B. La photographie et la conquête

Photographier l’essor industriel, revient en quelque sorte à célébrer le succès de la conquête de l’espace américain, et donc, par association, le triomphe de la photographie en tant qu’instrument privilégié des entreprises d’exploration et d’exploitation du territoire américain. Comme le résume Naomi Rosenblum, qui pense surtout à des clichés réalisés dans les années 1860-1880 :

‘« 19th-century photographs of American industry concentrate on depicting the individuals responsible for taming, dominating and bending to their wills [...] the vast virginity of the continent. »307

Pourtant, il ne s’agit pas seulement de faire l’éloge des conquérants, ni d’immortaliser leurs exploits pour en témoigner au fil des pages des livres d’histoire. Sans doute est-ce d’abord la nature technique de la photographie, combinée à la fascination pour la nature américaine, qui définit ce qu’Anne Baldassari a pu appeler les « paysages véhiculaires », esthétique mêlant les dimensions géographique et symbolique. Selon ce modèle, l’appareil photographique est d’abord associé au chemin de fer et, suivant l’avancée de ce dernier, « annexe par métonymie le territoire inconnu au territoire du visible ».308 Il en résulte une esthétique propre à la photographie de paysage américaine, qui mêle le goût pour le pittoresque et la pureté nouvelle des lignes. Mais plus fondamentalement en ce qui nous concerne :

‘« Il en ressort une sorte de ‘métanalyse’ du code technique, et la mise à plat de ses termes élémentaires : la primauté du code visuel-technique sur le code référentiel-pictural ; la notation de l’espace comme signe abstrait, antinomique à l’assimilation culturelle, et dont le seul mode d’appropriation réside dans la prise de vue [...]

Cette phase de la photographie de frontière se poursuit avec des expéditions d’un genre nouveau : expéditions géologiques en vue de localiser les richesses naturelles du pays [...]. Durant cette seconde phase, le nouveau territoire est partagé en espaces-économiques et en espace-nature, avec la création des Parcs Nationaux [...]

La désignation des monts et canyons de ces parcs par les noms des photographes de frontière qui, les premiers, révélèrent leurs natures, est significative de la place qui leur est reconnue dans l’histoire de l’édification du territoire. »309

On ne peut donc se contenter de transposer le « sublime » du 18e siècle à la production photographique du 19e siècle. Même si la fil n’est pas coupé, comme on a essayé de le montrer plus haut, la photographie joue déjà un rôle actif dans la redéfinition de ce qu’on appellera le « paysage », terme qu’il faut comprendre de la manière la plus extensive, non seulement comme un genre pictural, mais plus généralement comme un mode d’appréhension de l’espace. Ainsi représenté, il garde toute sa grandeur. Mais l’utilisation de la photographie permet notamment de répertorier le territoire géographique, et d’en déterminer les utilisations possibles, glorifiant ainsi le sublime naturel dans les Parcs Nationaux tout en recensant les ressources exploitables des régions minières. Sans la photographie, peut-être le « territoire » américain, au sens où le définit Baldassari,310 se serait-il constitué très différemment. Peut-être n’aurait-il jamais été véritablement « conquis ». L’image photographique joue en effet un rôle crucial dans l’appropriation de l’espace : elle explore, mesure, classe, morcelle, partage, et participe ainsi activement à la maîtrise du continent :

‘« [...] la pratique du paysage s’inspire d’une pratique scientifique de la description telle quelle de la cartographie, le dessin d’architecture, la vue géologique et urbaine et l’observation astronomique, qu’elle inspire en retour, pratiques descriptives et taxinomiques dont le but premier est la maîtrise, la conquête et la possession du monde naturel. »311

Ou, pour reprendre la formule lapidaire de Susan Sontag :

‘« To collect photographs is to collect the world.
[...]

To photograph is to appropriate the thing photographed. It means putting oneself into a certain relation to the world that feels like knowledge - and, therefore, like power. »312

On doit sans doute relativiser, comme le fait d’ailleurs Sontag, l’idée d’un « pouvoir » conféré par la seule photographie. Le contrôle du territoire est ici largement symbolique, puisqu’il n’est qu’une « impression » de connaissance. Jean Kempf, de son côté, souligne la « paranoïa » caractérisant ce recours constant à la collection et au catalogue, notamment photographique, pour « marquer son territoire et affirmer sa maîtrise sur le monde ». Cette pratique aurait pour vertu principale de donner aux Américains « le sentiment de bien toujours appartenir à une nation, une et indivisible ».313 La photographie, à nouveau, serait donc affaire d’impression, ou du moins de symbole : pour Alan Trachtenberg, la « possession » photographique de l’Ouest américain est peut-être moins une question de propriété, de contrôle et d’exploitation effective de l’espace, que d’intégration symbolique des régions explorées au sein de la communauté nationale.314 Du point de vue politique, cette dimension paraît confirmée par le fait que le gouvernement fédéral américain a largement mis à contribution la photographie lors des entreprises d’exploration géologique des années 1860-1880, ainsi que l’a montré de manière extrêmement concrète et convaincante François Brunet.315

Ce souci constant de collecter les vues de l’Ouest américain pour tenter de constituer une image du territoire national a aussi pour conséquence, sinon pour but, de célébrer le rôle de la machine dans l’élaboration de ce même territoire. Par sa nature même, la photographie symbolise la transformation d’une nation qui célèbre à la fois son patrimoine naturel, nouveau jardin d’Eden, et sa domination par l’homme et la technique. L’image célèbre et exploite, presque simultanément, les immensités américaines. On reprendra ici la formulation de Jean Kempf, pour qui :

‘« La photographie semblait constituer un point d’entrée idéal dans ce vaste domaine du mythe et de la construction de la nation car elle est, en elle-même, une métaphore opératoire, tant sur le plan structurel qu’historique, de la conquête du continent à l’organisation sociale des Etats-Unis d’Amérique. Née avec l’explosion territoriale de la seconde moitié du 19e siècle, fille de production de masse, outil de maîtrise et de possession du réel, illusion presque idéale de reproduction exacte de ce réel [...] la photographie est l’outil malléable par excellence d’un état de développement du capitalisme industriel. »316

Cette ambivalence constante entre utilitarisme et idéalisme317 permet de comprendre le glissement progressif que nous avons tenté d’analyser plus haut à travers les exemples de River at Night et du texte de Kellogg sur les « forges de l’aube », expressions parallèles d’une re-création de la nature par la technologie. Pour synthétiser une évolution qui n’est évidemment pas linéaire, et qui connaît de nombreux revirements et de multiples variations, on peut donc avancer le schéma suivant : hors quelques espaces préservés (Parcs Nationaux, par exemple) le sublime naturel est dompté par la machine (le train - la chambre photographique) et se voit concurrencé par une esthétisation croissante de la machine elle-même, et surtout de son empreinte sur un « paysage » devenu territoire économique. La prégnance de cette vision dans la photographie semble confirmée, de manière massive, par la production de cartes postales du début du siècle. Selon Michel Deguy, commentant les thèmes de la collection d’Andreas Brown :

‘« Le paysage des pionniers a été irrémédiablement transformé par les cheminées d’usine, les chemins de fer, la publicité. Mais c’est toujours le progrès qui est montré, ou du moins une intégration confiante à la marche du temps. »318

L’hypothèse selon laquelle la photographie consacre l’emprise sans cesse croissante de la technologie et de l’industrie sur le paysage américain, notamment dans sa composante urbaine, semble confirmée par un certain nombre d’images, tirées du Survey et de quelques publications contemporaines. Sur ces photographies, le panorama s’éloigne des représentations spectaculaires du sublime industriel pour proposer l’image d’une ville modelé par l’ordonnancement industriel.

Notes
307.

Rosenblum, Naomi, A World History of Photography, New York : Abbeville Press, 1984, p. 165.

308.

Baldassari, Anne, « Le photographe, la route, le territoire : introduction aux paysages véhiculaires », Cahiers de la Photographie, 14, 1984, p. 10.

309.

Ibid., p. 12.

310.

« Le territoire se définit comme un espace identifié, en voie d’appropriation matérielle ou symbolique, marqué par l’articulation d’un sujet ou d’un contexte. » in Baldassari, Anne, « Editorial », Cahiers de la Photographie, 14, p. 3.

311.

Kempf, Jean, L’oeuvre photographique de la ‘Farm Security Administration’ : quelques rapports entre photographie et société, thèse de doctorat, volume 1, Université Lumière-Lyon 2, 1988, p. 145.

312.

Sontag, Susan, On Photography, London : Penguin Books, 1979, p. 4.

313.

Kempf, Jean, « Posséder / Immobiliser : l’archive photographique de la Farm Security Administration », Revue Française d’Etudes Américaines, Février 1989, p. 52.

314.

Trachtenberg, Alan, Reading America Photographs : Images as History, Mathew Brady to Walker Evans, New York : Hill & Wang, 1989, p. 125.

315.

« Grosso modo, le cumul du poste ‘dépenses photographiques’ entre 1867 et 1879 s’établit dans une fourchette de 125.000 à 250.000 dollars, soit 7 à 14% du budget total alloué par l’Etat fédéral à l’exploration [...] Un tel niveau d’investissement public est sans égal au 19e siècle, considérable pour une activité aussi peu codifiée [...] En résumé, l’Etat fédéral américain apparaît à cette époque comme l’un des plus gros entrepreneurs de photographie du 19e siècle. » Brunet, François, La collecte des vues : explorateurs et photographes en mission dans l’Ouest américain, 1839-1879, thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993, p. 426.

316.

Kempf, L’oeuvre photographique, p. 12.

317.

Voir Durand, Régis, « The archive and the dream », Revue Française d’Etudes Américaines, 39 (Février 1989), pp. 7-8.

318.

Deguy, Michel, L’Amérique au fil des jours - Cartes postales photographiques, 1900-1920, Paris : Centre National de la Photographie, 1983, n.p.