation’s output of ingots and castings in 1901-1905, as opposed to 35 per cent in 1911-1915 [...] If nothing else, the steel industry was competitive before the World War, and the efforts by the House of Morgan to establish control and stability over the steel industry by voluntary, private economic means had failed. Having failed in the realms of economics, the efforts of the United States Steel group were to be shifted to politics. » Kolko, Gabriel, op.cit., pp. 37-39.

251.

Debouzy, Marianne, Le capitalisme « sauvage » aux Etats-Unis : 1860-1900, [Paris] : Seuil, 1972, pp. 80-113.

252.

Ibid., p. 134.

253.

Kellogg, Paul, « Editor’s Foreword », in Byington, op. cit., p.v.

254.

Ibid., p. vi.