B. Une période charnière

En choisissant, dans de nombreux domaines, l’apaisement, les dirigeants de U. S. Steel et d’une majorité de grands groupes industriels reflètent parfaitement les sentiments partagés du pays au moment de la crise de 1907, entre inquiétude et espoir. Les contemporains eux-mêmes, malgré les apparences, se rendent compte que la situation économique ne connaît sans doute qu’un soubresaut, et les discours alarmistes de la fin du 19e siècle ne sont plus de mise. Si l’emploi est en crise, les salaires sont finalement relativement épargnés, malgré les craintes et les cas relativement isolés évoqués plus haut. U. S. Steel parie sur une reprise relativement rapide, et surtout ne croit pas qu’une réduction des prix pourrait relancer immédiatement les ventes. En diminuant simplement la production, E. H. Gary choisit aussi de maintenir les salaires, du moins pour les ouvriers qu’il conserve. Margaret Byington, dans Homestead, doit bien reconnaître que les salaires versés par U. S. Steel en 1907 sont supérieurs à ceux de beaucoup d’entreprises plus modestes, et qu’ils sont de 10 % supérieurs à ceux de 1900.278 A une époque où le pays traverse une passe délicate, ce chiffre n’est pas négligeable.

Il faut dire que la constance du niveau des salaires est facilitée par le fait que le mouvement d’émigration, déjà souligné, se révèle finalement massif, même s’il est difficile à évaluer avec exactitude. En 1908, le solde migratoire des Etats-Unis serait ainsi déficitaire pour la première fois de son histoire, ce qui est d’autant plus spectaculaire que l’année précédente avait vu débarquer 1 285 000 d’immigrants, un chiffre exceptionnel, dont environ 187.000 avaient choisi Pittsburgh comme destination finale.279

L’ampleur de ces mouvements contradictoires permet de mesurer l’extraordinaire incertitude du temps, mais elle semble aussi valider l’idée selon laquelle cette jeune société industrielle est entrée dans une phase d’ajustement, de réglage, qui la prépare peut-être à trouver un nouvel équilibre. Dans son travail sur la communauté de Homestead, Margaret Byington revient à diverses reprises sur ses difficultés à définir avec précision le niveau de vie des ouvriers, du fait des conséquences de la crise. Elle n’en reconnaît pas moins que les familles qu’elle a côtoyées se sont adaptées à ces conditions de vie difficiles, en attendant une reprise dont peu d’entre eux semblent douter :

‘« The whole range of expenditures of many families was affected by the industrial depression of 1907 and 1908. As stated in the text, within six weeks after the budget work was started the trouble began and, by the middle of December, the mills were running only about half time, a situation which lasted during the remainder of the investigation. To make up for reduced incomes, rents were allowed to run in arrears, stores gave credit freely to their old customers, and money was drawn from the bank. [...] As the depression was regarded as temporary, families did not reduce purchases during this period of waiting as much as would have been anticipated. » 280

Les auteurs du Survey n’avaient pas choisi de commencer leur enquête en 1907 parce qu’ils prévoyaient la crise, comme le prouve notamment le souci constant qu’éprouve Byington de nuancer ses résultats du fait des impondérables de la conjoncture. Toutefois, lorsqu’ils réalisent en cours de route que la récession est là, ils se gardent, comme le reste de la population, des discours apocalyptiques parfois en vogue à la fin du 19e siècle. L’humeur semble-t-il a changé : si les problèmes démographiques, sociaux et politiques abordés plus haut restent tout à fait d’actualité, il est intéressant de souligner que la crise de 1907 ne semble en rien accentuer les inquiétudes de l’opinion publique. Au contraire, Edward T. Devine, rédacteur en chef de Charities and the Commons, se veut « réaliste », et donc finalement rassurant, dans un éditorial datant du 20 février 1908. Il fait d’abord l’éloge des ouvriers américains, qui font preuve de ressources insoupçonnées dans des temps difficiles, et rappelle que la nature essentiellement financière de la crise promet un rétablissement rapide, dès que la situation du crédit sera apurée, et que la consommation reprendra son rythme de croisière :

‘« We have not found the situation either satisfactory or alarming. There are grave indications of widespread suffering in the future, if mills remain closed, and railways and factories are working on part time, or with a reduced number of employees, are unable soon to resume full operation. It is upon this point that the best informed differ widely. It must be remembered, however, that the shutting down was caused largely by financial rather than economic causes [...] This fact [...] will make for quick resumption when the corner is fairly turned, when banking difficulties are solved [...], when confidence is restored. No one can tell whether this process, which has certainly already begun, will be rapid or slow, but we may here give rein to our proverbial national optimism and confidently expect that it will proceed rapidly and uninterruptedly » 281

Il est difficile de dire exactement ce qui justifie cet optimisme, pas toujours aussi clairement exprimé dans les pages pourtant presque contemporaines du Survey. Mais force est de reconnaître que la période 1907-1909 marque une sorte de point de passage, un moment révélateur des certitudes américaines, à un moment où pourtant de nombreux facteurs d’instabilité demeurent pourtant d’actualité. Pour certains historiens, comme Robert Wiebe, le sentiment d’une catastrophe imminente semble avoir cristallisé les nécessités de réforme dans l’esprit de nombreux américains, en tête desquels le Président Roosevelt :

‘« The panic of 1907 acted as a catalyst in the ferment. Most obviously, it convinced almost everyone, including the bankers, that financial reform was imperative, and Congress created a commission to recommend revisions. In general, the public released countless little pockets of pressure, turning concerned but comfortable citizens into active reformers and opening many more to the calls for change. That winter no one knew the worst would soon pass ; those months might well be prefacing a catastrophe comparable to that of the nineties, a prospect horrifying enough to make thousands demand wholesale renovations. Roosevelt’s feelings of impotence and anger typified a great many responses [...] Though memories of the panic soon faded, its effects continued long after through the many campaigns it had accelerated. » 282

L’année 1907 agirait donc comme un révélateur, provoquant une prise de conscience générale des déséquilibres de l’Amérique. Comment ne pas noter la convergence d’un certains nombre de travaux-clefs, portant sur l’état social du pays ? C’est cette année-là que Walter Rauschenbusch publie un ouvrage qui fait immédiatement référence pour tout le mouvement réformateur, intitulé Christianity and the Social Crisis. Au même moment, Josiah Strong signe The Challenge of the City, et le sociologue E. A. Ross tente d’expliquer, dans Sin and Society, que la société industrielle a rendu le relations humaines plus impersonnelles, et dilué les responsabilités, rendant la question éthique plus essentielle que jamais. Plus téméraire encore, J. Allen Smith se permet de remettre en question la pureté des motivations des Pères Fondateurs de la nation lors de la rédaction de la Constitution Américaine, dans un ouvrage controversé intitulé The Spirit of American Government. Un an plus tard, en 1908, la pièce d’Israël Zangwill, The Melting Pot, lance une expression dont l’auteur ne peut encore deviner la postérité. La concomitance de ces travaux d’origine diverses, qui ne sont que quelques exemples parmi les plus connus, laisse deviner que le moment n’a rien d’anodin.

A Pittsburgh même, la conscience aiguë des difficultés à surmonter ne peut pas, néanmoins, occulter les signes d’un nouveau départ. Rappelons que 1907 est la date de l’intégration de la ville jumelle d’Allegheny. La même année se déroule un autre événement d’importance : après d’âpres débats, la construction de la station d’épuration d’eau débute, et les premières distributions aux particuliers ont lieu en décembre 1908. Pittsburgh semble ainsi décidée à laver son image et sa réputation, autant que ses rivières. Cette nouveauté a en effet une portée symbolique immense, au-delà de ce qu’une telle installation représente pour la santé publique, et notamment dans la lutte contre la typhoïde. Mais l’année 1907 n’est pas seulement riche en symboles : si les Progressistes semblent croire à l’avenir de Pittsburgh, c’est aussi parce qu’ils ont enregistré avec satisfaction l’élection à la mairie de George W. Guthrie, le 2 avril 1906. Ce dernier fait incontestablement partie de la vague des maires « réformateurs » du tournant du siècle, au même titre que Hazen Pingree à Detroit, ou Samuel Jones à Toledo, et ses idées sur l’administration municipale correspondent parfaitement à celles que défendent les Progressistes, notamment en ce qui concerne le remplacement des nominations purement politiques par l’embauche d’experts aux compétences techniques reconnues dans chaque secteur de l’administration municipale. En 1907, Guthrie crée un Bureau of Surveys, dont l’intitulé vaut d’être souligné ici, qui est chargé de déterminer les besoins de la ville en matière d’équipement et de développement, afin de proposer des solutions techniques adéquates. L’année suivante, les associations philanthropiques de la ville se rassemblent pour coordonner leurs efforts sous le nom d’ « Associated Charities », imitant ainsi tardivement la plupart des grandes villes américaines. Pour la nouvelle génération de travailleurs sociaux, cette centralisation des efforts et des aides est un pas décisif dans la lutte contre la misère et l’insalubrité.

Ces indices signifient-ils pour autant que Pittsburgh est en train de tourner définitivement la page d’une période difficile ? Ceux qui le croiraient doivent rapidement déchanter, puisque le bilan de Guthrie est si modeste que les élections de 1908 ramènent au pouvoir William A. Magee, figure emblématique des systèmes anciens. L’expérience de la « transparence » municipale est donc de courte durée à Pittsburgh, de sorte qu’il est difficile de dire à quel point le mouvement progressiste a prise sur la réalité sociale et politique de la ville. Doit-on accorder plus d’importance à l’élection de Guthrie ou à sa défaite deux ans plus tard ? Cette volte-face apparente de l’électorat de Pittsburgh semble concentrer toutes les ambiguïtés de la période, et il faut sans doute nuancer l’analyse de Robert Wiebe, citée plus haut. Pour la plupart des historiens, il est évident que l’élan réformateur est à la croisée des chemins. Nell Irvin Painter, considère, elle aussi, que 1907 est l’année où Roosevelt se range totalement à la croisade progressiste, et commence réellement à s’en inspirer au plus haut niveau de l’Etat, avec pour principal souci de réguler une économie livrée aux appétits des grands financiers. Dans le même ordre d’idée, la décision Muller vs Oregon, en 1908, par laquelle la Court Suprême confirme le droit pour les Etats de légiférer sur la durée du travail des femmes, est une victoire décisive pour la croisade progressiste. En outre, Painter fait partie de ceux qui pensent que la crise de 1907 permet aux réformateurs d’élargir les rangs de leurs alliés dans les classes moyennes.283

Cette analyse est toutefois contestée par de nombreux historiens, pour qui cet épisode provoque au contraire la division de l’élan réformateur : tout en soulignant la nécessité de certains ajustements des pratiques financières et commerciales, une proportion non négligeable des milieux d’affaires, des professions libérales et des commerçants, qui constituent peut-être l’essentiel du public progressiste, se détacheraient en réalité d’une vision parfois jugée trop radicale. Même Robert Wiebe, qui note la propagation des idées réformatrices en 1907, conclut finalement que ce sursaut n’est que de courte durée :

‘« When the pace of reform quickened after the panic of 1907, large numbers of new-middle-class businessmen drew back. Progressivism run riot promised exactly the kind of turmoil they had always dreaded. As to justify these fears, the economy bumped along an uneven trail during the next few years, while dissenters everywhere became increasingly bold. Businessmen grew noticingly more hostile to other people’s progressivism and more cautious in asserting their own. » 284

Le cas Guthrie, et à travers lui l’exemple des indécisions municipales de Pittsburgh, est donc sans doute caractéristique d’une soudaine flambée d’enthousiasme vite maîtrisée : pour tous les historiens de la période, le journalisme d’investigation des muckrakers ne se remet d’ailleurs jamais vraiment de la crise de 1907. Est-ce parce qu’on le tient en partie responsable de la déstabilisation de la vie politique et des grands groupes industriels ? Est-ce parce que son ton uniquement critique, et son incapacité à proposer des solutions, finissent par lasser ? Ou bien doit-on tout simplement conclure au chantage commercial et publicitaire des grands industriels sur les magazines, qui étoufferait la voix des Lincoln Steffens et autres Ida Tarbell ? Là encore, les interprétations sont diverses, mais le phénomène marque un jalon important dans l’évolution des mentalités et des représentations. La disparition presque totale, dans les deux ans qui suivent la crise,285 d’enquêtes sensationnalistes sur les abus des élites politiques et industrielles, semble signifier que la polarisation extrême du débat, exacerbée par les conflits de la décennie 1890, perd peu à peu de sa férocité. Les grands problèmes démographiques, économiques et sociaux n’ont pourtant pas disparu, mais l’absence de conflit sérieux en 1907 reflète malgré tout un certain apaisement, ou du moins une étape, dans l’expression des inquiétudes toujours réelles d’une grande partie de l’opinion publique. D’un côté, les Progressistes semblent avoir gagné certaines batailles. De l’autre, les industriels parviennent à traverser une crise inquiétante sans devoir faire face à une épidémie de conflits sociaux majeurs. Un fragile statu quo se révèle ainsi, paradoxalement, au moment même où une panique financière contraint la bourse de Pittsburgh à fermer pendant trois mois.

Une fois de plus, il reste à souligner la manière tout à fait particulière dont Pittsburgh réussit à cristalliser toutes les grandes questions du temps. L’improbable pause dans la montée des antagonismes sociaux qui semble caractériser cette courte période prend toute sa dimension dans la ville de l’acier, qui décide de fêter en grandes pompes, en 1908, les 150 ans de sa fondation. Il est intéressant de noter à quel point toutes les institutions de la ville sont déterminées à faire de cet anniversaire un événement hors du commun. La presse y consacre des suppléments et des albums illustrés, des défilés sont organisés, un arc de triomphe construit en plein centre-ville. Pour les auteurs du Survey, ce cent-cinquantenaire contribue à définir un esprit civique nouveau, prometteur d’un nouveau départ :

‘« The historic sense awakened by the celebration of the sesqui-centennial of the town ; the downright, ingenious pride of the people in its unexampled achievements ; the inquiring attitude of an ever increasing number of citizens ; their inner assurance that the city will match its prosperity with civic well-being ; a beginning, on the part of the moral reserve force of the city, on the one hand, and its practical organizing power, on the other, to seek a new common outlet, - these elements provided momentum, amid many conflicting counter-currents, for an ample hope. »286

Les « contre-courants » n’ont pas disparu, notamment la crise de 1907 dont Woods fait déjà presque abstraction deux ans plus tard. Evidemment, la coïncidence entre les célébrations du « centenaire et demi » et l’action du réformateur Guthrie à la mairie n’est pas pour rien dans l’espoir ainsi célébré par cet article, pourtant publié après le retour de Magee. Mais au fond, on sent bien que l’accent est mis ici sur la reconstruction civique, et donc éthique, de la ville. Comme on a déjà eu l’occasion de le souligner, les grands bouleversements économiques et politiques, soulignés et souvent dénoncés par les Progressistes, ne sont visés que dans la mesure où ils remettent en cause un certain nombre de valeurs communautaires et morales, qu’il s’agit de préserver. Les célébrations qui accompagnent le cent-cinquantenaire de la cité, et permettent de lui forger à la fois une histoire et, par ricochet, une identité cohérente, sont une manifestation particulièrement voyante de la volonté de construire un modèle démocratique que les projets technologiques et économiques n’ont su garantir à eux seuls. Il est difficile de déterminer si les festivités de 1908 se font malgré la crise, contre elle, ou à cause d’elle. Il y a fort à parier toutefois que tous ses acteurs n’y participent pas exactement pour les mêmes raisons ; mais en organisant la plus grande fête de son histoire au moment où le pays connaît sa seule crise économique sérieuse en deux décennies, Pittsburgh se distingue à la fois comme une ville unique et comme une sorte de condensé des sentiments mêlés de cette Amérique du début du siècle.

Notes
278.

Byington, op. cit., p. 181.

279.

Roberts, op. cit., p. 36.

280.

Byington, op. cit., p. 197.

281.

Devine, Edward T., « Social Forces », Charities and the Commons, 19 : 20, p. 1588.

282.

Wiebe, op. cit., p. 201.

283.

Painter, op. cit., pp. 213-215.

284.

Wiebe, op. cit., p. 211.

285.

Voir par exemple Goldman, Eric F., Rendezvous With Destiny - A History of Modern American Reform, New York : Vintage Books, 1977 [1952], pp. 133-137.

286.

Woods, op. cit., p. 43.