DEUXIEME PARTIE :
LE PAYSAGE URBAIN

Il a semblé d’autant plus nécessaire de résumer les principales évolutions spatiales et physiques de la grande ville américaine, et plus particulièrement de Pittsburgh, que ces réalités nouvelles ne se traduisent pas immédiatement, telles quelles, dans l’iconographie urbaine. L’annexion des communes voisines, ou la spécialisation de plus en plus marquée de l’espace, ne donnent pas automatiquement naissance à des formes photographiques qui leur soient propres. Si l’image joue pleinement son rôle dans l’élaboration des représentations de Pittsburgh, celui-ci consiste généralement à préserver les apparences d’une communauté urbaine homogène.

Dans ce contexte, l’utilisation du médium par Paul Kellogg et ses collaborateurs marque un tournant tout à fait repérable. Le Survey reprend à son compte quelques-unes des figures établies de la photographie urbaine, déconstruit peu à peu ces modèles, et propose finalement des formes de représentation moins conventionnelles de la ville et de l’industrie. Ces tentatives de redéfinition du paysage urbain et industriel sont sans doute l’une des nouveautés les plus radicales du Survey ; mais elles mettent aussi en évidence certaines de ses contradictions internes, ou du moins ses liens encore très visibles avec la tradition photographique urbaine et industrielle. Ce chapitre postule donc une opposition délibérée, même si ses termes sont parfois ambigus, entre deux systèmes de représentation : d’un côté, une iconographie presque « officielle », du moins nettement dominante, de l’espace urbain au temps de l’industrie triomphante ; de l’autre, son analyse, véritable décomposition visuelle, dans le Survey.

Il faut néanmoins souligner en préambule l’extraordinaire prégnance des modèles établis, contre lesquels l’entreprise progressiste n’a pu vraisemblablement lutter à armes égales. Allan Sekula rappelle à propos que le tournant du 20e siècle est précisément l’époque à laquelle se développe la demande massive pour une documentation industrielle photographique. Les grandes entreprises américaines commencent à accumuler des archives imposantes, utilisées dans les catalogues, la publicité, les articles de presse ou les publications internes.287 On peut ajouter à ce corpus tout un pan de l’imagerie destinée au grand public (cartes postales, livres illustrés, presse) pour se faire une idée de la gigantesque puissance d’évocation de la machine industrielle américaine à travers le médium photographique. Une synthèse rapide de cette diversité iconographique est esquissée, à travers quelques exemples, dans les chapitres qui suivent. Qu’ils soient directement salariés des grandes industries, ou praticiens indépendants recrutés ponctuellement pour photographier les usines et leur cadre urbain, des dizaines de professionnels anonymes ont façonné l’image projetée par la ville industrielle dans l’Amérique du tournant du siècle. Face à cette réalité massive, les efforts de praticiens tels que Lewis Hine, principal photographe du Survey, ont sans doute été insuffisants pour modifier immédiatement les conventions établies. David Nye ne suggère pas autre chose lorsqu’il souligne, dans son étude sur l’iconographie industrielle de la General Electric, que la quantité d’images publiées par cette compagnie dans certains de ses journaux internes dépasse, et de loin, le nombre d’images « réformatrices » diffusées auprès du public américain par The Survey Graphic, descendant direct de The Survey.288 L’étude très complète de Nye démontre que dans l’élaboration d’une image industrielle cohérente, engagée dès la fin du 19e siècle par General Electric, les moyens déployés et la diffusion des photographies à un public « captif » (les employés de l’entreprise) ont sans doute permis d’imprimer de manière relativement efficace les représentations officielles des grands groupes industriels.

Le travail de David Nye, qui porte sur une société précise et sur la mise en place d’une iconographie fortement codée dans des publications à usage interne, ne permet pas de tirer des conclusions définitives sur les modèles vus et adoptés par ce qu’on pourrait appeler « le grand public ». Toutefois, les modèles de représentation industrielle étaient parfaitement établis, et quasi immuables, dans la plupart des publications susceptibles d’utiliser la photographie au tournant du siècle. Les albums et les périodiques nationaux, dont nous tirerons tous les exemples proposés ici, offrent de la ville industrielle une image extrêmement stable, et à certains égards pas si lointaine du monde de la General Electric. Car les diverses images présentées ici font apparaître une sorte de contamination des représentations urbaines par la toute-puissance de l’usine. Ce mélange des genres est l’un des thèmes visuels récurrents du Survey.

Dans un premier temps, notre étude se concentre surtout sur la forme dominante de la représentation urbaine, c’est-à-dire le panorama : cette vision synthétique et souvent triomphante de la grande ville puise ses sources dans une sorte de « sublime industriel », que nous tenterons de définir, mais aussi dans le rôle traditionnel assigné à la technique et à l’industrie (dont la photographie est l’un des plus brillants rejetons), comme instrument d’exploration et de conquête. La vue panoramique se présente comme la forme conventionnelle du triomphe urbain et industriel sur l’espace américain.

Aux yeux des auteurs du Survey, cette vision omniprésente s’impose par la force des choses, mais sa légitimité reste à démontrer. Le chapitre quatre tentera de suivre les réformateurs, et leurs photographes, derrière les façades sans épaisseur du panorama urbain traditionnel. Il est possible de distinguer au moins trois stratégies récurrentes, dans les six volumes du Survey, visant à rendre une certaine complexité à ce véritable « décor » urbain et industriel. La première revient à en explorer les coulisses. On retrouve ici de nombreux ingrédients du travail de Jacob A. Riis, en 1890, et de celui des muckrakers. Kellogg, on l’a vu, reconnaît s’inspirer de cette tradition journalistique. Il s’agit d’explorer les profondeurs de Pittsburgh, et la photographie permet la révélation d’une « ville noire », d’un monde caché et souterrain qui serait en fait la réalité urbaine, dissimulée par les trompe-l’oeil trop clinquants du panorama industriel.

Cette stratégie de l’exploration atteint toutefois rapidement ses limites. L’iconographie progressiste élabore donc des approches plus subtiles, qui confèrent au panorama une complexité radicalement nouvelle, une espèce de troisième dimension visuelle qui transforme la ville en espace social. Ces formes s’opposent nettement à la seule logique technique et économique, dont le panorama traditionnel est une icône bi-dimensionnelle, simplificatrice et généralement optimiste. Quelques exemples de cette reconstruction photographique du paysage industriel permettront de préciser les modalités de cette dimension visuelle caractéristique du Survey.

On s’intéressera enfin à une troisième stratégie de redéfinition photographique de la ville industrielle. Cette approche joue de l’une des composantes essentielles du panorama urbain, la photographie de type « monumental ». Lorsque les gratte-ciel ou les bâtiments industriels trouvent leur place dans le Survey, leur statut est généralement altéré : loin de tenir lieu de symboles triomphants de l’orthodoxie économique, sociale et culturelle, ces monuments revus et corrigés par la vision progressiste prennent à leur tour une complexité jusque-là totalement insoupçonnée.

A travers ces exemples, le Survey révèle la mise en place d’un regard photographique critique, ou du moins analytique. Cette problématisation du point de vue est une définition possible de l’entreprise chapeautée par Kellogg : le Survey, en effet, vient faire concurrence aux représentations proposées par la forme traditionnelle, encore bien vivante au début du siècle, des albums photographiques. Au-delà même des clichés eux-mêmes, considérés individuellement ou en courtes séries, il faut en effet se demander comment l’imagerie du Survey, prise en compte dans sa globalité, permet de proposer un regard inédit sur la ville. Cette iconographie foisonnante, répartie entre six ouvrages quelque peu hétéroclites, voire ponctuellement incohérents, n’est pas seulement la manifestation visuelle de la nouvelle hétérogénéité spatiale de la ville, ou des ambiguïtés du Progressisme. On doit y voir aussi l’émergence d’une conception moins simpliste de ce qu’est réellement un ensemble urbain, en même temps que la critique d’une certaine forme de lyrisme photographique, consacré depuis le 19e siècle à magnifier l’espace américain et sa conquête. Redéfinis par le Survey, le panorama urbain et ses totems révèlent l’espace mouvant et problématique du nouveau monde industriel.

Notes
287.

Sekula, Allan, « Photography Between Labor and Capital », in Buchloh, Benjamin H. D. ; Wilkie, Robert, ed., Mining Photographs and Other Pictures, Halifax : The Press of the Nova Scotia College of Arts and Design, 1983, pp. 234-235.

288.

Nye, David E., Image Worlds : Corporate Identities at General Electric, 1890-1930, Cambridge, Mass. ; London : MIT Press, 1995, p. 81. David Nye s’est notamment intéressé à la revue interne Work News, publiée dans les années 20 à destination des ouvriers, et qui bénéficiait de moyens et de capacités de diffusion lui assurant un impact sans doute considérable : « Blue-collar workers received it twice a month. For fifteen years its circulation was larger than that of the New Republic and the Survey Graphic combined [...] It carried many more illustrations than the Survey Graphic and was printed on much better paper than the New Republic. It did not address a general audience but rather was specially edited for each plant. »