III. 1907, une crise de croissance

A. Les signes de la crise

L’économie américaine connaît une période de croissance quasiment constante entre 1897 et 1917. Cet état de grâce est pourtant marqué, exactement en son milieu, par une courte récession qui vient rappeler à l’ensemble du pays la récurrence des crises plus ou moins sévères qui viennent scander, avec une régularité presque mécanique, l’essor spectaculaire de la nouvelle Amérique industrielle. Les années 1873-1879 avaient été difficiles, de même que les périodes 1882-1885, et surtout 1892-1897. Cette dernière récession, du fait des conflits qui l’ont émaillée dans sa première année, est encore très présente dans l’esprit de l’opinion publique de 1907. On se rappelle notamment de l’apparition de ces « armées industrielles » (la plus célèbre étant celle de Jacob S. Coxey), parcourant le pays à la recherche de travail. La gravité de la crise de 1892-1893 marque peut-être le moment crucial où une majorité d’Américains cesse de croire sans réserves aux perspectives d’un progrès illimité basé sur le développement industriel.

Les violents hoquets qui secouent l’économie en 1907 viennent confirmer ce doute naissant. En mars, la Bourse chute de manière spectaculaire. En octobre, les nombreuses faillites de banques et d’entreprises aggravent la crise financière dans laquelle est plongée le pays, et dont les grands industriels rejettent la responsabilité sur Theodore Roosevelt, accusé à tort, de s’être acharné sur les trusts et d’avoir ainsi affaibli l’économie. Quelles que soient les vraies raisons de ce krach boursier (les spéculations abusives sur certains nouveaux secteurs économiques n’y sont pas étrangères), ses effets sont immédiatement perceptibles à tous les niveaux du paysage économique, et notamment dans la hausse impressionnantes des chiffres du chômage.

Pittsburgh, symbole de la vitalité industrielle du pays, est l’une des premières villes à ressentir le brutal ralentissement de l’activité. Dès 1905, on constate que certaines communautés fraîchement arrivées tentent de décourager leurs compatriotes candidats au Rêve Américain. Le journal Slovak v Amerika prévient par exemple ses lecteurs qu’il est devenu inutile de venir chercher du travail à Pittsburgh.271 Toutefois, le phénomène ne prend réellement toute son ampleur que deux ans plus tard. Dans de nombreuses villes industrielles de la région, on assiste au départ en masse d’immigrants pourtant récemment arrivés, mais qui se voient préférer les ouvriers américains pour les quelques heures de travail encore disponibles.272 Le changement d’atmosphère est brutal, ainsi que le constatent les enquêteurs du Survey :

‘« When the Pittsburgh Survey began its work in September, 1907, the Prince was on its throne, - full years of prosperity and glorious optimism had been his. Long before September, 1908, Carnegie’s Pauper walked the streets. From every type and class of labor came the report of a year with only half, or three-fourths, or even one-third of the time employed. Hardly another city in the country was hit as hard or stunned as long by the panic as was Pittsburgh. The overwork in 1907 was the out-of-work in 1908. » 273

Tous les clignotants sont alors au rouge : malgré le retour au pays des nombreux Slaves et Croates, le chômage augmente au rythme où la production diminue. U. S. Steel ne tarde pas à ressentir les effets de la crise financière, et doit rapidement se résoudre à ralentir ses cadences, comme tous ses concurrents. En 1908, pour l’ensemble des Etats-Unis, la production d’acier est inférieure de 40 % à celle de 1907.274

Ce recul a des conséquences importantes, même pour les ouvriers qui ont encore la possibilité d’aller travailler. Leurs salaires subissent dans certains cas des diminutions brutales, d’une part parce que le réserve de main-d’oeuvre disponible est immense, et d’autre part parce que les sidérurgistes sont traditionnellement payés en fonction des tonnages produits. Un article de Charities and the Commons décrit ainsi la situation en février 1908 :

‘« The situation has been made more serious, however, on account of the evidences of prosperity immediately preceding the closing down of the mills, which gave the workers confidence in a continuation of employment.

The statement as to half and quarter time does not indicate the amount of work turned out, and this, of course, is an important element in a district where skilled labor is paid largely on a tonnage basis. Orders are small and much time is lost in the frequent changing of rolls in order to produce the size of product desired. [...] In one of these plants, on the last pay day, the men received pay for four days’ work, the time covered in the last two weeks. »275

Dans de telles conditions, les souvenirs de 1892 ne tardent pas à resurgir. Les conflits sociaux réapparaissent dans les années 1908-1909, notamment à McKees Rocks, à Butler, à Newcastle, pour s’en tenir au secteur sidérurgique et à la Pennsylvanie. On note aussi les progrès du parti démocrate dans les élections locales, alors que la région est traditionnellement, et très majoritairement, républicaine. Plus spectaculaire encore est la percée du parti socialiste, qui obtient notamment des postes de conseillers municipaux dans plusieurs circonscriptions de Pittsburgh, et réussit à faire élire son candidat, William V. Tyler, à la mairie de Newcastle.276

Pourtant, la situation ne dégénère pas, pour un certain nombre de raisons. D’une part, le principal syndicat sidérurgiste, l’A.A.I.S.W., ne s’est jamais remis de sa défaite de 1892 à Homestead. Il n’est plus en mesure d’organiser un mouvement de grande ampleur. D’autre part, les industriels infléchissent quelque peu leur attitude, de peur de devoir affronter de nouveaux conflits. On sait par exemple que les grands leaders de l’industrie sidérurgique commencent à assouplir leur position en matière de salaires et d’horaires à partir de 1907, en commençant notamment à éliminer dans certains secteurs la semaine de 7 jours. Il s’agit moins ici de philanthropie que de prudence, comme le confirme en 1912 le discours de E. H. Gary, président délégué de U. S. Steel, agitant le spectre de la Révolution Française pour appeler ses confrères à la raison : il faut dire qu’au même moment, le candidat socialiste Eugene Debs s’apprête à rassembler 25 % des suffrages présidentiels en Pennsylvanie occidentale, pour finir deuxième du scrutin, juste derrière Roosevelt.277 Malgré la croissance qui est alors revenue depuis plusieurs années, le frémissement de 1907-1908 continue de faire couler quelques sueurs froides dans le dos des décideurs économiques et politiques.

Notes
271.

Alexander, op. cit., p. 9.

272.

Bodnar, op. cit., pp. 54, 88.

273.

Commons ; Leiserson, op. cit., p. 118.

274.

Kolko, op. cit., p. 35.

275.

« Pittsburgh mills running part time », Charities and the Commons, Feb. 8, 1908, p. 1575.

276.

Nash, op. cit., chapitre 5.

277.

Ibid., p. 119.